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Lubrizol : les autorités connaissaient le risque d’incendie

Depuis 2014, les documents officiels montrent que les autorités connaissaient le risque d’incendie dans le bâtiment A5 de l’usine Lubrizol. Pourtant, le préfet a laissé l’activité augmenter considérablement sans actualiser les précautions.

« Nous vous tiendrons quotidiennement au courant de l’avancée des divers travaux », a déclaré mercredi 2 octobre en fin d’après-midi le préfet de Seine-Maritime, Pierre-André Durand. Mais malgré les informations distillées par la préfecture et le gouvernement, de nombreuses questions demeurent sans réponse à propos de l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen. Reporterre s’est attardé sur deux questions : L’incendie était-il un risque suffisamment anticipé et pris en compte par l’industriel et les pouvoirs publics ? Quelles pollutions la population doit-elle craindre sur le long terme ?

Les risques d’incendie bien connus depuis 2014

L’incendie de l’usine Lubrizol photographié par une riveraine.

L’origine précise de l’incendie reste encore incertaine. « La vidéosurveillance et des témoins oculaires indiquent que le feu a tout d’abord été observé et signalé à l’extérieur du site de Lubrizol Rouen, ce qui suggère que l’origine du feu est extérieure à Lubrizol et que le feu s’est malheureusement propagé sur notre site », indiquait l’entreprise dans un communiqué daté du lundi 30 septembre. Les déclarations de Lubrizol, mais aussi les photos de l’incendie, indiquent que c’est notamment le bâtiment A5, où les produits sont mis en fûts et stockés, qui a été touché par le feu.

Plan de l’usine Lubrizol de Rouen.

Romuald Fontaine, secrétaire de la CFDT Chimie-Energie de Haute-Normandie, a recueilli le récit des débuts de l’incendie auprès du délégué CFDT du site, qui travaillait dans la nuit du 25 au 26 septembre, quand le drame s’est produit : « Il a été le premier à constater qu’un feu s’était déclenché, derrière le bâtiment d’enfûtage et de stockage - le bâtiment A5 - le long du mur mitoyen avec l’entreprise voisine, Normandie Logistique. La seule chose qui pouvait brûler à cet endroit, ce sont des palettes. A ce moment-là, de plus, une pluie fine tombait. Le feu s’est propagé dans les bâtiments. Là, un système anti-incendie, qui se déclenche en fonction de la chaleur et libère de la mousse, a fonctionné. Mais il semble qu’il n’ait pas suffi... »

Le risque d’incendie lié à la présence de palettes était clairement identifié dans le Plan de prévention des risques technologiques (PPRT) de l’usine, publié en 2014.

C’est le seul passage où le document évoque les risques spécifiques au sein du bâtiment A5. Pourtant, la fiche Seveso, qui résume les risques identifiés sur le site, elle, s’y attarde : "L’incendie le plus important pouvant avoir lieu sur le site est un incendie du bâtiment où est effectuée la mise en fût des produits fabriqués. Des effets pour la santé pourraient alors être ressentis autour du bâtiment", y lit-on. La fiche ajoute que la probabilité d’un incendie touchant les installations est évaluée "au maximum à une fois tous les 10.000 ans". Mais selon plusieurs experts des risques technologiques interrogés par Reporterre, la sous-estimation de risques par les industriels est fréquente dans ces fiches Seveso. La possibilité d’un incendie de palettes, et du bâtiment A5 avait donc été identifiée. Pourtant, le système de sécurité incendie n’a pas empêché que deux hectares soient détruits par les flammes. Était-il donc suffisant ? Aurait-il dû être renforcé ?

L’usine est classée « Seveso seuil haut », le plus haut degré de dangerosité pour un établissement industriel, depuis 2009. Une étude de danger avait alors été réalisée, et finalisée en 2010. Mais depuis dix ans, aucune nouvelle étude de ce type n’a été réalisée. Pourtant, il semble que l’activité de l’usine ait augmenté ces dernières années de façon conséquente. En 2014, l’enquête publique menée pour valider le PPRT indiquait que l’usine comptait 200 salariés. D’après les informations diffusées dans la presse et confirmées à Reporterre par la CFDT, l’effectif a aujourd’hui doublé, atteignant 400 travailleurs. Et en janvier et juin 2019, la préfecture autorisé l’augmentation de capacité de l’usine - pour 1.598 tonnes - sans nouvelle étude environnementale ni de danger. Cette croissance de l’activité n’aurait-elle pas justement exigé une nouvelle évaluation des risques ?

Une enquête est en cours pour déterminer l’origine de l’incendie. "Une unité spéciale de la gendarmerie s’est rendue sur le site dès le lendemain de l’incendie", a indiqué le préfet. "Je rappelle que Normandie Logistique est également touché et qu’il faudra déterminer d’où est parti le feu."

Quels produits toxiques, outre la dioxine ?

L’usine Lubrizol de Rouen en mai 2014.

Autres questionnements, ceux concernant la toxicité des fumées dégagées par l’incendie. 5.253 tonnes de produits chimiques ont brûlé, nous apprenaient les documents mis en ligne par la préfecture mardi 1e octobre au soir. « Le point chaud de l’incendie est monté à 1.200°C, il est difficile de dire quelles réactions chimiques et quels molécules sont produites à cette température », estime Romuald Fontaine. « Des substances corrosives, irritantes, nocives, cancérogènes, narcotiques, très dangereuses pour l’environnement aquatique ont été dispersées sur les sols de l’usine, les voiries urbaines, la Seine et dans l’atmosphère », s’alarme de son côté l’association environnementale Robin des bois, promettant de réaliser rapidement une analyse fine de la liste des produits. L’association Générations Futures va dans le même sens, relevant la présence de « nombreux produits contenant des substances suspectées d’être toxiques pour la reproduction, cancérogènes ou toxiques pour certains organes ou par inhalation », ainsi que des « substances toxiques pour l’environnement », ajoutant qu’« il est à ce stade impossible de savoir ce que sont devenues ces substances, en mélange, lors de la combustion [et qu’] il n’est pas exclu qu’une partie d’entre elles aient pu se déverser dans l’environnement. »

En particulier, il existe un risque important de contamination de l’environnement à la dioxine, un perturbateur endocrinien ultratoxique et cancérogène. « Les dioxines se forment quand des produits et substances chlorées sont consumées dans une plage thermique allant de 200 à 800°C, explique à Reporterre Jacky Bonnemains, de Robins des bois. Or, dans la liste des produits présents dans l’usine que nous avons analysée, il y avait des solvants chlorés. Le gouvernement ne nie d’ailleurs pas ce risque. »

La préfecture, assistée par l’Ineris (Institut national de l’environnement industriel et des risques), a fait le point mercredi 2 en fin d’après-midi sur les analyses effectuées et à venir. Concernant la dioxine, six prélèvements sur des lingettes ont été analysés, a-t-il été dit. Un prélèvement témoin a été fait en un lieu où le panache de fumée n’est pas passé. Les cinq autres prélèvements ont été effectués en des points exposés aux fumées. Parmi eux, deux prélèvements ont donné des taux de dioxine trois fois plus importants que celui du prélèvement témoin. « Les résultats actuels ne permettent pas d’écarter une pollution à la dioxine, mais indiquent qu’elle serait pour l’instant faible », selon le représentant de l’Ineris. La dioxine présente un danger principalement lorsqu’elle est ingérée, donc via l’alimentation. Les autorités estiment donc avoir pris les mesures adéquates de précaution en consignant les productions agricoles possiblement exposées aux suies et fumées. 900 exploitations agricoles sont concernées par ces restrictions, selon le préfet. Afin de savoir si ces productions agricoles ont été contaminées à la dioxine, « 150 prélèvements ont été effectués, les résultats sont attendus pour la fin de semaine », a-t-il précisé. Les mesures devraient notamment permettre d’évaluer le risque à long terme.

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