Liu Xia, poétesse par-delà le silence, la dépression et la mort
- Publié le 05-10-2019 à 10h52
- Mis à jour le 05-10-2019 à 18h18
L’artiste chinoise est mise à l’honneur, sur scène, dans le cadre des Midis de la poésie. Depuis leur rencontre dans les années 1980, le destin de Liu Xia s’est trouvé indissociablement mêlé à celui de son mari, Liu Xiaobo, épousé dans un camp de travail en 1998. Signataire de la Charte 08 - manifeste appelant à des réformes démocratiques en Chine -, prix Nobel de la paix en 2010, condamné à 11 ans de prison pour "subversion", le militant pacifiste n’a été libéré en 2017 que pour mourir à l’hôpital d’un cancer en phase terminale.
On aurait bien tort toutefois de réduire Liu Xia à "la femme de…". Mise à l’honneur dans le cadre des Midis de la poésie (1), Liu Xia, 58 ans, est une artiste à part entière : on la connaît poétesse, peintre et photographe - dont la série sur les poupées au visage torturé incarne de manière criante la souffrance et la claustration dans lesquelles elle et son mari ont vécu tant d’années sans renier leurs convictions. Liu Xia, réfugiée en Allemagne depuis 2018, a été placée pendant huit ans en résidence surveillée, dans un isolement qui l’a plongée dans une dépression profonde. Elle n’exerçait aucune activité politique, mais vouait un amour indéfectible à Xiaobo, avec lequel elle entretenait une correspondance.
"Elle a utilisé son talent dans ses échanges, particulièrement bouleversants, avec son mari. Ils témoignent d’un vrai amour profond et d’un vrai amour de la littérature", éclaire la sinologue Marie Holzman, l’une de ses traductrices en français. "Les deux poètes avaient une approche littéraire très différente. Le style de Liu Xiaobo est très littéraire au sens chinois du terme, avec utilisation des caractères allusive, ce qui le rend difficile à comprendre. Liu Xia n’a jamais été comme cela. Alors qu’elle appartenait à un groupe très échevelé qui faisait de la poésie un peu nébuleuse, elle a toujours eu un côté très descriptif. Sa poésie est assez simple, assez directe, très agréable à lire."
Dans ses vers, il y a de sa vie avec et sans son homme ; sa présence, son absence. "Il revenait de temps en temps mais il a passé, dans leur vie commune, quatre périodes de prison", rappelle Marie Holzman. "J’avais rêvé d’être ta compagne…/ Mais quel genre de maison serait capable/De te retenir/Alors que les murs risquent de t’étouffer ?", demande Xia dans Vent pour Xiaobo.
Correspondance sans réponse
Lorsqu’elle a découvert l’existence de Liu Xia, Catherine Blanjean, touchée, a pris la plume : elle lui a adressé des lettres, restées en suspens quelque part sur la route de la Soie et rassemblées en un recueil, Liu Xia, lettres à une femme interdite, publié chez François Bourin. L’actrice Laurence Vielle a rencontré à son tour l’œuvre de la poétesse réduite au silence - "j’ai tout de suite été bouleversée" - et lui a prêté sa voix. "Qu’on ait fait taire une poétesse pendant presque dix ans, qu’elle n’ait pas eu le droit de faire sortir ses poèmes, cela m’a très fort touchée. Ceux qu’on a réussi à avoir, elle les dictait lors de rares moments où elle a pu avoir des conversations téléphoniques, raconte-t-elle. Il y a beaucoup de désespoir dans ses poèmes, c’est une femme qui n’arrive plus à rester debout, qui est prête à s’effondrer. Elle est épuisée de cet enfermement, moralement, physiquement."
Laurence Vielle, qui, avec le musicien Vincent Granger et l’autrice Catherine Blanjean, propose la lecture-spectacle Autour de Liu Xia, Femme interdite, a eu "vraiment envie de transmettre la beauté de sa poésie". "Elle a des traits d’une femme d’aujourd’hui, qui a continué à aimer son mari par-delà les murs, par-delà les prisons, qui reste d’une fidélité et d’un amour absolus. Elle lui parle déjà de sa mort alors qu’elle est encore vivante, elle lui parle d’un amour au-delà de la mort, au-delà de tout ce qui sépare. C’est une artiste contemporaine, simple, dénudée, essentielle."
Si, aujourd’hui, Liu Xia a gagné en liberté de mouvement, sa parole reste muselée. Son départ pour l’Allemagne s’est fait sous la condition qu’elle garde profil bas ; l’avenir de son cher frère cadet, Liu Hui, bloqué en Chine, reste suspendu au silence, encore, de sa sœur.
(1) "Autour de Liu Xia, femme interdite", mardi 8 octobre 2019 de 12h40 à 13h30 au Théâtre des Martyrs. Spectacle suivi d’une table ronde, de 14 h à 15 h, avec Laurence Vielle, Catherine Blanjean, la traductrice de Liu Xia Marie Holzman et le coordinateur Chine d’Amnesty International Philippe Givron. La représentation se fera aussi au Musée L à Louvain-La-Neuve le 10 octobre à 12h45 et à la Maison de la poésie de Namur le 9 octobre à 20h.