Antisexisme : “Nous avons oublié de mettre à jour le logiciel éducatif des garçons”

La journaliste Aurélia Blanc s’est interrogée sur la possibilité d’éduquer les jeunes garçons en les tenant à l’écart des stéréotypes masculins imposés par notre société patriarcale. De cette réflexion est né “Tu seras un homme – féministe – mon fils !”, un brillant manuel d’éducation antisexiste.

Par Julia Vergely

Publié le 06 octobre 2019 à 10h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h45

«Comment faire pour élever des fils pas trop sexistes, dans un monde où tout les incite à se glisser dans les draps bien chauds du patriarcat ? » Autrement dit, comment laisser la liberté à des petits garçons d’être eux-mêmes, sans qu’ils soient ensevelis sous une avalanche de stéréotypes ? Aurélia Blanc, féministe et journaliste à Causette, s’est posé ces questions alors qu’elle était enceinte de son premier enfant… et qu’elle savait qu’il ne serait pas une fille. La jeune mère se lance alors dans des recherches pour comprendre la « fabrique des hommes » et tenter de trouver solutions et outils pour repenser une éducation masculine trop peu remise en question. Son « manuel d’éducation antisexiste pour des garçons libres et heureux », publié en octobre 2018 sous le titre Tu seras un homme – féministe – mon fils ! (Marabout), est un immense succès depuis un an. Il se révèle être l’ouvrage parfait pour remettre les choses à plat et réfléchir, sereinement, à ce que peuvent être les petits garçons d’aujourd’hui, et les hommes de demain.

Le titre de votre livre détourne une injonction quasi proverbiale en y ajoutant un adjectif, « féministe », assez provocateur. Était-ce voulu ?
Le choix a fait débat. Au départ, je ne tenais pas à mettre le mot « féministe » dans le titre, je voulais que le livre puisse parler à des gens qui ne se revendiquent pas spécialement féministes. Je me disais que ceux qui ont des idées peut-être un peu arrêtées, ou une frilosité par rapport au terme, allaient être bloqués. Je ne sais pas si tel a pu être le cas. Le titre a été un choix de l’éditeur. Et, en même temps, on m’a dit qu’au moins on savait directement de quoi ça parlait !

Depuis un an, quelles ont été les réactions ?
Il y en a eu beaucoup sur les réseaux sociaux à la sortie du livre. J’avais annoncé la publication sur Facebook, et cela a été énormément partagé… notamment par des groupes antiféministes ! Je me suis donc pris des hordes d’internautes très virulents. J’ai quelques amis, essentiellement des mecs, pas très sensibilisés à la question, qui ont pu me dire « ah oui, quand même ! C’est un peu clivant le mot féministe ». Mais globalement je m’attendais à bien plus de réactions négatives. C’est sans doute plus simple de sortir un livre avec ce titre-là aujourd’hui qu’il y a dix ou quinze ans.

“Les filles peuvent être comme des garçons, mais l’inverse est terrifiant pour beaucoup”

Que signifie pour vous élever un garçon antisexiste ?
Quand je parle de garçon antisexiste, je n’entends pas forcément quelqu’un qui sera militant, même si ce serait formidable. Ce choix-là lui appartiendra, évidemment. Non, j’imagine un garçon qui ait conscience d’évoluer dans une société encore inégalitaire dans des tas de domaines. Un garçon qui deviendrait un homme se posant des questions, peut-être un homme qui n’aura pas, ou pas trop, de comportements nourris par la masculinité toxique ambiante. Qui n’avancerait pas dans cette société en étant lui-même ultra-dominateur ou en n’ayant absolument pas conscience de ses privilèges et du fait que le corps et la vie des femmes sont dominés.

Vous écrivez : « Nous avons oublié de mettre à jour le logiciel éducatif des garçons », contrairement à celui des filles. Comment expliquez-vous la nécessité de révolutionner l’éducation des garçons aujourd’hui ?
C’était une de mes grandes interrogations quand j’ai entrepris l’écriture de ce livre. J’avais l’impression de savoir assez clairement ce que j’aurais dit à une fille mais aussi d’avoir beaucoup d’outils à disposition, comme des ouvrages ou des albums jeunesse qui s’adressent directement aux filles sur les questions du féminisme. Et, à l’époque où j’ai cherché pour les garçons, il n’y avait rien – je pense que les choses ont un peu évolué depuis, mais c’est très récent. C’est assez révélateur : on ne pense pas à interroger la fabrique des hommes, on ne pense pas à renouveler l’éducation des garçons. Dans le champ féministe, on a beaucoup centré les choses sur les filles, ce qui est assez compréhensible, mais c’est aussi le cas dans le reste de la société. Il est acquis que les filles doivent rattraper leur « retard » et rejoindre les garçons. Les filles peuvent être comme des garçons, mais l’inverse est terrifiant pour beaucoup.

Pourquoi est-il largement admis aujourd’hui, et même valorisé, qu’une fille puisse jouer à des jeux de garçon et pas l’inverse ? Vous écrivez que beaucoup de parents pensent que le rose ou une poupée peut avoir une incidence sur l’orientation sexuelle de leur enfant…
Je suis frappée par la persistance de ces idées-là. Elles ne sont pas répandues seulement dans un certain milieu, chez des gens peu éduqués ou profondément sexistes. Non, elles sont très largement partagées, et je crois que le nœud du problème est là. Pour moi, lutter contre ces préjugés est très important. Tant qu’on inculquera aux garçons – et indirectement aux filles – que certains jouets ne sont surtout pas pour eux, que ça pourrait les « rendre » homosexuels, faire d’eux des « sous-hommes », ça ne pourra pas aller. En bout de course, cela montre un rapport au féminin et au masculin, un rapport aux femmes et à l’homosexualité très problématique. Cette idée qu’il y a des choses pour les filles et d’autres pour les garçons est très difficile à déboulonner, en particulier chez les hommes adultes d’aujourd’hui qui ont été socialisés dans ce schéma précis et le perpétuent. Il y a parfois une peur panique à laisser un garçon jouer à la poupée.

Alors que, je vous cite : « Jouer à la poupée c’est bon pour la santé (et pour l’égalité). […] la seule chose qui pourrait leur arriver… c’est de devenir un jour des pères impliqués ! »
Oui ! La poupée ne représente aucun « danger » ! C’est un jeu d’imitation comme un autre, que tous les petits ont envie de pratiquer, au même titre que la cuisine, le bricolage, le ménage… Les remarques de certains adultes vis-à-vis de ces activités quand elles sont faites par un garçon sont terribles.

Quais de Seine. Juin 2017.

Quais de Seine. Juin 2017. Photo : Thierry Ardoui / Tendance Floue

“La réalité, notamment biologique, fait de la virilité un idéal inatteignable et chaque époque connaît une prétendue crise de la masculinité.”

Vous dites qu’il n’est pas question d’interdire des choses, mais qu’il est plutôt nécessaire d’ajouter des possibilités éducatives…
Oui, c’est l’idée. J’avais un questionnement à ce sujet, n’ayant pas vraiment de modèle en matière éducative – j’ai un frère, mais je n’ai pas de parents particulièrement féministes, nous avons été élevés sans que cette question se pose vraiment. Je me demandais comment les parents féministes affirmés avaient fait. Faut-il interdire des choses ? Ce n’est pas mon optique. Il faut comprendre que ces petits garçons, à qui on interdit finalement énormément de jeux ou d’activités sous prétexte qu’ils ne sont pas pour eux, sont privés de toute une partie du monde et de la société. L’idée est donc d’ouvrir ce champ et d’ajouter des possibles. Jouer au foot et à la poupée. Sans distinction. Et aussi permettre les amitiés filles-garçons, ce qui est parfois plus compliqué qu’on ne pense ! Beaucoup de parents inscrivent cela directement dans un rapport de séduction ou de conquête. « Alors c’est ton amoureuse ? » ou encore « Attention à ta fille, mon fils arrive ! ». Ce sont des phrases qu’on entend très souvent, à propos de très jeunes enfants. Je trouve ça terrible. Il est très difficile de faire bouger ce genre de comportement, mais utile parfois de simplement souligner le problème, par exemple en inversant le propos : si on dit « rangez vos fils, ma fille débarque au parc ! », tout de suite, on trouve ça super bizarre. Ce sont des choses qui me choquent beaucoup.

Qu’est pour vous la masculinité ?
Il existe mille façons d’être un homme. Il n’y a pas une seule définition de la masculinité. La virilité traditionnelle et classique en propose une très codifiée : la puissance physique, la force morale et la puissance sexuelle. Trois piliers qui sont les mêmes depuis des millénaires…

Virilité qui, vous l’écrivez dans votre livre, n’est qu’un idéal et a toujours été en crise…
Oui, c’est ce que la philosophe Olivia Gazalé explique dans son ouvrage Le Mythe de la virilité. La réalité, notamment biologique, fait de la virilité un idéal inatteignable et chaque époque connaît une prétendue crise de la masculinité. « Les hommes, c’était mieux avant », « à mon époque c’était des hommes, des vrais ! ». On retrouve ce genre de propos dans certains textes depuis l’Antiquité ! Donc quand aujourd’hui on veut nous faire croire que les avancées des femmes et les mouvements féministes auraient tout foutu en l’air… Comme si, en quarante ans, on avait bouleversé des millénaires ! Non, cette représentation fantasmée de la masculinité a toujours été en crise.

Comment valoriser ce que vous appelez une « masculinité apaisée » ?
Le rôle des pères, quand ils sont présents, compte pas mal. Mais la réaffirmation des masculinités multiples doit aussi passer par une volonté publique, politique : plus la société condamne le harcèlement de rue, par exemple, ou l’homophobie, plus on montre que ces comportements ne sont pas tolérables (et que ce ne sont pas eux qui feront de vous un homme), et plus on pourra vivre dans une masculinité apaisée. On doit repenser la culture populaire, l’éducation, les politiques publiques… c’est un vaste chantier. Ivan Jablonka, qui vient de publier Des hommes justes (Seuil) sur cette problématique de la masculinité, semble très confiant : selon lui, dans quelques décennies, il y aura des générations d’hommes justes. J’espère qu’il a raison ! Mais on s’attaque ici au fondement de quelque chose qui est à la fois très universel et profondément ancré. Cependant, j’ai un peu d’espoir : quand les pères demandent l’allongement du congé paternité, indirectement, ce sont des choses qui font bouger les représentations des masculinités.

“Quand on parle de sexualité adolescente, on ne se soucie que des filles ! On a peur pour les filles, rarement pour les garçons, c’est très frappant.”

Cela commencera-t-il quand on autorisera les petits garçons à exprimer leurs sentiments ?
Un sociologue, qui a travaillé sur l’apprentissage de l’amour chez les enfants, montre que les garçons sont massivement découragés de s’intéresser aux choses de l’amour et au sentiment amoureux, et plus encore d’exprimer ce qu’ils ressentent. Quand ils le font, bien souvent, c’est parce que des pères ont pris le temps de parler de sentiments avec leurs garçons. Il faut aborder le sujet comme quelque chose de normal : il est normal d’avoir des sentiments, des relations amicales et amoureuses, des émotions. C’est là, je pense, que les hommes, les pères, peuvent vraiment faire quelque chose, mais pour beaucoup d’entre eux cela sous-entend remettre en question cette éducation traditionnelle, qui dit qu’« un homme ça ne pleure pas ».

Vous montrez aussi que les garçons sont souvent délaissés quand il s’agit d’éducation sexuelle… Pourquoi ?
Quand on parle de sexualité adolescente, on ne se soucie que des filles ! On a peur pour les filles, rarement pour les garçons, c’est très frappant. C’est bien connu, elles tombent enceintes toutes seules, elles font l’amour toutes seules, elles se font violer toutes seules… et prennent la pilule pour elles-mêmes. Sauf que non ! On vit dans une société où les garçons sont complètement irresponsabilisés, alors qu’il y a un véritable enjeu à parler d’éducation sexuelle et de consentement aux garçons. Tout comme les éduquer aux problématiques des filles : la contraception, les règles, les violences sexuelles… Il faut arrêter de tout laisser reposer sur les seules épaules des filles et impliquer les garçons dans cette histoire, ils ont un rôle très important à jouer.

En conclusion de votre livre, vous exprimez l’importance d’être pragmatique plutôt que dogmatique.
Ce livre n’est pas tout à fait un manuel, il présente surtout une réflexion sur le sujet, avec des propositions d’outils pratiques. Les parents sont assaillis d’injonctions éducatives, bien souvent contradictoires, selon qu’on penche davantage vers les neurosciences, la psychologie ou autre… L’idée n’est donc pas ici d’être dogmatique, y compris sur le plan féministe : on compose, on fait aussi comme on peut dans une société qui évolue sans cesse, avec des enfants qui grandissent, qui ont leur personnalité propre… Être dogmatique serait sûrement contre-productif. Soyons pragmatiques et malins !

À LIRE

Tu seras un homme – féministe – mon fils !, d’Aurélia Blanc (Marabout, 15,90 €)

 

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