Anna Politkovskaïa : "Je dois raconter ce que j’ai vu..."

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Anna Politkovskaïa : "Je dois raconter ce que j’ai vu..."

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Le 16 octobre 2002, la journaliste Anna Politkovskaya, du journal Novaïa Gazeta de Moscou, reçoit à New York un prix du Courage en journalisme présenté par l'International Women's Media Foundation (IWMF)
Le 16 octobre 2002, la journaliste Anna Politkovskaya, du journal Novaïa Gazeta de Moscou, reçoit à New York un prix du Courage en journalisme présenté par l'International Women's Media Foundation (IWMF)
© AFP - Stan Honda

Connue pour sa critique virulente de l'action de Vladimir Poutine, de la dégradation des libertés et de la violation des droits de l'homme dans le conflit tchétchène, Anna Politkovskaïa a été assassinée il y a 13 ans.

Ses enquêtes sur les violations des droits de l’Homme en Tchétchénie et ses critiques contre Poutine l'avaient rendue célèbre, et elle l'aura payé de sa vie : Anna Politkovskaïa avait été retrouvée morte dans l'ascenseur de son immeuble le 7 octobre 2006, il y a tout juste 13 ans, par l'une de ses voisines. Le tueur et ses complices, filmés par des caméras de surveillance, la suivaient depuis plusieurs jours. La journaliste était filée et mise sur écoute par le FSB, Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie.

En mai 2003, sur France Culture, la journaliste dissidente s'était livrée au micro de Jean Lebrun dans l'émission "Pot au feu" au sujet de son engagement à propos du conflit tchétchène. Elle venait de publier Tchétchénie, le déshonneur russe (Buchet/Chastel).

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Anna Politkovskaia dans l'émission Pot au feu, 12 mai 2003

29 min

La seconde guerre de Tchétchénie, conflit le plus violent qu'aient connu l'Europe et l'ex-URSS depuis la Seconde Guerre mondiale, a débuté en août 1999 par une intervention de l’armée russe pour repousser un groupe d’extrémistes islamistes venus de Tchétchénie. En riposte, l'aviation russe bombardait Grozny au mois de septembre de la même année...

Dans cette interview, Anna Politkovskaïa commençait par répondre à une question sur le peu de considération que lui portaient certains dans la communauté journalistique :

Moi je suis journaliste, et ça m’est un peu égal, comment on m’appelle, et comment on me traite. Mon affaire est très simple : je dois raconter ce que j’ai vu. [...] S’il y a des gens qui ont des griefs, c’est à la vie qu’il faut les adresser, aux événements, pas à moi. Mon problème est de faire comprendre à mon gouvernement ce qu’il se passe réellement en Tchétchénie, maintenant je ne sais pas par quel biais agir. Si par exemple à travers mes livres l’opinion publique occidentale et notamment les Français comprennent ce qui se joue là-bas et font des pressions sur Poutine que, paraît-il, le gouvernement français adore... que grâce à cela Poutine comprenne ce qui se trame, eh bien je considérerais que ma mission est accomplie. Moi je ne me fâche pas facilement, je suis une personne adulte et endurcie, tout ça ça ne compte pas. Ce qui compte, c’est qu’il faut arrêter cette guerre.

La journaliste était effectivement vouée aux gémonies par nombre de ses concitoyens russes pour ce qu'elle rapportait du conflit en Tchétchénie, où elle s'était rendue plus de cinquante fois. Elle ne perdait cependant pas espoir qu'avec le recul, la vérité s'établisse : "Tôt ou tard, il y aura un avenir, les temps changeront, il y aura une révision des événements de la seconde guerre tchétchène et je pense que mon travail aura joué un rôle et sera respecté."

"J’ai vécu exactement ce que la population tchétchène endure. On les arrête. On m’a aussi arrêtée. On les bat. Moi aussi on m’a battue. Mais j’ai le bonheur d’être restée en vie."

Accusée d'avoir "enfreint les règlements en vigueur pour les journalistes", Anna Politkovskaïa fut détenue trois jours durant par les forces russes dans la région de Chatoï, au sud de la Tchétchénie, en février 2001. Elle avait alors été menacée de viol, et de mort.

Elle confiait à Jean Lebrun combien les conditions de vie en Tchétchénie étaient difficiles, évoquant un "degré de misère incommensurable". Elle s'attardait notamment sur le parcours du combattant qu'était la simple quête de l'eau : 

Comment je cherchais de l’eau ? Vous savez malheureusement c’est tout simple : il faut quêter. Aller visiter des petits commandants, de petites unités russes stationnées en Tchétchénie, jouer la comédie et s’humilier devant eux pour avoir droit à un verre d’eau ou à une douche. Parce que c’est quand même très important de ne pas s’abaisser, de rester propre, malgré les conditions inhumaines. [...] J’espère que les Français n’ont pas entièrement désappris la compassion et que même si le degré de leur confort est incomparable avec ce qu’endurent les gens là bas, j’espère qu’ils peuvent quand même comprendre que les Tchétchènes ont droit, comme eux, à des choses aussi élémentaires que l’eau, par exemple. Ce sont des détails comme ça qui peuvent faire comprendre qu’il est absolument impossible qu’en Europe, parce que la Tchétchénie est en Europe, les gens vivent dans des conditions pareilles.

Elle dénonçait la renaissance d'une forme de stalinisme, et la propagande qui piégeait la population civile russe

Dans cette émission, Jean Lebrun interrogeait Anna Politkovskaïa sur sa vision de Voina (signifiant "Guerre"), d’Alexei Balabanov, un film de propagande montrant une "guerre à 100%, sans aucune visée humaniste ou pacifiste", et qui avait grandement séduit le public russe :

Je pense que ce film est sans aucun doute un film idéologique. Je n’ai pas pu le regarder jusqu’au bout parce que j’avais vu suffisamment de flots de sang dans la réalité, et je n’ai pas envie que notre jeune génération s’excite par ces flots de sang. Mais je sais aussi que ce film est extrêmement populaire chez nous, et c’est une tragédie.

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La journaliste dénonçait aussi la violence à l’oeuvre chez les anciens soldats russes qui, rentrés en Russie, lançaient des opérations, des "sorties" contre quiconque leur déplaisait :

C’est typique de notre société, lorsque les soldats ou les officiers qui ont fait la Tchétchénie reviennent dans la vie civile et forment des groupes. Ils cherchent à résoudre leur problème par la seule voie qui leur est connue, qu’ils ont apprise en Tchétchénie, la violence. C’est un énorme problème pour notre société, il n y a eu aucun programme de réhabilitation pour les militaires qui ont fait cette guerre qui dure depuis bientôt quatre ans. L’idéologie prônée par le gouvernement de Poutine est que n’importe quel vétéran de la Tchétchénie est un héros. Or il y a plus d’un million de militaires qui y ont séjourné.

Elle revenait enfin sur la prise d'otages du théâtre de la rue Melnikov, durant laquelle elle avait tenté de jouer un rôle de médiatrice. C'était en octobre 2002, à Moscou : un groupe d'islamistes mené par Movsar Baraïev avait retenu 750 spectateurs de la comédie musicale Nord-Ost au théâtre Doubrovka, pendant trois jours : “Dans mon système de valeur la personne qui saisit les otages et les menace de mort est un bandit, un terroriste. N’essayez pas de m’attraper sur la terminologie, je réponds de ce que je dis", rétorquait-elle à Jean Lebrun qui lui faisait remarquer qu'elle avait qualifié les preneurs d'otages de "terroristes".
Finalement, faisant fi des tentatives de négociation, Poutine avait décidé de donner l'assaut en utilisant un gaz extrêmement toxique qui avait provoqué la mort des membres du commando, mais aussi de nombreuses personnes retenues. La journaliste témoignait de son amertume chez Thierry Ardisson le 23 juin 2014 : "En fait, si je dis qu'on assiste à la renaissance d'une certaine forme de stalinisme ou de néo soviétisme ce n'est pas en vain. En général on dit chez nous que quand on détruit une forêt il y a toujours quelques copeaux qui volent éclat, bon... donc ce qui est important pour nous c'est de montrer que nous sommes une grande puissance, que nous n'allons pas nous agenouiller devant qui que ce soit..."

Enfin, la journaliste dénonçait la puissance des services secrets russes, comme la GRU, le service de renseignement militaire de la Russie très impliqué dans le conflit tchétchène, ou encore le FSB, accusé plus tard par la famille d'Anna Politkovskaïa d'avoir été impliqué dans l'organisation de son assassinat...

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