Livres : À quoi rêve la littérature française d'aujourd'hui ?

Cent ans après Proust, de quel territoire imaginaire sont faits les 336 romans français en lice pour le Goncourt  ? « Vanity Fair » les a (presque) tous lus, d’est en ouest, du nord au sud, de Paris jusqu’à l’empire inca. Par Arnaud Viviant
Darrieussecq cover
Marie Darrieussecq ---- Mantovani / Gallimard / Opale

La rentrée littéraire est une passion française. On lui prend chaque année le pouls. On la pèse car on craint qu’elle ne s’éteigne à petit feu, comme chacune de nos passions. Avec 524 romans annoncés dont 336 français, celle de 2019 sera donc la plus mai­gre­lette depuis vingt ans. Merde alors ! Pas la meilleure façon de célébrer le centenaire du prix Goncourt attribué à Marcel Proust pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, cette pure victoire de la littérature sur elle-même. Selon le président du Syndicat national de l’édition, Vincent Montagne, une des raisons de la contraction du marché du livre est que la précédente rentrée littéraire n’a « pas su pleinement rencontrer les attentes des lecteurs ». Sacré lecteur, on ne savait pas qu’il attendait quoi que ce soit de la littérature, hormis Godot. ­Maintenant qu’on sait, comment le rassasier ?

En commençant par les entrées. Il y a 82 premiers romans cette année. Ce chiffre, c’est le véritable taux de natalité de la littérature française : de nouvelles voix au berceau. Sofia Aouine, par exemple. Dans Rhapsodie des oubliés (La Martinière), l’actuel quartier de la Goutte-d’Or nous est raconté par un môme de 13 ans originaire du Liban, Abad. Et ça cogne fort. Six mois avant les élections municipales, le réalisme lyrique trash de Sofia Aouine pourrait beaucoup plaire et déranger, avec ces fleurs des « jardins partagés des bobos de la rue Poulet » qui sentent la pisse de chien et qu’il « faut laver au robinet pour qu’elles retrouvent une odeur de fleur ». On reste dans le nord-ouest de Paris avec Caroline Calloch, qui, dans Double Peine (éd. TohuBohu) narre les amours déglinguées d’une jeune femme avec un écrivain musicien maudit qui fait (beaucoup) penser à Patrick Eudeline. Puis on se dirige vers la porte de Pantin où se déroulent les excellentes Chroniques d’une station-service d’Alexandre Labruffe (éd. Verticales). Un jeune pompiste fan de série Z et de Jean Baudrillard songe à l’essence du monde et à « la coca­zéroïsation de l’humanité » avant de perdre, près du métro Raymond-Queneau, sa clé USB (objet qui fait ses premiers pas en littérature en devenant aussi le titre d’un roman de Jean-Philippe Toussaint, ce père de Labruffe). En revanche, c’est dans une zone pavillonnaire de province floue que se déroule Protocole gouvernante de Guillaume Lavenant (Rivages). Écrit entièrement au futur et à la deuxième personne du pluriel, ce lent thriller révolutionnaire (les Gilets jaunes ? Oui mais très situationnistes...) nous rappelle que le formalisme n’est pas un vilain mot.

Signe peut-être d’un déclassement social de l’écrivain et à coup sûr d’une hausse des prix de l’immobilier à Paris, on déménage beaucoup ces temps-ci dans le roman français. Dans Une partie de badminton d’Olivier Adam (Flammarion), un écrivain en perte de vitesse est contraint de retourner vivre en Bretagne avec sa petite famille pour des raisons économiques. Auto-­fictionnel, pas bien gai, voire pathétique. Chez Julia Deck (Propriété privée, Minuit), un couple soucieux de « son empreinte environnementale » achète une maison « peu énergivore » dans un « écoquartier » de la banlieue parisienne. Cette comédie sociale troussée comme un petit film français pourrait bien vous ­dégoûter à tout jamais de vous installer à Montreuil, Bagnolet ou Pantin, près de la station-service d’Alexandre Labruffe, ce qui pour le coup serait dommage. Dans La Mer à l’envers de Marie Darrieussecq (POL), une pédopsychiatre aux méthodes de rebouteuse feng shui retourne vivre dans son pays basque natal, avec sa petite famille. Heureusement, l’accueil d’un migrant va fortement la distraire d’un retour aux sources, alors que la nostalgie d’un monde pourrait bien l’emporter. Avec l’écologie et la disparition des espèces (le merveilleux Les Grands Cerfs de Claudie Hunzinger chez Grasset, La Panthère des neiges de Sylvain Tesson, notre nouveau Pierre Rabhi, chez Gallimard), les migrants sont l’autre grand thème de saison. Dans Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert (Sabine Wespieser éditeur), trois voix de femmes subsahariennes s’entremêlent à bord d’un chalutier en route vers Lampedusa. D’après une histoire vraie. En revanche, c’est à bord d’un paquebot en croisière sur la Méditerranée que la pédopsychiatre basque de Darrieussecq va rencontrer Younès, réfugié nigérien auquel elle va lentement s’attacher. D’après une histoire à peu près vraie ?

Il y a des migrants en Bretagne chez Olivier Adam, que l’épouse du narrateur alphabétise et que de petits fascistes martyrisent. Ouin ouin. Il y en a aussi, naturellement, sur le territoire de notre petit Abad chéri de la Goutte-d’Or, ainsi qu’à la gare Saint-Lazare en 2010 dans Cora dans la spirale (Seuil) de Vincent Message. Pour son troisième roman, Message a voulu écrire « sa » Madame Bovary. De nos jours, Emma ne lit plus des romans d’amour. Elle trompe son mari avec une femme (comme chez Olivier Adam, ouin ouin) et aide un sans-papiers malien. Ce bovarysme contemporain ne va pas lui porter chance. Décidément, la classe moyenne souffre beaucoup dans nos romans, mais toujours moins que les migrants, ainsi qu’elle le reconnaît aisément.

Et puis, en dézoomant à fond sur Google Earth, il y a les romans qui jouent gros, qui veulent étreindre un continent tout entier. Impressionnants comme des paquebots à quai, on en compte au moins trois dans cette rentrée, peut-être même quatre. Des uchronies chacune à leur façon, cette tournure d’esprit typique de notre époque, sur laquelle on pourrait s’interroger. Dans Rouge Impératrice (Grasset), la romancière Léonora Miano imagine que, dans cent ans, par un ironique renversement de perspective, l’Afrique, plus africaine et unifiée que jamais, accueille à son tour des migrants européens que l’on appelle les « sinistrés ». Comment va-t-on les accueillir ? Cela vous prendra six cents pages pour le découvrir. On n’achète pas un livre, mais le temps de le lire.

Pour Aurélien Bellanger, Le Continent de la douceur (Gallimard) n’est pas l’Afrique mais bel et bien l’Europe dont, avec la démesure d’un David Foster Wallace français, il entend conter la construction. Une uchronie là encore, où Bellanger imagine la résurrection d’une principauté à la Hergé, au cœur des Balkans, durant la guerre en ex-Yougoslavie, avec l’aide d’un BHL peu ou prou imaginaire opposé à un écrivain nationaliste qui n’est pas sans faire songer à Limonov. En plein euro­scepticisme, Le Continent de la douceur se veut un chant d’amour à la construction européenne, saturé de niveaux de lecture, comme un opéra de Mozart ou une chanson compliquée des Beatles.

L’un des personnages d’Aurélien Bellanger joue à Civilizations, ce jeu vidéo où l’on bâtit des empires, qui donne aussi son titre au nouveau roman de Laurent Binet. L’auteur de HHhH raconte avec moults détails une colonisation inversée où, au XVIe siècle, une troupe d’Incas, menée par le chef Atahualpa, envahirait l’Europe, destituerait Charles Quint et unirait le continent dans la religion du soleil, du sexe et de la paix. Chef-d’œuvre d’imagination rationnelle, Civilizations (Grasset) déploie un à un tous les pouvoirs de la littérature, si bien qu’il mériterait de se voir décerner le prix Goncourt, cent ans après Marcel Proust.