FRANKFURTER ALLGEMEINE SONNTAGSZEITUNG. Madame Breuel, des responsables politiques de l’est de l’Allemagne veulent rouvrir le dossier de la Treuhand [l’organisme de privatisation et de restructuration des entreprises d’État de l’ancienne RDA]. Les comprenez-vous ?

BIRGIT BREUEL. Je comprends parfaitement leur démarche. Mais il faut regarder l’ensemble du processus de transition, et pas uniquement l’histoire de la Treuhandanstalt. Si importante qu’elle fût, la Treuhand n’était qu’un des rouages d’un changement de système difficile, à savoir le passage d’une économie planifiée à une économie de marché. Nous avons besoin en Allemagne d’un grand débat sociétal sur les difficultés que ce changement a entraînées. Et nous avons besoin pour ce faire d’une méthode appropriée.

La Treuhand, c’était la salle des machines de la réunification, le lieu où l’on travaillait – avec plus ou moins de succès – à sa mise en œuvre.

Et on lui associe désormais les bouleversements auxquels les Allemands de l’Est ont dû faire face. Je crois que les Allemands de l’Est se faisaient alors une idée plus simple de la liberté : avec moins de complexité et moins de concurrence. C’est la raison pour laquelle, rétrospectivement, la RDA est souvent perçue comme plus égalitaire.

À l’Est, la Treuhand est considérée comme le “mythe fondateur négatif” de la République de Berlin, pour reprendre la formule de certains chercheurs. Est-ce exact ?

Il fallait exiger énormément des habitants, et c’est ce que nous avons fait, sans aucun doute. Nous n’avions pas le temps de nous préoccuper suffisamment de leurs parcours. Ça a été parfois très dur. Ils ont à l’évidence énormément souffert et nous ont aussi détestés. Ils m’ont aussi détestée. Bien sûr. J’étais un objet de haine dans tout le pays.

Est-ce la raison pour laquelle la démocratie et l’économie de marché sont plus mises à mal à l’Est qu’à l’Ouest aujourd’hui ?

En Allemagne de l’Ouest, la démocratie et l’économie sociale de marché sont arrivées dans un contexte de miracle économique après 1945. En Allemagne de l’Est, à l’inverse, elles sont arrivées après 1989 dans le cadre d’un changement structurel brutal. En Allemagne de l’Ouest, la démocratie et l’économie de marché ont pu être immédiatement associées à une augmentation du niveau de vie. En Allemagne de l’Est, ça n’a pas été le cas. L’introduction de ces deux principes fondamentaux de la République fédérale s’y est accompagnée dans un premier temps de coups de rabot très durs, avec l’effondrement de l’économie et surtout la création de millions de chômeurs.

Helmut Kohl avait promis aux Allemands de l’Est des “paysages florissants”. Pensiez-vous également à l’époque que la restructuration de l’économie porterait plus rapidement ses fruits ?

Quand je suis devenue membre du directoire de la Treuhand, en septembre 1990, nous n’avions guère de temps à accorder à la réflexion. Nous partions littéralement d’une page blanche. La Treuhand, qui était une idée est-allemande au départ, comptait à l’époque 100 ou 200 employés, originaires pour la plupart de l’Est. Elle n’avait pas de structure et aucune information sur les milliers d’entreprises dont elle était désormais responsable, depuis sa création en mars 1990. Nous n’avions pas assez de chaises dans les bureaux et pas de téléphone. Au début, nous passions notre temps à courir à la cabine téléphonique de la porte de Brandebourg. Le 1er juillet 1990, l’union monétaire est entrée en vigueur [le Deutsche Mark, monnaie de la RFA, devient également la monnaie des cinq Länder de l’Est]. Les entreprises devaient verser les salaires en Deutsche Marks, ce qu’elles ne pouvaient pas faire. Tous les matins à partir de 6 heures, les chefs d’entreprise nous demandaient comment ils étaient censés procéder. La plupart d’entre nous, moi comprise, restions de 6 heures à 7 heures dans les bureaux chaque matin – sans cela, ce n’était pas viable. Il fallait répondre aux gens, ou au moins les écouter. C’était le moins que l’on pût faire.

Réaliser l’union monétaire si tôt n’était-il pas une mauvaise idée ? Après tout, comme vous le dites, la plupart des entreprises se sont retrouvées en situation de cessation de paiements du jour au lendemain.

1990, c’était l’année de la politique – et l’union monétaire fut une décision politique. Je ne me suis jamais exprimée publiquement sur le sujet. Pour autant, je me disais à l’époque que c’était une bonne décision, et je le pense toujours aujourd’hui. Parce que cela envoyait un message crédible aux Allemands de l’Est, qui les incitait à rester à l’Est. Sans le Deutsche Mark, l’émigration de l’Est vers l’Ouest aurait été beaucoup plus massive qu’elle ne l’a été.

Quelles étaient vos responsabilités au sein du directoire de la Treuhand ?

Dans un premier temps, je dirigeais les 15 antennes installées dans les anciens chefs-lieux de district et à Berlin-Est. Elles avaient la responsabilité de toutes les entreprises qui comptaient moins de 5 000 salariés à l’époque. Avec le temps, ce sont devenues de petites Treuhand qui s’occupaient d’un peu tout ce qui se présentait : les privatisations, les restructurations, les liquidations… Elles organisaient aussi la municipalisation et la vente des biens fonciers.

À cela s’est ajouté un accroissement considérable des effectifs de la Treuhand.

Nous cherchions désespérément des gens. Surtout de l’Ouest, évidemment, parce qu’ils savaient ce que l’économie de marché et la concurrence impliquaient pour des entreprises. J’ai commencé par nommer de nouveaux chefs d’agence. Ils étaient envoyés dans leur agence dès le lendemain, accompagnés chacun d’un expert-comptable, pour voir ce qui s’y passait. Ils faisaient état de situations parfois dramatiques et d’une pagaille indescriptible. Certains bureaux étaient vides, beaucoup d’employés étaient partis. Il n’y avait pas de moyens de communication, de toute manière. Les chefs d’agence ont vraiment débarqué en terra incognita. À Berlin, nous avons commencé à recenser nos entreprises et surtout à dresser un état des lieux, dans un premier temps.

La plupart des postes clés de la Treuhand ont été confiés à des Allemands de l’Ouest. Est-ce à partir de ce moment-là que l’Ouest a commencé à faire main basse sur l’Est ?

C’est ce qu’on entend souvent : dès que nous autres, les Allemands de l’Ouest, avons mis le pied dans la Treuhand, les richesses de l’Est ont été livrées à l’Ouest. C’est une vision totalement erronée des choses. Les 230 milliards de Deutsche Marks, ou 110 milliards d’euros, de pertes qu’avait enregistrées la Treuhand [à sa dissolution] en 1994 sont restés à l’Est. À quoi il faut ajouter les investissements de l’Ouest – à hauteur de plusieurs

[...]

Propos recueillis par Inge Kloepfer
Lire l’article original