Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

ReportageAgriculture

Lubrizol : la vie suspendue des agriculteurs

Depuis l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen, les agriculteurs dont les terres ont été polluées par le nuage de fumée vivent dans l’inquiétude. Empêchés de commercialiser leur production, ils attendent avec appréhension des résultats d’analyses que les autorités devraient publier vendredi 11 octobre.

  • Pays de Bray (Seine-Maritime et Oise), reportage

Comme chaque jour à 5h du matin, jeudi 26 septembre, Jean-Marc trayait ses vaches en écoutant la radio. Il écoutait France Bleu Haute-Normandie, la station locale, et son édition spéciale « Lubrizol en feu ». Le jour se levait, la traite s’achevait. Sortis de l’étable, l’éleveur et son fils ont vu « des flaques d’eau avec de l’huile en périphérie ». Ils se sont dit qu’un véhicule devait fuir. Pareil pour la flaque suivante. Le pays de Bray est à 30 kilomètres de Lubrizol à vol d’oiseau, et à ce moment-là, Jean-Marc ne faisait pas le lien.

Quand Jean-Marc Morel aperçoit ces traces noires sur son tas de ballots de paille au petit matin, il comprend : elles sont l’une des premières conséquences de l’incendie de Lubrizol.

En fin de matinée, il a reçu un texto de la chambre d’agriculture, comme Pascal Hénache, à 10 km de là, à Sommery. Le maraîcher de la ferme de la Cavée refait le film près de sa cheminée.

Le jeudi 26, 11 h 50 : Incendie Lubrizol. Nous vous conseillons de garder un maximum de preuves de ces retombées. Nous reviendrons vers vous ultérieurement. »

Second message en début d’après-midi :

Rentrer autant que possible les animaux, limiter le pâturage, suspendre les opérations d’ensilage pour ne pas stocker de matière polluée. »

Éleveurs et agriculteurs ont reçu de nombreux courriels de recommandations de la chambre. Des experts leur ont rendu visite. Certaines n’étaient pas prévues. Une semaine après l’incendie de Lubrizol, deux agents « très pressés » ont ainsi débarqué chez Pascal en pleine après-midi. « Ils avaient une fiche avec plusieurs agriculteurs dessus. Il y avait tous les copains dedans, mais tous n’étaient pas cochés. » Les deux fonctionnaires de la direction départementale de la protection des populations ont prélevé 6 kilos de poireaux et de choux avant de s’en aller. « Analyses », ont-ils seulement lâché.

La vie s’est comme arrêtée dans certaines exploitations 

Dans les 110 communes de Seine-Maritime de la zone interdite, la vie est suspendue à ces résultats. Ils seront communiqué vendredi 11 octobre : les sols contiennent-ils des dioxines, qui sont des perturbateurs endocriniens cancérigènes ? Les éleveurs et les agriculteurs pourront-ils à nouveau commercialiser leur production en fin de semaine ? Un arrêté préfectoral le leur interdit depuis l’incendie.

La vie s’est comme arrêtée dans certaines exploitations. « On en profite pour faire des petits travaux, mais on a dû proposer le chômage partiel (chômage technique) ou des vacances à nos dix salariés », raconte Lucie Engérant, de la ferme du Louvicamp. Ailleurs, le travail doit se poursuivre comme avant, ou presque. Jean-Marc Morel continue la traite de ses vaches, comme d’habitude, mais un soir sur deux, à 19 h, il ouvre les vannes de sa citerne et regarde, patiemment, les mains dans les poches de sa polaire, le liquide immaculé s’écouler par le siphon. Ce lundi 7 octobre, il répète ce nouveau rituel pour la cinquième fois depuis l’incendie. L’opération dure trois quarts d’heure. Jean-Marc Morel doit tout nettoyer après. C’est 3.500 litres à chaque fois pour deux jours de production. Près de 1.300 euros s’écoulent dans la fosse à purin. « Certains n’ont pas cette solution et épandent le lait dans la plaine, directement. Ils n’ont pas le choix ! Ils ne peuvent pas le stocker ! »

L’éleveur de vaches laitières Jean-Marc Morel regarde le tableau qui recense la quantité de lait qu’il a dû jeter depuis l’incendie.

Jean-Marc Morel accepte le principe de précaution. Il a mis ses 70 vaches à l’abri, comme la préfecture l’a réclamé, mais il puise deux mois plus tôt que prévu dans ses réserves de nourriture pour l’hiver.

Ça fait drôle, cette sensation d’être complètement impuissant 

« Habituellement, c’est plein, tout ça et là, il n’y a rien ! » Les cagettes de la boutique de Pascal Hénache sont à moitié vides. « On devait afficher samedi dernier le N-1, mais on ne l’a pas mis à cause de cette histoire. » Il est à un an tout juste de la certification AB agriculture biologique »). Il y a quatre ans, à deux doigts de l’épuisement professionnel des 40 ans, l’ancien commercial pour un sous-traitant d’Airbus a vendu ses belles voitures, remis tous ses crédits à zéro et troqué son lotissement pour un corps de ferme dans le pays de Bray. Aujourd’hui, il vend uniquement ses légumes à la ferme et dans des paniers Amap, il travaille la terre avec son âne Chaussette et la Kassine, un outil de traction léger dont il ne se lasse pas d’expliquer le fonctionnement.

Chaussette, Pascal et la Kassine.

Mais en arrière-plan, des traces de « suie » persistent au pied de ses tunnels, malgré plusieurs jours de pluie. L’eau est aussi tombée le jour de l’incendie. Quand il a frotté les feuilles de ses choux avec un mouchoir, le tissu a fini « noirâtre », « marron ». Sébastien Levacher, l’un de ses amis, a fait le même constat : « Il y a la pollution visible et invisible et on a envie de savoir ce qu’il y a vraiment eu dans notre sol, que l’on soigne chaque jour depuis plusieurs années. D’un seul coup, ça arrive au-dessus de notre tête et ça tombe du ciel. Ça fait drôle, cette sensation d’être complètement impuissant. On veut savoir ce qui s’est réellement passé, et ce que l’on va faire de cette terre. »

« D’un seul coup, ça arrive au-dessus de notre tête et ça tombe du ciel », dit Sébastien Levacher.

Le paysan a décidé de prélever lui-même des échantillons de feuilles de légumes et de terre — « dehors et sous la serre, pour pouvoir comparer ». Il veut des analyses indépendantes pour repérer les dioxines, les analyser s’il y en a, mais aussi rechercher « un spectre large » de l’ensemble des substances chimiques connues. Il va les transmettre à un chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qu’il connaît.

Objectif des analyses de Sébastien : étendre le plus largement possible le spectre des polluants recherchés, « car dans ce domaine, on ne trouve que ce qu’on cherche ».

« Avec Lubrizol, on a réalisé que l’on était dans le sens du vent et que l’on se prenait donc toute la merde invisible le reste du temps ! » 

Depuis quinze ans, les petits producteurs sont de plus en plus nombreux dans le pays de Bray. Au milieu des grandes plaines de maïs et d’élevage dédiées à la production de lait, ils rachètent les vieilles fermes d’agriculteurs partis à la retraite, en friche. Sébastien a repris l’exploitation de son père il y a 15 ans. « Je pense à tous mes amis, arrivés ici pour construire des projets à échelle humaine, pour défendre des valeurs de respect du monde rural, mais, maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? »

Le ministre de l’Agriculture, Didier Guillaume, en visite à Rouen lundi 30 septembre, a déclaré : « Les agriculteurs touchés par cette pollution sont des victimes et vous serez indemnisés comme des victimes. Les coupables seront condamnés et l’État vous accompagnera ! » Dans combien de temps ? Sébastien Levacher a déjà reçu plusieurs annulations de réservation de ses gîtes. Au-delà des cultures, l’image touristique et la réputation des produits de la région sont remises en question.

La « suie » est encore présente à la base des serres plus de 10 jours après l’incendie et malgré la pluie, qui n’a cessé de tomber.

À une douzaine, les agriculteurs ont décidé de créer un collectif d’entraide. Ils n’arrêtent pas de s’appeler et d’échanger depuis plusieurs jours. Difficile de peser quand on est seuls face aux institutions, aux labels et d’avoir toutes les informations nécessaires pour remplir les demandes d’indemnisations. Ensemble, ils partagent les frais d’avocat et comptent porter plainte pour faire valoir leurs droits.

Ophélie Degraeve fait partie de cette assemblée. Elle vit à 1 km de chez Sébastien. Tous les deux ont pris l’habitude de s’entraider au quotidien. Les terres d’Ophélie étaient envahies de ronciers quand elle est arrivée. Mais les bocages et la biodiversité « exceptionnelle » l’ont convaincue. Nichées au creux d’un vallon, ses serres n’ont pas été aussi visiblement touchées que d’autres par ces dépôts noirs. Elle s’inquiète plus globalement : « Avec Lubrizol, on a réalisé que l’on était dans le sens du vent et que l’on se prenait donc toute la merde invisible le reste du temps ! » Ophélie se rappelle bien de l’odeur d’œuf pourri du mercaptan, ce composé odorant soufré, qui avait fui sur le site de Lubrizol en janvier 2013. D’autres, comme Sébastien, pensent à la Shell, l’ancienne raffinerie de Petit-Couronne, et à ses retombées de suie dans les jardins de la banlieue rouennaise. « On sait que l’on a une épée de Damoclès au-dessus de la tête, dit Ophélie. On pense à Lubrizol, mais aussi aux centrales nucléaires de Penly et de Paluel pas loin. » Et de relativiser : « J’ai pas de crédit sur le dos, j’ai de la chance, je vais pas en souffrir comme Étienne. »

« Aujourd’hui, on est obligé de se demander si nos sols sont durablement pollués à la dioxine et aux métaux lourds » 

À sept ans de la retraite, Étienne Lurois n’a qu’une idée en tête : transmettre. Hermine, sa fille de 23 ans, est prête à s’associer avec d’autres jeunes producteurs pour fonder une coopérative et diversifier les activités de la ferme cidricole biologique. Ils sont six jeunes à préparer la suite. Mais, depuis bientôt deux semaines, le futur de Marcotte, ses 200.000 euros de chiffres d’affaires et ses trois employés sont menacés. C’est en ce moment qu’ils doivent récolter les pommes. S’il ne peut pas transformer sa production et la vendre, Étienne devra mettre la clé sous la porte.

Sur l’exploitation de 15 ha d’Étienne Lurois, les pommes ne pourront pas attendre indéfiniment d’être transformées.

« Si on perd notre label bio, c’est pareil, c’est une année à zéro puisqu’on fonctionne uniquement avec ce réseau de distribution. Et, en même temps, pour la bonne image de la bio, je pense que c’est une position à tenir. » Se retirer du label ? « Oui. Je me sentais assez loin pour être protégé mais aujourd’hui, on est obligé de se demander si nos sols sont durablement pollués à la dioxine et aux métaux lourds. »

Pascal Hénache n’arrête pas d’y penser. Hélène, sa femme, et lui se sont concertés. S’ils devaient renoncer au label biologique ? « On partirait. »


  • Regarder notre reportage photographique

Fermer Précedent Suivant

legende