Vertiges de l’amour

Gustav Klimt, Le baiser ©Getty
Gustav Klimt, Le baiser ©Getty
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Une exposition sur l’amour vient de s’ouvrir au Palais de la découverte. Elle croise les approches scientifiques et artistiques de ce sentiment qui a déjà fait couler beaucoup d’encre…

« L'amour, c'est donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas ». Dans cette célèbre formule, Jacques Lacan évoquait le rôle du fantasme dans la relation amoureuse, et la mystérieuse alchimie de la rencontre. Aujourd’hui, les approches conjuguées de la psychologie, des neurosciences et de la sociologie lèvent un coin du voile sur ce mystère. L’hebdomadaire Le 1, partenaire de l’exposition au Palais de la découverte, est consacré à ce sujet. Pour Aurore Malet-Karas, docteure en neurosciences et sexologue, notre inconscient reste attaché au mythe platonicien de l’âme sœur : deux moitiés qui se sentent incomplètes et en sont réduites à se chercher l’une l’autre. 

Ainsi nos fantasmes occidentaux, dépeints dans la littérature et au cinéma, continuent d’être alimentés par l’idée que l’amour est synonyme de fusion, d’une réciprocité totale et absolue des sentiments.

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Et de passer en revue les ressemblances mais aussi les différences dans le fonctionnement neuronal des deux sexes. Trois molécules président à l’amour et au désir : l’ocytocine, la vasopressine et la dopamine. Cette dernière « est un neuromodulateur crucial pour le plaisir, les récompenses et les addictions ». Elle est sécrétée pour « renforcer la mémorisation d’un stimulus plaisant », en l’occurrence le plaisir d’embrasser l’être aimé qui est ainsi encodé, et elle est libérée en quantité dans la relation sexuelle, surtout au moment de l’orgasme. L’ocytocine, découverte en étudiant les mécanismes de l’attachement entre la mère et l’enfant lors de l’allaitement, est quant à elle l’« hormone du lien ». Elle favorise aussi la relaxation musculaire et associée à la vasopressine, qui régule les fonctions rénale et cardio-vasculaire, elle déclenche le sentiment de bien-être et de détente en présence de l’être aimé. Voyons l’orgasme : « chez les deux sexes, deux régions se désactivent : le cortex préfrontal, impliqué dans les facultés de raisonnement cognitif complexe et les amygdales, qui orchestrent le traitement des émotions. Cette désactivation couplée permettrait le lâcher-prise ressenti lors de l’orgasme. » 

Le cœur a ses raisons

Et maintenant les différences : la testostérone en particulier. Dix fois plus présente chez l’homme que chez la femme, elle est bizarrement désactivée chez lui au début de la relation, alors qu’elle est boostée chez les femmes. Conclusion provisoire : celles-ci auraient plus de désir dans les premiers temps. Une forme de "rééquilibration", en somme, le temps du coup de foudre mais pour les hommes on voit bien à quel genre de petits arrangements avec soi cela correspond : il s’agit alors de se faire « tout beau, tout nouveau, tout gentil », bref, de donner ce qu’on n’a pas à celle qui, à ce moment là, n’en veut pas…

La sociologue Marie Bergström décrit dans l’histoire des mentalités les « progrès en amour assez lents » des guerriers appliqués. L’influence des sites de rencontre sur l’homogamie – le fait de rencontrer des partenaires de même environnement social et culturel – la fait doucement évoluer vers l’hétérogamie. Avec cette conséquence de replier sur la sphère privée ce qui était de l’ordre des relations sociales : la rencontre au café, au travail ou en vacances. « On se connecte depuis chez soi, on peut rencontrer quelqu’un depuis son salon », seul et à l’abri des regards.

David Sander, directeur du Centre suisse en sciences affectives à l’université de Genève, évoque l’émergence de ce nouveau champ de recherches, qui s’intéresse aux émotions d’un point de vue pluridisciplinaire. L’amour est typiquement un objet pour ces sciences affectives car « il nous dispose à ressentir plus intensément toute une palette d’émotions ». Dès l’Antiquité grecque, des distinctions entre différentes formes d’amour étaient formulées, qui restent pertinentes : Éros (l’érotisme ou la passion amoureuse), Agapè (l’amour du prochain ou l’amour désintéressé) et Philia (l’amitié ou l’amour pour les siens). Aujourd’hui, la recherche « s’intéresse à des processus liés à ces notions, notamment ceux qui relèvent de l’amour passionnel, mais aussi de la tendresse, de la compassion, de la bienveillance ou encore des styles d’attachement ». Même la dispute distingue ceux qui s’aiment de tous les autres, en tant que poursuite passionnée d’une conversation perpétuelle.

Dans Le Dictionnaire des émotions qui paraît aujourd’hui chez Zulma, Tiffany Watt Smith parle aussi de l’amour, pour insister sur la difficulté à le dire, malgré les innombrables tentatives littéraires ou philosophiques. L’historienne de la culture évoque paradoxalement l’amour courtois, « à l’origine de bon nombre de nos codes amoureux ». Les troubadours « chantaient leur désir ardent pour des êtres inaccessibles » et c’est parfois un soupir qui l’exprimait le mieux. « Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour », écrivait Platon dans Le Banquet. Ce qui nous ramène à Lacan…

Par Jacques Munier

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