Édith Piaf : de petite chanteuse des rues à parolière de ses tubes

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Édith Piaf : de petite chanteuse des rues à parolière de ses tubes

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Photo de la chanteuse française Edith Piaf, prise à Paris dans les années 1955
Photo de la chanteuse française Edith Piaf, prise à Paris dans les années 1955
© AFP

Édith Piaf est morte il y a 60 ans. Saviez-vous qu'elle était l'autrice des paroles de 87 de ses chansons, dont celles de "La Vie en rose" et de l'"Hymne à l'amour" ? Des textes évocateurs de sa vie de femme, d'abord dépendante, puis libre au point de parler d'amour avec une sincérité presque crue.

Voilà soixante ans ce mardi 10 octobre 2023 que la vie n'est plus tout à fait du même rose sans "la môme Piaf", son timbre grave, sa gouaille et son beau vibrato. Si on la connaît comme une interprète incontestée, on sait trop peu qu'Édith Piaf a souvent été sa propre parolière. Enfant de la balle, elle connaît pourtant une enfance délaissée et souvent rudoyée, peu propice à l'instruction. D'abord élevée par ses grands-parents maternels (la légende dit que sa grand-mère, ancienne montreuse de puces sauteuses, mettait du vin rouge dans les biberons de la petite fille), elle est ensuite confiée à sa grand-mère paternelle et à son mari. Tous deux gèrent une maison close.

L'âge venu, Édith fréquente l'école communale, mais sans beaucoup d'assiduité : "Elle a tout juste le temps d’apprendre des rudiments de lecture et d’écriture ", écrit son biographe, le journaliste Robert Belleret  (Vivre pour chanter , Gründ, 2015). Car lorsqu'elle a sept ans, son père, contorsionniste-antipodiste, l'entraîne avec lui sur les routes. Il est d'ailleurs le premier à faire chanter la petite fille, envisageant le profit qu'il pourrait en tirer. Et ça marche !

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À 25 ans, une faute à chaque mot, à la fin de sa vie, des imparfaits du subjonctif

Comment en est-elle venue à s'emparer de la plume, jusqu'à écrire les textes de 87 de ses chansons ? Cela reste un mystère. Sa correspondance de 1936 témoigne de son quasi illetrisme. "C’est vrai que lorsqu'on regarde une lettre de Piaf à 25 ans, ce n'est pas une faute d’orthographe par ligne, c’est à tous les mots… Et à la fin de sa vie, très courte, elle emploie des imparfaits du subjonctif. On l’entend dans les chansons : elle mélange des formules pour montrer qu’elle connaît les mots, et beaucoup d’expressions populaires, comme des sortes d’exclamations ", témoigne Serge Hureau, chanteur, metteur en scène, et directeur du Hall de la chanson, à Paris. Il raconte comment Piaf, qui jusqu'en 1940 chantait exclusivement les chansons des autres, a peu à peu gagné en autonomie jusqu'à être capable d’écrire ses propres textes qui, "même s'ils ne sont pas tout de suite de parfaites réussites, tiennent la route " :

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C'est timidement qu'elle écrit d'abord, offrant ses chansons à d’autres chanteuses.

"Cette exclusivité d’artistes de la chanson qui seraient des auteurs-compositeurs-interprètes, ça n’apparaît qu’avec les années 1950. Et là, on a une femme qui jusqu’aux années 1940, va chanter des chansons écrites par des hommes, des chansons qui mettent en scène, on appelle ça des chansons réalistes. En fait, on pourrait dire que Piaf est la dernière réaliste", explique Serge Hureau.

Parmi ses premières chansons, deux tubes

Parmi les chansons de son crû figurent deux de ses plus grands succès : "La Vie en rose", écrite en 1945 à une terrasse de café, et l'"Hymne à l’amour", écrite en 1949 et inspirée de son amour pour le boxeur Marcel Cerdan.

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On doit aussi à ses débuts d'auteur une "chanson un peu simpliste " intitulée "Je ne veux plus laver la vaisselle" : "Elle est peu connue, mais très drôle. Comme son titre l’indique, c’est une chanson un peu féministe, une incitation à la libération de la femme épouse ", indique Serge Hureau, avant d'évoquer aussi trois chansons "un peu jazzy " écrites pour Yves Montand, avec qui elle a partagé une intense histoire d’amour et dont elle a fait en moins de deux ans une formidable vedette. Piaf écrit aussi une bonne dizaine de chansons pour Théo Sarapo, son dernier compagnon, mais qui ne restent pas dans les mémoires.

Mais comment a-t-elle pu passer de l'illettrisme à l'écriture de chansons à succès ? "La seule explication qui vaille à mon avis c’est qu’elle s’est tellement immergée dans ce métier de la chanson, avec un tel perfectionnisme, qu’elle a appris les ficelles, comment se construisaient des couplets, des refrains, la mélodie, la manière de mettre en valeur tel ou tel mot… ", avance Serge Hureau. Était-elle aussi motivée par une envie de s’approprier entièrement son œuvre ? Peut-être, mais son biographe Robert Belleret suppose plutôt qu'elle a ainsi cherché à s'extraire définitivement d'une jeunesse et d'un début de carrière où elle a été beaucoup soumise et exploitée, de son père, à son premier coach , Raymond Asso.

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"Franchement, tu gueules"

"Raymond Asso n’était pas complaisant. Il lui a dit : 'Le jour où tu voudras travailler, tu viens me voir. Parce que franchement tu gueules. Est-ce que tu as déjà écouté du blues ?' Et c’est une chose qui va énormément la poursuivre, cette idée du blues. Parce qu’il y a ce jazz qui naît dans les années 30, pour les Français. Elle, elle est plutôt cataloguée accordéon, chanson populaire… Le jazz, ça a un certain raffinement, mais tous les gens raffinés l’ont aimée. Cocteau, grand amateur de jazz, l’a poussée à écrire", relate Serge Hureau.

Edith Piaf et Jean Cocteau (années 40)
Edith Piaf et Jean Cocteau (années 40)
© Sipa

À l'époque, il était d'usage de passer un examen à la SACEM pour devenir auteur. Édith Piaf le tente, et l'obtient à sa deuxième tentative, en 1944.

Raymond Asso l'a surtout formée à l'art de l'interprétation. Mais elle vivait avec lui et il lui écrivait des chansons : "On peut penser qu’ils en discutaient, qu’elle demandait telle ou telle modification, qu’elle mettait son grain de sel. Et puis elle a appris la manière de faire sans doute, en le voyant écrire au jour le jour", explique Robert Belleret.

Parallèlement, un autre personnage joue un rôle clef dans la naissance de Piaf parolière : Jacques Bourgeat, un fin lettré, avec qui elle entretient une riche correspondance entre 1936 et 1959.

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La si chère thématique du désir

"C'est l'amour qui fait rêver" pour Piaf. Elle écrit ses premières chansons en compagnie de son amie Marguerite Monnot, qui compose les musiques. Pour Serge Hureau, c'est pour raconter sa vie de femme qu'elle prend la plume : "Elle parle d’elle, de l’amour, mais de l’amour au sens du désir, pas seulement du cœur. Il y a une chanson qui date de 1941 et qui s’appelle "J’ai dansé avec l’amour". C’est une très belle chanson qui a un côté jazzy. Piaf, c’est exactement ça ! Elle veut que l’amour soit parfait. C’est pour ça même, qu'elle sait l’arrêter. Elle sait arrêter les relations quand il le faut, et c’est ça que racontent ses chansons."

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"Elle parle de sexualité, disons-le, c'est de ça dont elle parle : "Je t’ai dans la peau ", des choses comme ça… Je crois que c’est très fort, que c’est sa particularité. N'oublions pas que c’est une fille qui a grandi dans un bordel", souligne Serge Hureau.

Et pourtant, la chanteuse est toute petite (1 m 47 !), tout de noir vêtue, portant souvent un crucifix autour de son cou, et elle ne chante jamais de chansons joyeuses : "Elle sait que ça marche la misère en France, elle sait qu’il faut apitoyer, elle a beaucoup joué de ça. Elle est croyante, il y a pour elle une espèce de Providence comme ça. Sa force, c’est ce contraste justement ", affirme Serge Hureau.

La chanteuse française Edit Piaf se détend dans sa chambre d'hôtel le 2 novembre 1948 lors de son récital de chansons au cabaret new-yorkais Le Versailles
La chanteuse française Edit Piaf se détend dans sa chambre d'hôtel le 2 novembre 1948 lors de son récital de chansons au cabaret new-yorkais Le Versailles
© AFP - Lopez

Un style Piaf ?

Pour autant, existe-t-il un "style Piaf" ? Est-il facile de distinguer une chanson écrite par elle, d’une chanson simplement interprétée par elle ? Non, pour Robert Belleret, qui estime que Piaf est malgré tout restée dans un certain moule, hérité de l'univers "poisseux, poissard " de Raymond Asso. Ce sont des chansons «  Je t'aime/ Moi non plus », jamais de la poésie éthérée. "

D'autre part, pour Robert Belleret, l'écriture de Piaf a évolué au gré de ses rencontres : Cocteau ("Ils s’écrivaient, ce n’était pas de grandes lettres, c’était des petits mots, mais il y avait une vraie amitié "), Prévert, que Montand lui a présenté, puis de multiples rencontres aux États-Unis ("Tout Hollywood est passé dans sa loge ") : "Tout ça, ça fait évoluer quelqu’un, donc son écriture est devenue plus fluide, plus aisée. Elle n’est pas devenue pour autant un poète majeur, il ne faut pas se raconter d’histoires. C’est resté une faiseuse de chansons honnêtes, avec deux ou trois chefs-d’oeuvres."

Quant à Serge Hureau, il estime que s'il y a un "style Piaf", il s'est "détérioré un peu " au cours de sa vie, perdant de sa jeunesse.

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"Les femmes à l'époque, on leur demande de chanter les mots des autres"

Forte de quelques grands succès comme parolière, pourquoi Piaf est-elle alors seulement connue comme interprète ? La chose est un peu inévitable, pour Robert Belleret, pour de simples raisons sociologiques : sans les médias, le bouche à oreille était seul responsable du succès des chanteurs, et des chansons. L’interprète comptait donc davantage.

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Serge Hureau est moins indulgent avec la societé de l'époque : "Moi, je crois que c’est la misogynie qui fait que c’est comme ça. À l'époque, on parlait peu des œuvres de femmes, d'ailleurs ce n'est pas forcément propre à son siècle. Moi aussi je croyais il y a dix ans qu’elle n’en avait presque pas écrites. Les femmes à l'époque, on leur demande de proférer des mots sur la scène, de se présenter, d’être des sortes de mannequins, et de chanter les mots des autres."

Piaf en 1950
Piaf en 1950
© Maxppp

Piaf est connue d’un bout à l’autre du monde, et son oeuvre a également traversé le temps : "Il n’y a pas beaucoup d’exemples de stars planétaires datant de cette époque. Je ne sais pas si l’on se rend compte que c’est du niveau des Beatles, ou de Michael Jackson, mais alors bien avant ! ", souligne Serge Hureau.

La majorité des 87 chansons qu'elle a écrites n’ont pas eu de succès. Et pourtant, elle est l'auteur des deux chansons qui lui ont rapporté le plus d’argent, l'"Hymne à l’amour" et "La Vie en rose".

D'après Serge Hureau, ses textes participent à son succès, presqu'au même titre que sa voix et sa musicalité. Celle que Cocteau qualifiait de "bouche d'ombre " savait incarner, et même perfectionner les textes des autres : "Elle parle de l’amour, de ce qui lui arrive, mais avec une virtuosité très grande, et ça touche énormément les gens. C’est le mélange des deux qui va toucher ."

Même si pour lui, Piaf doit d'abord sa popularité au fait qu'elle sentait la musique de manière très forte, "et la musique, c'est vraiment international : ce n’est pas par les mots, les gens ne comprennent pas le français. Elle a chanté dans une espèce d’anglais, dans plusieurs langues, mais comme ça, elle apprenait les choses phonétiquement."

Suite aux attentats de Paris du 13 novembre 2015, Piaf a été convoquée à de nombreuses reprises dans les différents hommages internationaux (Céline Dion a chanté l'"Hymne à l'amour", tandis qu'à la télévision américaine, le journaliste et humoriste John Oliver évoquait lui aussi la chanteuse).

La rémanence de son œuvre ? Pour Serge Hureau "ça s’explique parce qu’elle l’a voulu, ça ne lui est pas tombé dessus. Elle a bossé. Elle est née plus ou moins dans la rue. Quand on dit qu’aujourd’hui qu'elle est connue dans le monde entier, on parle toujours de l’Amérique d’abord. Pourtant à l’époque ils n’ont pas voulu d’elle, et elle s’est battue pour les convaincre. Elle a accepté des choses qui viennent d’eux, elle a commencé à rentrer dans l’esprit du blues."