Où va la forêt française ? Enquête sur les racines du mal.
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La forêt française dans la tempête : malaise social, réchauffement climatique, perte de diversité

Par Cellule investigation de Radio France

Enquête | Depuis le début des années 2000, les agents de l'Office national des forêts vivent très mal les conséquences de la réforme de l'établissement. Ils dénoncent une logique financière déjà largement à l'oeuvre dans la forêt privée.

L’Office national des forêts a du mal à équilibrer ses comptes et souffre d'un malaise social depuis le lancement d'une réforme après la tempête de 1999. Depuis sa création en 1964, l’ONF est passé de 15 000 à 9 000 employés et plusieurs suicides l'ont profondément affecté il y a quelques années.

─ Malaise social à l’ONF

"Nous on cultive la forêt. On ne vend pas des machines à laver !" Daniel Pons est entré à l’ONF il y a 42 ans. C’est dans les années 2000 que ce forestier installé dans les Pyrénées-Orientales commence à s’intéresser de près aux souffrances psychosociales à l’ONF. "C’est à partir de ce moment-là que l’organisation de l’Office bascule, explique Daniel Pons. On passe du temps long du forestier au temps court du marché."

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"Une forêt de merde"

"Après la tempête de 1999, les agents étaient complètement assommés, raconte le président du syndicat SNUPFEN-Solidaires, Philippe Berger. La direction a profité de ce moment de traumatisme pour lancer sa réforme.

Une réorganisation du travail doublée d’une baisse des effectifs qui va avoir des conséquences délétères en interne. "C’est l’époque où les institutions publiques sont bouleversées par la doctrine du New Public Management, décrypte, Antoine Duarte, docteur en psychologie et spécialiste de la santé au travail. Il faut appliquer les méthodes du privé aux services publics pour améliorer la performance et la rentabilité. On va gérer l’État comme une entreprise."

En 2014-2015, Antoine Duarte a recueilli la parole de forestiers de l’ONF dans le Sud-Ouest de la France. Certains agents lui confient leur "honte", leur "souffrance éthique", "l’impression de détruire leur travail en participant à la construction d’une forêt de merde ou d’une forêt papier-palette qui va à l’encontre de leur sens moral", relate Antoine Duarte.

"On ne peut pas dire que la forêt est surexploitée et qu’on s’est lancé dans une approche productiviste avec comme seul objectif la rentabilité, répond l’actuel directeur général par intérim de l’ONF, Jean-Marie Aurand. Les volumes vendus en millions de mètres cubes sont en baisse constante."

"Un monde de requins"

Depuis sa création en 1964, l’ONF est passé de 15 000 à 9 000 employés. Si les fonctionnaires sont toujours majoritaires, leurs effectifs diminuent au profit des salariés de droit privé. "Dans les années 90, on entre dans le monde industriel, le commerce mondialisé, un monde de "requins" où il faut faire sa place pour survivre, témoigne le secrétaire général du syndicat EFA-CGC, Gilles Van Peteghem. Ce n’est pas dans les gênes du forestier."

Au début des années 2000, plusieurs suicides vont profondément affecter l’ONF.

"L’augmentation de la charge de travail et la perte de sens du métier constituent un cocktail explosif. Les suicides sont des drames qui se voient mais qui représentent le sommet de l’iceberg, celui de la souffrance au travail." Philippe Canal représentant de l’intersyndicale à l'ONF.

Selon les syndicats, 48 suicides se sont produits entre 2005 et 2019. Selon l’actuelle direction de l’ONF, le dernier suicide officiellement reconnu comme étant lié à l’activité professionnelle remonte à 2015.

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4 min

"On ne se suicide pas à l’ONF"

En avril 2012, un rapport commandé par l’ONF parle d’"une situation préoccupante" et de "facteurs de risques sur le plan psychosocial" en lien avec "la nouvelle organisation mise en place et le management par objectifs".

Selon les syndicats de l’ONF, la direction de Christian Dubreuil (à la tête de l’ONF entre juillet 2015 et janvier 2019) contribue à tendre encore plus la situation en interne. Dans un document, ses méthodes sont qualifiées de "destructrices" par les syndicats.

Le 28 juillet 2017, le représentant du syndicat EFA-CGC transmet un "Mémento confidentiel à l’attention personnelle" du ministre de l’Agriculture, Stéphane Travert, dressant la liste de tous les faits reprochés par les syndicats au directeur général de l’ONF. Il restera sans réponse.

Auditionné le 21 mars 2018 par la commission des affaires économiques du Sénat, Christian Dubreuil, alors directeur général de l’ONF, affirme que désormais "on ne se suicide pas à l’ONF. […] C’est une crise qui a eu lieu en 2011, en pleine réduction d’effectifs, explique-t-il. Quatre agents patrimoniaux [gardes forestiers] se sont suicidés. Au même moment, c’était le problème de France Télécom, tout ceci a été traité médiatiquement et a créé une crise grave à l’Office. Le fait de reparler périodiquement des suicides à l’Office pèse singulièrement sur le moral des cadres, des fonctionnaires et des salariés."

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Lors de cette audition, Christian Dubreuil avait également évoqué "une sorte de ‘syndrome Idéfix’, qui porte à considérer que couper un arbre c’est détruire un être vivant."

Pour cet ancien inspecteur du travail qui a dirigé l’Agence des espaces verts de la région Île-de-France, l’ONF est avant tout "une entreprise publique". Son statut d’EPIC (Établissement public à caractère industriel et commercial) justifierait "que l’ensemble du personnel soit de droit privé, à l’exception du directeur général et de l’agent comptable" de l’ONF " (voir le Rapport 2018 de la mission d’appui à l’ONF sur les ressources humaines).

Contacté, Christian Dubreuil a décliné notre demande d’interview.

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L'ONF, un service public qu'on abat ?

De cause à effets, le magazine de l'environnement

58 min

Des "managers zélés"

"Je vois beaucoup d’analogies entre ce qui se passe à l’ONF et la situation à La Poste, dans les hôpitaux ou encore à France Télécom", confie le psychiatre spécialiste de la souffrance au travail Christophe Dejours (récemment cité comme témoin au procès de France Télécom et de son PDG Didier Lombard), qui a longuement travaillé sur le sujet. Il s’agit de la volonté d’instaurer une méthode de domination qui passe par une certaine méthode d’organisation du travail. Et pour ça, il faut des managers zélés. Dans les forêts, c’est la même chose !"

Une problématique qui semble toujours d’actualité. Le 10 avril 2019, un courrier d’un médecin du travail révélé par La Lettre A lance l’alerte sur "les situations de souffrance majeure au travail", du personnel, au siège même de l’ONF. "L’ensemble de ce contexte appelle, à mon sens, une prise de conscience de la Direction générale sur les graves dangers humains, professionnels et juridiques, voire judiciaire, qui résultent de cette situation", écrit le médecin du travail dans ce courrier que nous avons pu consulter.

La direction actuelle de l’ONF affirme prendre le sujet au sérieux, sans "déni". "Nous faisons preuve d’une transparence totale, explique le directeur général par intérim, Jean-Marie Aurand. Nous avons doublé le nombre de responsables santé – sécurité et d’assistantes sociales. Quant au dernier suicide répertorié comme professionnel, un suicide de trop, il remonte à 2015." Concernant l’alerte récente du médecin du travail sur le siège de l’ONF, "des mesures correctives ont immédiatement été prises" assure Jean-Marie Aurand.

Cette alerte "suggère que toute l’organisation de l’ONF est gangrénée par le New Public Management et ses effets délétères sur la santé mentale", commente Christophe Dejours, lui-même ancien médecin du travail.

Marteau forestier de l'Office national des forêts.
Marteau forestier de l'Office national des forêts.
© AFP - THIERRY ZOCCOLAN

─ La course à l’argent

La crise n’est pas seulement sociale, elle est aussi financière. L’Office se retrouve régulièrement en déficit.

Le modèle économique traditionnel de l’ONF, basé sur la vente de bois, ne fonctionne plus. Sur 25 % de la surface forestière française, l’ONF produit 40 % du volume de bois vendu. "On ne peut pas aller au-delà", constate le représentant du syndicat EFA_-_CGC, Gilles Van Peteghem.

L’esprit start-up

Dans une note de la direction générale du Trésor, datée du 23 décembre 2010, il était déjà proposé de "revoir le modèle économique de l’ONF". "À moyen terme, il pourrait être utile d’étudier la possibilité de déléguer la gestion des forêts communales sous forme de concessions à des prestataires privés", écrit le Trésor, faisant craindre aux syndicats un risque de "privatisation" de l’établissement. Une crainte infondée pour la direction de l’ONF, qui rappelle "l’État entend conserver l’unité de gestion des forêts publiques, domaniales et communales, par un opérateur unique, l’ONF".

Pourtant, les questions qui se posent sur financement durable de l’ONF restent entières.

Dès la fin des années 90, l’ONF a commencé à réfléchir à d’autres solutions de financement. "C’était un peu l’esprit start-up, se souvient l’ancienne directrice adjointe de l’ONF Geneviève Rey. Pour générer du chiffre d’affaires, on a commencé à dire : il faut faire des travaux hors forêt pour des communes, voire pour des entreprises privées. Ce qui s’est développé aussi c’est l’action internationale sous l’angle commercial. Le cœur de métier de l’ONF apparaissait un peu ringard."

L’ONF développe donc ses activités commerciales. En 2014, un rapport de la Cour des comptes épingle le nombre de ses filiales "qui ne sont pas au cœur du métier de l’ONF" et "qui mobilisent du capital dont l’activité ne rapporte rien à l’ONF".

"Vous allez finir avec des Qataris !"

En 2012, la situation financière de l’ONF est à ce point, inquiétante que la direction envisage même de faire appel à des fonds de pension européens pour éviter de nouveaux emprunts bancaires.

C’est ce que montre un compte rendu du conseil d’administration de l’ONF du 21 septembre 2012, "relatif à la fourniture de services financiers", révélé par la cellule investigation de Radio France. L’objectif est de "couvrir les besoins de financement de l’ONF à hauteur de 385 millions d’euros sur les cinq ans à venir", indique le document.

Plusieurs banques consultées par l’ONF (Palatine / Natixis, HSBC, Crédit Agricole d'Ile-de-France) proposent à l’Office de recourir au placement privé européen "pour un montant de 250 millions d’euros". L’ONF émettrait des titres de créance auprès de compagnies d’assurances ou de caisses de retraite pour se financer.

Extrait du compte rendu du conseil d’administration de l’ONF du 21 septembre 2012.
Extrait du compte rendu du conseil d’administration de l’ONF du 21 septembre 2012.
- DR

Mais le 4 octobre 2012, la direction des affaires juridiques du ministère de l’Économie et des finances met son véto à l’opération. "La réalisation d’un placement privé par l’ONF supposerait une autorisation législative", autrement dit un changement du statut de l’établissement pour aller sur ces marchés, dit le document.

L’opération est donc abandonnée, comme le montre un procès-verbal du conseil d’administration de l’ONF du 24 septembre 2012.

Extrait du procès-verbal du conseil d’administration de l’ONF du 24 septembre 2012.
Extrait du procès-verbal du conseil d’administration de l’ONF du 24 septembre 2012.
- DR

Le 12 mars 2013, le directeur général de l’ONF Pascal Viné (qui n’a pas souhaité répondre à nos questions) écrit au secrétaire général du ministère de l’Agriculture, Jean-Marie Aurand… nommé directeur général par intérim de l’ONF en janvier 2019. "Pour sécuriser durablement le modèle économique de l’ONF, il importe de rechercher sans délai les moyens permettant de compléter la capacité de financement de l’ONF à hauteur de 400 millions d’euros", écrit le directeur général de l’office.

"Ce schéma de placement privé est basé sur des obligations non négociables, qui ne sont pas cotées en Bourse, mais sont placées auprès d’acteurs institutionnels, décrypte l’ancien analyste financier, ex-dirigeant de l’ONG Finance Watch, Christophe Nijdam. C’est l’investisseur qui prend un risque de crédit. Pour moi, ce montage envisagé à l’époque par l’ONF n’avait rien de choquant."

Mais à l’époque, certains s’inquiètent tout de même d’un possible changement d’état d’esprit au sein de l’Office. "Une spécialiste financière m’a dit : ‘Vous allez finir avec des Qataris. Est-ce bien raisonnable ?’", raconte l’ancienne directrice adjointe, Geneviève Rey. 

"Aujourd’hui encore, le problème est politique : que veut-on faire de la forêt publique et de ce bien commun qu’est l’ONF ?" - Geneviève Rey

"Ce financement privé n’est plus d’actualité, explique le directeur général par intérim de l’ONF, Jean-Marie Aurand. Nous avons un plafond d’emprunt à 400 millions d’euros. Nous utilisons cette ligne de crédit pour faire face sans aucun problème à nos problèmes de trésorerie."

Le risque de "sommes d’origine douteuses"

En 2012, un autre projet de montage financier, jamais dévoilé jusqu’ici, est envisagé par l’ONF.

Il s’agit d’une prise de participation d’une filiale de l’ONF (ONF International) au capital d’une société, Investment Advisor, en lien avec un fonds spécialisé dans l’agroforesterie, le fond Moringa qui promet entre 10 et 12 % de taux de profit à ses investisseurs. 

Extrait du projet de participation d’une filiale de l’ONF au capital d’une société en lien avec un fonds spécialisé dans l’agroforesterie, le fond Moringa.
Extrait du projet de participation d’une filiale de l’ONF au capital d’une société en lien avec un fonds spécialisé dans l’agroforesterie, le fond Moringa.
- DR

Ce fonds est également lié à plusieurs sociétés luxembourgeoises, l’ensemble étant supervisé par la banque de droit suisse, La Compagnie Benjamin de Rothschild.

Un montage qui sème le trouble au sein de l’ONF. "Ce projet Moringa peut soit mettre en jeu des sommes d’origine douteuses, que leur propriétaire souhaite réinvestir légalement en Europe, soit des sommes propres que les propriétaires souhaitent faire échapper au fisc", écrit le département financier de l’ONF, le 7 juin 2012. "La révélation de l’implication, même indirecte, de l’ONF dans de telles activités pourrait être lourde de conséquences. Il est donc nécessaire qu’ONF International n’ait aucun lien capitalistique avec le projet et n’en soit pas le sponsor."

Un mois plus tard, c’est au tour du contrôleur général économique et financier de mettre son véto à l’opération. Dans une note adressée le 2 juillet 2012 au directeur général de l’ONF, il met en garde sur "la complexité, l’opacité et l’ambiguïté du montage envisagée [qui] présente des risques pour l’ONF et pour l’Etat. […] Si des investisseurs s’estiment lésés par la faute d’ONF International, un défaut de surveillance pourra être reproché aux tutelles de l’ONF. L’État sera alors dans une situation délicate sur un sujet très sensible. Le problème ne sera alors plus seulement juridique, mais diplomatique et politique", conclut le contrôleur financier.

L’ONF abandonne donc ce mécano financier. En revanche, il décide de travailler comme "assistant technique" avec ce fond d’agroforesterie en Afrique et en Amérique latine (au Nicaragua).

Interrogé sur sa collaboration avec le Fonds Moringa, l’ONF explique que "ses missions incluent l’identification de marchés, l’appui au développement de projets et modèles agroforestiers et sylvopastoraux, l’analyse des risques agronomiques, génétiques, biologiques (espèces envahissantes et maladies) et liés à la capacité technique des planteurs, l’analyse des risques ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance), la proposition d’actions pour les réduire, l’élaboration de programmes pour les planteurs, y compris sur les aspects administratifs et financiers ainsi que l’évaluation de la production (cultures et bois), des prix et des systèmes d’approvisionnement et de transformation."

De son côté, le Fond Moringa estime que "les 'risques' soulevés" par les documents publiés par la cellule investigation de Radio France "ne se sont en aucun cas matérialisés". Il ajoute être "régi selon les règles européennes" et supervisé par "le régulateur financier luxembourgeois".

Lire la réponse complète du Fonds Moringa.

"Pourquoi blacklister Total ?"

Pour trouver des financements, l’ONF multiplie également les partenariats avec des entreprises privées. L’Office affiche une quarantaine de "mécènes" comme le lait Guigoz, la banque HSBC ou l’assureur AXA

Dernier exemple en date : le pétrolier Total qui se présente comme le premier mécène de l’ONF, à travers sa Fondation : "Il y a quelques années, la Fondation Total était orientée vers les océans parce que l’entreprise était sous le feu des projecteurs à cause des forages offshores, explique Sylvain Angerand de l’association Canopée

"Aujourd’hui, Total finance des actions pour planter des arbres, pour faire oublier l’immense bioraffinerie de pétrole qu’ils veulent reconvertir en raffinerie à base d’huile de palme, à la Mède, près de Marseille. C’est du greenwashing. Et qui est tombé dans le panneau ? L’ONF." - Sylvain Angerand

"Quel est le problème ?, répond le directeur général par intérim de l’ONF, Jean-Marie Aurand. La Fondation Total est un partenaire parmi d’autres. Au nom de quoi je dirais à Total : on ne veut pas de votre argent ! Pourquoi nous blacklisterions Total ? C’est une entreprise française qui soutient des organisations non gouvernementales. Pour moi l’important c’est que l’argent qui nous est donné par nos mécènes soit bien utilisé." La direction de l’ONF ajoute que ces dons "représentent 1,5 million d’euros ces dernières années, qu’il faut comparer aux 200 millions d’argent public qui financent chaque année l’ONF."

Contacté, Total n’a pas répondu à notre demande d’interview.

"Le jour où le financement des services publics sera en partie assuré par le monde de l’entreprise, des industriels, et des lobbies, tous ces acteurs ne se contenteront pas de payer et de faire de la communication, ils commenceront à influer sur la politique du service public, s’inquiète le représentant de l’intersyndicale, Philippe Canal. Le service public doit être indépendant du monde de l’entreprise. On voit très bien où ce genre de dérives peut mener."

─ La forêt en danger

La forêt française couvre 30 % du territoire français (soit près de 17 millions d’hectares). Un quart de cette forêt est publique, le reste appartient à des acteurs privés.

"Dans les années 60, il y a une véritable métamorphose de la forêt effectuée par certains types d’acteurs comme les assureurs et les banques qui vont investir dans la forêt comme dans n’importe quel portefeuille, souligne le journaliste Gaspard d’Allens, auteur du livre Main basse sur nos forêts (Seuil, 2019). Avec un objectif de rentabilité et une fonction économique de la forêt."

"Le palmier à huile du Morvan"

Dans le Morvan, la culture du résineux (comme le pin Douglas) s’est développée à grande vitesse au détriment d’autres essences, notamment les arbres feuillus. "Ce sont vraiment des champs de culture de résineux, ce n’est plus de la forêt, s’indigne Isabelle Beuniche, co-fondatrice du collectif SOS forêts Bourgogne. Ici, le pin Douglas, on l’appelle le palmier à huile du Morvan !"

"La durée de vie des arbres est devenue plus faible que celle des humains, ajoute Sylvain Angerand de l’association Canopée, alors qu’avant, face à une jeune pousse, un forestier savait qu’il ne verrait pas l’arbre coupé de son vivant. Aujourd’hui, on peut parler d’industrialisation de la forêt."

Monoculture de résineux.
Monoculture de résineux.
© Radio France - Benoît Collombat

Parmi les acteurs institutionnels gestionnaire de forêts, on trouve notamment l’assureur AXA, dont la filiale AXA IM - Real Assets gère 40 000 hectares en Europe, dont 10 000 hectares en France. On trouve aussi la Caisse des dépôts et consignation, dont la filiale, la Société forestière, se présente comme "le premier gestionnaire d’actifs privés."

"En forêt, pour faire un chêne il faut 200 ans, pour produire un Douglas, la Caisse des dépôts va mettre 35 ans, estime un agent forestier en Haute-Marne. C’est là où il y aura les plus gros rendements en scierie, c’est là où ils sont vendus le plus cher. C'est un peu comme dans l’agriculture : quand vous avez récolté votre blé ou votre maïs, vous replantez derrière, zéro perte de temps."

Contactée, la Société forestière dément catégoriquement cette présentation. "Nous ne récoltons jamais des peuplements de Douglas à 35 ans et nous mettons en œuvre des actions concrètes pour préserver et développer la biodiversité en partenariat avec des associations locales, explique la filiale de la Caisse des dépôts. Nous gérons ces forêts de façon durable, sous le double contrôle de l’administration et d’un organisme tiers indépendant d’écocertification."

Lire la réponse intégrale de la Société forestière de la Caisse des dépôts à la cellule investigation de Radio France

En septembre 2015, la Cour des comptes avait épinglé la Société forestière sur l’augmentation de la rémunération de ses cadres dirigeants.

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Forêts : une ressource à sauvegarder

Grand reportage

56 min

"Une gestion bas-de-gamme de la filière"

"On coupe le Douglas à 40 ans, alors qu’il est encore en pleine croissance, uniquement parce qu’il correspond aux critères de l’industrie, assure, lui aussi, Rémy Gautier, forestier indépendant dans le Limousin. Ce n’est pas l’arbre lui-même qui est à diaboliser mais la façon dont on le travaille qui est problématique."

"C’est le consommateur qui guide le type de bois que nous avons dans nos forêts, répond le délégué général de la Fédération nationale du bois, Nicolas Douzain-Didier. Nous sommes soumis à une concurrence mondiale et donc on a besoin d’être compétitif."

Avec plus de six milliards d’euros de déficit, le bois constitue le deuxième poste du déficit commercial français après les hydrocarbures. "Nous avons une gestion bas de gamme de la forêt en France, estime le journaliste Gaspard d’Allens. Nous exportons des produits bruts en Chine qui reviennent sous forme de meubles 20 fois plus cher. On a déstructuré l’économie française du bois qui maillait le territoire avec des petites scieries. Il ne s’agit pas de produire plus mais de capter de la plus-value."

"L’impact de ce type de gestion est préoccupant pour la biodiversité et pour les sols, estime Frédéric Beaucher dont le groupement forestier Le chat sauvage, dans le Morvan, gère des forêts "dans une perspective de sylviculture raisonnée", tout comme le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan. En intervenant avec des engins très lourds, on va brasser les sols, oxyder la matière organique à l’intérieur, et amoindrir le stockage du carbone. On appauvrit le sol et on l’épuise."

Coupe de bois dans une forêt de Haute-Marne.
Coupe de bois dans une forêt de Haute-Marne.
© Radio France - Benoît Collombat

"Il n’y a pas d’industrialisation de la forêt française, rétorque le président de France Bois Forêt, Michel Druilhe, qui représente la filière. On ne fait pas des coupes rases pour le plaisir, mais parce que la forêt en a besoin. Une forêt sacralisée serait une catastrophe pour le pays et pour l’écologie !"

Contacté, la filiale d’AXA qui gère les actifs forestiers explique que "le profil des forêts détenues par AXA est parfaitement le reflet de la forêt française, à savoir 2/3 de feuillus, 1/3 de résineux". "Le Douglas représente 6 % des surfaces gérées au sein de notre patrimoine", précise la filiale d’AXA IM real Assets. Elle assure que "les forêts sont gérées dans une perspective de très long terme", avec une écocertification annuelle "attestant du caractère durable de la gestion pratiquée". Concernant les coupes rases, la société indique qu’"elles sont parfois nécessaires d’un point de vue sanitaire", ou bien "la conséquence du reboisement de la France entrepris par l’État français, au lendemain de la seconde guerre mondiale". 

Lire la réponse complète d’AXA IM Real Assets à la cellule investigation de Radio France

40 % des espèces d’arbres en Europe menacées d’extinction

Avec le réchauffement climatique et les attaques d’insectes, les monocultures sont particulièrement touchées. "Les sylvicultures intensives étaient déjà peu cohérentes d’un point de vue écologique, estime Loukas Bénard, représentant CGT à l’ONF. Mais désormais elles se heurtent de plein fouet à l’impact climatique. On ne peut plus se permettre de faire des champs d’arbres et de penser la sylviculture comme l’agriculture.

Avec la sécheresse et le changement climatique, nous avons 100 000 hectares touchés en France, estime de son côté Nicolas Douzain-Didier, de la Fédération nationale du bois. L’équivalent de la dernière tempête. Face à cette situation, la position des pouvoirs publics se fait attendre.

Il manque un débat national sur le thème : quelle forêt voulons-nous pour 2050 ?”, renchérit le représentant EFA-CGC de l’ONF, Gilles Van Peteghem. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), plus de 40 % des espèces d’arbres présents en Europe sont menacées d’extinction.

"Le scénario noir" qui inquiète la filière

Face à l’inquiétude autour du réchauffement climatique, et la multiplication de livres ou de documentaires mettant l’accent sur l’enjeu écologique que représente la forêt, la filière bois se retrouve désormais sur la défensive.

En 2017, elle a investi 10 millions d’euros sur trois dans une campagne de publicité intitulée : "Pour moi, c’est le bois". On y voit notamment un bucheron avec sa tronçonneuse dire : "Grâce à moi, (la forêt) respirera mieux..."

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"En ce moment, la filière bois a peur de ce qu’elle appelle elle-même le bien-être végétal, explique le journaliste à Reporterre, Gaspard d’Allens. Alors, elle investit dans des budgets de communication."

Une note de l’agence Comfluence envoyée à la filière bois en février 2019 estime que "dans les prochaines années, toutes les conditions seront réunies pour que la filière Forêt-Bois subisse des attaques similaires à celles que la filière viande doit affronter depuis quelques années de la part de mouvement tel que L 214". L’agence de communication imagine même un "scénario noir" pour la filière dans lequel "la forêt sacralisée s’est imposée" avec de vastes espaces forestiers qui ne [seraient] plus considérés comme des zones de production, mais comme des lieux ouverts, à préserver et à entretenir, sans les bouleverser".

"Ce scénario noir c’est en fait le scénario rêvé de bon nombre d’écologistes qui ne sont pas farfelus mais appellent simplement à une autre gestion forestière" - Gaspard d’Allens

Une crainte de la filière bois apparemment partagée par certains organes officiels comme le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux. Dans un rapport publié en novembre 2017, cet organisme se demande "si l’opinion publique ne serait pas en train de se mobiliser en faveur de quelque chose qui ressemblerait à un combat pour le ‘bien-être végétal’ […] L’objectif du ministère doit être de prévenir les risques de protestation du public contre l’exploitation des forêts [en déjouant] les offensives médiatiques des détracteurs de l’exploitation des forêts, très actifs sur les réseaux sociaux et dans la presse."

Une liste de "références scientifiques sur le sujet qui commencent à être médiatisées" figure dans ce rapport. Parmi ces noms figure celui de Gilles Clément, jardinier, botaniste et professeur au collège de France.

"Ça me fait rire ! Je suis très honoré de me trouver dans une telle liste, réagit Gilles Clément. Je ne comprends pas qu’il y ait une inquiétude de la part de ceux qui ont rédigé ce texte. Est-ce qu’un jardinier fait peur ? Vouloir le bien-être végétal, c’est vouloir le bien être humain."