Prix Nobel de la paix : ceux qui ont déçu

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Prix Nobel de la paix : ceux qui ont déçu

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Aung San Sun Kyi, Mère Teresa et Barack Obama : trois Nobel de la paix qui ont déçu.
Aung San Sun Kyi, Mère Teresa et Barack Obama : trois Nobel de la paix qui ont déçu.
© Getty

Mère Teresa, Barack Obama, Aung San Suu Kyi, Henry Kissinger : récompenser quelqu'un au nom d'une idée n'est pas sans risque, et les Nobel de la paix, des personnes éminemment politiques, n'ont jamais échappé à la polémique. Plus encore, certains ont déçu les espoirs placés en eux.

Difficile de récompenser une idée par le truchement d'une personne. Chaque année, le comité chargé de remettre le Prix Nobel de la paix se confronte au risque de créer une polémique : personne ne peut se targuer d'être assez vertueux pour être exempt de tout reproche. Les récipiendaires d'un Nobel de la Paix, souvent des hommes politiques, ne font pas exception, alors même que ce prix leur confère une charge symbolique censée les pousser à l'action pour la paix.

Henry Kissinger (1973)

Henry Kissinger en 1979.
Henry Kissinger en 1979.
© Getty - Wally McNamee

En 1973, avec la remise du prix au secrétaire d'Etat des Etats-Unis Henry Kissinger et au diplomate vietnamien Lê Đức Thọ, le comité Nobel débute une nouvelle approche qui consiste à encourager les processus de paix en cours (et c'est d'ailleurs exactement ce qu'il a récompensé, avec le prix Nobel de la paix 2019 attribué au Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed pour la réconciliation de son pays avec l’Érythrée). Avec ce prix Nobel, le comité norvégien souhaite récompenser et encourager les accords de Paix de Paris, qui mettent fin à la guerre du Vietnam.

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La remise du prix provoque une vive polémique : Lê Đức Thọ le refuse, arguant du fait que "la paix n'a pas réellement été établie" et un des membres du Comité démissionne. Il faut dire qu'Henry Kissinger semble avoir été récompensé pour avoir mis fin à une guerre qu'il a participé à faire escalader, puisqu'il était déjà secrétaire d'Etat quand les Etats-Unis ont décidé de bombarder le Cambodge. 

Face aux réactions, Henry Kissinger renonce à aller récupérer le prix en Norvège, de craintes de manifestations. Deux ans plus tard, il propose même de le rendre, mais la fondation Nobel refuse : rien ne le permet dans ces statuts, pas plus que de révoquer un prix déjà attribué. 

L'attribution du prix n'empêchera pas Kissinger, partisan de la realpolitik, à en croire plusieurs enquêtes journalistiques, d'être parfaitement au courant des conséquences de l'opération Condor, une série d'assassinats orchestrée en Amérique du Sud avec le soutien des Etats-Unis. Il sera également cité comme témoin dans plusieurs enquêtes pour crimes de guerre au sujet du coup d'État du 11 septembre 1973 au Chili.

La Fabrique de l'Histoire
51 min

Eisaku Satō (1974)

Eisaku Sato a reçu le prix Nobel de la paix en 1974 pour sa politique contre les armes nucléaires.
Eisaku Sato a reçu le prix Nobel de la paix en 1974 pour sa politique contre les armes nucléaires.
© Getty -

Il a fallu attendre 44 ans avant de réaliser qu'Eisaku Satō ne méritait peut-être pas son prix Nobel de la paix. En 1974, cet ancien premier ministre du Japon se voit décerner la récompense pour s'être opposé à la prolifération nucléaire. 

Si lors de ses mandats Eisaku Satō s'illustre par sa volonté de renforcer la position pacifique du Japon en tentant d'apaiser les conflits locaux en Asie, il prend surtout de nombreux engagements vis à vis du nucléaire. En 1970, il signe ainsi le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires et s'engage à ce que le Japon n'ait jamais la bombe atomique. 

Las, en 2010, la déclassification de plusieurs documents secrets prouve que l'ancien Premier ministre japonais avait permis aux navires américains dotés de bombes nucléaires de faire escale au Japon et, surtout, avait autorisé les Etats-Unis à stocker des armes nucléaires sur l'île d'Okinawa. Des décisions peu conformes à sa politique farouchement anti-nucléaire, d'autant que d'autres documents déclassifiés deux ans plus tôt avaient révélé qu'Eisaku Satō avait demandé aux Etats-Unis de se préparer à une riposte nucléaire en cas de conflit avec la Chine, dont il se méfiait. 

Anouar el-Sadate (1978)

Le président de l'Egypte, Anouar el-Sadate, en octobre 1981.
Le président de l'Egypte, Anouar el-Sadate, en octobre 1981.
© Getty - Kevin Fleming

En 1978, Anouar el-Sadate, président de la République arabe d'Egypte, se voit remettre le prix Nobel, conjointement avec le Premier ministre israélien Menahem Begin. Le comité Nobel les récompense pour leur rôle dans les accords de Camp David, qui augure du premier traité de paix entre un pays arabe et Israël. 

Trois ans plus tard, suite à des dissensions internes notamment liées à la signature du traité, Anouar el-Sadate fait cependant emprisonner de nombreux intellectuels et activistes, ainsi que des nasséristes, féministes, islamistes, professeurs d'université et journalistes. Au total, 1 536 personnes sont arrêtées. Un mois plus tard, Anouar el-Sadate est assassiné par l'organisation du Jihad islamique égyptien, un groupe armé islamique qui prend ses racines chez les Frères musulmans et qui participera, des années plus tard, à la création d'Al-Qaïda.

Mère Teresa (1979)

Mère Teresa, lors de la remise du prix Nobel de la paix à Oslo, en 1979.
Mère Teresa, lors de la remise du prix Nobel de la paix à Oslo, en 1979.
© Getty - Ullstein Bild

Non seulement Mère Teresa a obtenu le prix Nobel de la paix en 1979, mais elle a depuis été canonisée par l'Eglise catholique en tant que sainte Teresa de Calcutta. Mais, entre temps, le Vatican avait eu tout loisir de réaliser que la créatrice des Missionnaires de la charité était devenue une personnalité contestable. 

Le Prix lui est remis pour son action avec sa congrégation religieuse en faveur des pauvres, qu'elle a fondée en 1950. D'abord installée à Calcutta, en Inde, elle y ouvre le "Mouroir de Kalighat", un dharamsala qu'elle transforme en un hospice gratuit pour les pauvres.  

Le 17 octobre 1979, lorsqu'elle reçoit son prix "au nom des pauvres", mère Teresa ne manque pas d'en profiter pour dénoncer l'avortement, affichant des convictions qui lui avaient déjà été reprochées par le passé : "la plus grande force de destruction de la paix aujourd’hui, un meurtre direct par la mère elle-même", reprochant le meurtre "de millions d'enfants à naître". Malgré ces prises de position, les médias sont unanimes pour acclamer la récompense, qui couronne l'action de Mère Teresa, dont la congrégation a ouvert à l'époque plus de 150 missions à travers le monde afin de venir en aide aux plus démunis.

Il faut cependant attendre 2002 pour que les témoignages dénonçant l'action de la sainte femme, jusqu'ici discrets, se précisent dans l'ouvrage Mother Teresa : The Final Verdict, de l'auteur indien Aroup Chatterjee. Lors de son enquête sur les conditions de soin et d'hygiène des centres des missionnaires de la charité, il y découvre que les seringues y sont réutilisées, que des médicaments périmés sont donnés aux patients, et surtout que les soignants refusent aux malades des analgésiques. Des choix considérés d'autant plus hypocrites que Mère Teresa, elle-même régulièrement malade, n'hésitait pas à se rendre dans des hôpitaux privés pour se faire soigner. 

Elle avait par ailleurs déclaré :

"Il y a quelque chose de très beau à voir les pauvres accepter leur sort, le subir comme la passion du Christ. Le monde gagne beaucoup à leur souffrance". 

Aung San Suu Kyi (1991)

Aung San Suu Kyi peu après sa libération, en 2010.
Aung San Suu Kyi peu après sa libération, en 2010.
© Getty - Drn

En 1990, Aung San Suu Kyi, secrétaire générale de la Ligue nationale pour la démocratie, en Birmanie, opposée à la junte militaire au pouvoir, remporte les élections législatives organisées sous la pression populaire. Face à la victoire de la femme politique, le gouvernement militaire en place les fait finalement annuler et fait placer Aung San Suu Kyi en résidence surveillée. 

Continuant de mener son combat politique depuis sa prison, Aung San Suu Kyi devient immédiatement un symbole démocratique. Elle reçoit le prix Sakharov, le prix Rafto et, un an plus tard, le prix Nobel de la Paix, en 1991. Il lui faut attendre 2010 avant d'être libérée. Elle n'a jamais cessé de mener son combat politique au cours de sa détention, au point de refuser de quitter la Birmanie pour se rendre aux obsèques de son mari, qu'elle n'a jamais revu depuis son emprisonnement, et ce malgré l'autorisation accordée par la junte au pouvoir : elle craint de ne pas être autorisée à rentrer en Birmanie.

La force de caractère de d'Aung San Suu Kyi, tout au long de sa détention, contribue à construire son mythe. Après sa libération, elle est élue députée, puis mène son parti à la victoire aux législatives, avant de devenir ministre des affaires étrangères et la conseillère spéciale de l'État ainsi que porte-parole de la Présidence de la République de l'Union de Birmanie. 

Depuis 2017, cependant, la femme politique a été accusée de complicité de crime contre l'humanité par des ONG. Car l'armée Birmane a lancé depuis maintenant deux ans des opérations dans l'État d'Arakan, qui ont contraints plus de 740 000 Rohingyas, une minorité musulmane de ce pays à prédominance bouddhiste, à s’enfuir de chez eux. Cette campagne violente, marquée par d’innombrables atrocités contre cette ethnie, a fait plusieurs centaines de morts. Une équipe d’enquêteurs des Nations unies a ainsi indiqué que des crimes contre l’humanité ainsi qu’un génocide probable ont été commis.

Malgré la vague d'indignation soulevée, Aung San Suu Kyi est restée silencieuse, refusant de condamner les exactions malgré les appels de la communauté internationale. Au contraire, le comité d'information qu'elle a elle-même mis en place a dénoncé des "fakes news", et décrit les Rohingyas comme des étrangers apatrides et des "immigrants illégaux". Des prises de position qui n'ont pas manqué de jeter le discrédit sur le Prix Nobel de la paix. De nombreuses pétitions ont demandé à ce qu'il lui soit retiré, ce qui, a rappelé le président du Comité, est impossible.

Le Magazine du week-end
1h 09

Yasser Arafat, Yitzhak Rabin et Shimon Peres (1994)

Le leader de la Palestine Yasser Arafat, le ministre israélien des Affaires étrangère Shimon Peres et le premier ministre israélien Yitzhak Rabin reçoivent leur prix Nobel de la paix en 1994.
Le leader de la Palestine Yasser Arafat, le ministre israélien des Affaires étrangère Shimon Peres et le premier ministre israélien Yitzhak Rabin reçoivent leur prix Nobel de la paix en 1994.
© Getty

En 1994, le comité Nobel récompense les leaders israéliens Shimon Peres et Yitzhak Rabin et palestinien Yasser Arafat pour leur "action politique qui a appelé à un grand courage des deux camps, et qui a ouvert des opportunités pour un nouveau développement vers la fraternité au Moyen-Orient". Conformément à sa stratégie, le Nobel de la paix récompense cette fois la signature des accords d'Oslo, qui posent la première pierre d’une résolution du conflit israélo-palestinien.

La remise de ce Prix est immédiatement décriée, notamment concernant Yasser Arafat, par un membre du Comité choisissant de démissionner pour protester, estimant que "le passé de Monsieur Arafat est trop teinté de violence, de terrorisme et de sang" et accusant le lauréat du Prix d'avoir financé le terrorisme. 

Mais c'est finalement Shimon Peres qui est accusé d'avoir déshonoré le Prix Nobel de la paix  : il est notamment considéré comme l'un des principaux responsables de la politique de colonisation des terres palestiniennes par l'Etat israélien. Devenu président de l'Etat d'Israël en 2007, il avait également soutenu l'opération Plomb Durci, qui a fait plusieurs milliers de morts dans la bande de Gaza.

"Il a eu le Nobel mais il l'a déshonoré. Qu'il le rende ou pas n'a pas d'importance, il doit se brûler la main quand il le touche", jugeait en 2009 Berge Furre, un ex-membre du comité Nobel.

Barack Obama (2009)

Barack Obama, en 2009, avant de faire un discours à propos du prix Nobel de la paix qu'il vient de gagner.
Barack Obama, en 2009, avant de faire un discours à propos du prix Nobel de la paix qu'il vient de gagner.
© Getty - Chip Somodevilla

En 2005, face aux critiques récurrentes sur les personnalités polémiques ayant été récompensées d'un Nobel de la paix, le Comité Nobel avait affirmé publiquement que le prix ne serait plus remis, à l'avenir, qu'à des personnes, groupes ou organismes ayant engagé leur existence au service des droits de l'homme, de la promotion du modèle démocratique ainsi que de la défense des voies de la diplomatie.

Quatre ans plus tard, le Comité semble céder à la vague d'enthousiasme qui accompagne l'élection du premier président noir des Etats-Unis en récompensant Barack Obama du prix Nobel de la paix, pour "les efforts extraordinaires du président des États-Unis en faveur du renforcement de la diplomatie internationale et de la coopération entre les peuples".

Neuf mois à peine après sa prise de fonction, Barack Obama lui-même se veut réaliste en acceptant son prix : 

Pour être honnête, je ne pense pas mériter d'être aux côtés de ces personnalités qui ont transformé la société et qui ont été honorés par ce Prix, des femmes et des hommes qui m'ont inspiré et qui ont inspiré le monde à travers leurs actions courageuses pour la paix. Mais je sais aussi que ce prix reflète le monde que ces hommes, ces femmes, et tous les américains veulent construire. Et je sais qu'à travers l'histoire, le Prix Nobel de la paix n'a pas seulement récompensé des réussites spécifiques. Il a aussi servi à donner un élan à certaines causes. C'est pourquoi j'accepte ce Prix comme un appel à l'action.

Il faut dire que quatre mois plus tôt, au Caire, le président des Etats-Unis avait tenu un discours marquant et plaidé pour un nouveau départ avec le monde musulman, ‘’un nouveau départ fondé sur l’intérêt partagé et le respect mutuel, un nouveau départ fondé sur cette vérité : l’Amérique et l’Islam ne sont pas antagonistes et n’ont pas besoin d’être en concurrence’’.

Deux mandats plus tard, les faits ont donné raison aux pessimistes : Barack Obama n'a pas tenu ses engagements. Il n'a pas fermé Guantanamo, et s'il a réduit le nombre de soldats déployés en Irak et en Afghanistan, il n'en a pas moins autorisé des frappes militaires, en privilégiant le recours aux drones, en Libye, au Pakistan, en Somalie et au Yémen, dans la guerre menée contre le terrorisme. 

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