Chez les adolescents, le secret est presque un jeu, celui que l’on murmure à l’oreille, le début de la confiance, de l’amitié. Pour Emilie, il est un calvaire. « J’ai envie d’en parler à mes meilleurs amis, de m’exprimer lorsque le sujet est évoqué, mais c’est impossible », se résigne la jeune Ivoirienne de 16 ans. A l’école, dans le quartier, dans la rue, aucun membre de son quotidien ordinaire ne sait qu’elle a été dépistée séropositive en 2017.
Personne, sauf sa mère. « J’ai été très malade. D’un coup, j’ai eu des boutons sur le corps, des diarrhées, je toussais, mes cheveux sont tombés, explique-t-elle, un foulard sur la tête. C’est ma mère qui m’a emmenée au centre pour faire un dépistage. » Lorsqu’elle l’apprend, elle ne tombe pas des nues : « Je n’étais pas triste, je savais que je n’étais pas seule et qu’il y avait des remèdes. » Avec sa mère, elles se jurent de garder le secret, « même mes trois frères ne sont pas au courant ». Le soir, lorsqu’il faut prendre ses deux comprimés à 20 heures, sa mère utilise des codes subtils : « Elle racle sa gorge ou demande la télécommande pour mettre le JT », précise Emilie.
Chaque mercredi, Emilie se rend au centre Santé et action sociale de Bouaké (SAS), son refuge. Un cocon secret où plus de 250 enfants et adolescents vivent avec la même maladie, « pour 98 % d’entre eux depuis la naissance », explique le docteur Roland Zran, l’un des médecins du centre spécialement formés à ce jeune public. Ici, chacun peut consulter gratuitement, mieux comprendre son traitement, se confier au psychologue. « Certains arrivent ici très mal dans leur peau. Dans la société, la maladie est mal vue, on nous dit qu’on n’a pas d’avenir, qu’on est fichu, constate Cédric Kouassi, l’un des éducateurs du centre, malade lui aussi. On nous voit comme morts, mais c’est faux ! »
Les temps ont changé
Sous le préau, l’ambiance est celle d’un centre aéré a priori ordinaire. Cédric allume la chaîne hi-fi et lance sa propre chanson qu’il interprète sur des airs de reggae : Les temps ont changé, c’est révolu !, reprise en chœur tel un hymne par Emilie et ses « nouvelles meilleures amies ». Oumou Meïté, l’une des animatrices, entraîne tous les jeunes dans la danse, certains sortant leur djembé, d’autres tapant dans leurs mains. Emilie a le sourire scotché aux lèvres, le rire présent dans chaque ride de son tout petit visage rond.
Car oui, les temps ont changé. Aujourd’hui, les séropositifs sous traitement peuvent avoir des relations sexuelles et même des enfants sans transmettre le virus. Le centre fournit gratuitement des médicaments, les antirétroviraux efficaces à 97% et financés par le Fonds mondial. Mais l’adolescence est l’âge du déni, un moment où beaucoup remettent en cause cette maladie et arrêtent de se soigner. La tranche d’âge 10-19 ans est la seule durant laquelle le nombre de décès augmente – 54 000 en moyenne par an dans le monde. « En Afrique subsaharienne, 26 % des adolescentes ont une connaissance complète du VIH », note Expertise France, qui finance le centre via l’Initiative 5 %, la contribution de la France au Fonds mondial.
L’autre refuge d’Emilie, c’est la littérature. Adjointe du club de lecture, elle vient de dévorer Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma et Les Voix dans le vent, la pièce de théâtre de Bernard Dadié. « Nahoubou Ier doit sacrifier sa famille pour rester le roi. J’y ai appris les abus du pouvoir, ça m’a marquée », commente-t-elle, sage et passionnée.
« Tu es la fierté de la famille »
Studieuse, l’étudiante a sauté une classe et vient d’obtenir son bac avec mention. Un succès d’une saveur bien particulière après deux années de galère au lycée. « Ma mère m’a dit : “Tu es la fierté de la famille” », répète-t-elle, émue, avant de marquer un temps d’arrêt, la larme communicative au coin de l’œil. Un diplôme qui lui ouvre des portes, quand d’autres n’ont pas eu la chance d’atteindre le collège. « Les études avec le VIH, c’est pas évident, constate Cédric. Moi, j’étais tout le temps malade, j’ai dû arrêter en CE 1. Mais ça ne m’empêche pas d’avoir des rêves, de vouloir devenir chanteur ! » Si le traitement est correctement pris, soulignent les médecins du centre, l’espérance de vie de ces enfants est « presque la même qu’une personne normale ».
Etudiante en fac d’anglais depuis la rentrée, Emilie veut se sentir utile : « J’aimerais être interprète ou journaliste. » Trop souvent enfermée dans cette réalité encore très taboue et mal perçue dans la société ivoirienne, elle veut « dire ce qu’on ne dit pas ici, informer la population sur tout : l’état de la société, les maladies, les grossesses et les mariages précoces… » Avoir un copain, des enfants ? « Pas tout de suite, sourit-elle, gênée. Je me dis : “Passe ta licence d’abord”. Mais un jour, oui. J’ai juste peur de l’infidélité quand je vois mes grands frères. » Une préoccupation de jeune femme de son âge, somme toute.
En 2020, Emilie aura 18 ans. Au centre, c’est une page qui se tourne : on passe du service pédiatrique à la consultation adulte. Pour ce jour si particulier, Emilie sera célébrée par le centre, avec musique et tenues traditionnelles. « Le monde des adultes ne me fait pas peur, je me sens forte, assure-t-elle. Mais je reviendrai chaque semaine auprès des jeunes pour les conseiller à mon tour. » Un cordon difficile à couper.
*Le prénom a été modifié.
Fruit d’un partenariat entre Etats, organisations, secteur privé et malades, le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme investit près de 4 milliards de dollars par an (près de 3,7 milliards d’euros) pour soutenir des programmes de lutte contre ces trois maladies. Organisée tous les trois ans, la conférence de reconstitution des fonds de cette organisation internationale a lieu les mercredi 9 et jeudi 10 octobre à Lyon, sous la présidence d’Emmanuel Macron. Le Monde Afrique s’est rendu en Côte d’Ivoire, au Maroc, au Ghana et au Mali pour voir des exemples concrets de cette mobilisation. Zoom en reportages.
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