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"Travail, salaire, profit" : la série d'Arte qui bat en brèche le discours économique dominant
"Travail, salaire, profit", sur Arte

"Travail, salaire, profit" : la série d'Arte qui bat en brèche le discours économique dominant

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Le 15 octobre à partir de 20h50, Arte diffuse la série réalisée par Gérard Mordillat et Bertrand Rothé, dont "Marianne" est partenaire. Intitulée "Travail, salaire, profit", elle questionne avec force et pédagogie 21 chercheurs du monde sur des problématiques économiques.

Marianne : Pourquoi être parti de mots clé (emploi, salaire, profit ...) et non de sujets plus d'actualité comme Uberisation, Gilets jaunes, Mondialisation ?

Bertrand Rothé : Pourquoi partir de l’actualité ? Notre série n'est pas un magazine et notre approche n'a rien de journalistique. Nous allons à la rencontre des chercheurs non avec des questions mais avec des hypothèses que nous leur soumettons et que nous leur demandons de discuter à voix haute face à la caméra. C'est un travail critique. Un travail que nous faisons en commun. Travail Salaire et Profit offre dès lors un spectacle rare à la télévision, celui de l'intelligence. Et nous sommes convaincus que si l'on s'adresse intelligemment au public, il répond intelligemment. Notre dispositif permet ainsi aux spectateurs d'exercer un esprit critique ce que d'ordinaire la télévision leur dénie. Face à la parole des chercheuses et des chercheurs, chacun peut réfléchir, débattre, analyser sans qu'il y ait un directeur de conscience, un commissaire politique ou un spécialiste du sujet qui vienne lui expliquer ce qu'il doit et ce qu'il faut penser.

Gérard Mordillat : Dans cette première série (nous en ferons bientôt une autre !) nous voulions interroger les concepts fondamentaux de l'économie ; partir de ce qui intéresse tout à chacun dans sa vie quotidienne : le travail, l'emploi, le salaire, le capital, le profit, le marché… C'est fondamental de comprendre et d'analyser ce que ces mots signifient pour nous aujourd'hui si, justement, nous voulons analyser l'actualité en dehors du cirque médiatique qui n'offre jamais le temps de la réflexion aux spectateurs. Nous nous sommes donnés trois contraintes : 1) une contrainte narrative : raconter l'histoire ou, comme le disait si bien Tchekov "bien exposer le problème" 2) une contrainte pédagogique : offrir aux spectateurs les éléments qui lui permettent de mieux la comprendre, de l'approfondir plus puissamment 3) une contrainte dramatique : maintenir le suspens, c'est-à-dire se garder de toute conclusion péremptoire, d'affirmation univoque.

Vos sujets sont économiques mais beaucoup d'intervenants viennent d'autres disciplines (sociologie, histoire, droit ...), pour quelles raisons ?

B.R : Initialement, nous ne voulions que rencontrer des économistes et nous en avons rencontré beaucoup ! Mais, très vite, nous nous sommes rendu compte qu'aujourd'hui beaucoup d'entre eux étaient devenus des spécialistes très pointus d'un domaine mais étaient incapables de penser le problème économique dans sa totalité. L'un d'entre eux – mathématicien de l'économie – restait muet quand on lui posait une question de base comme " au regard de vos travaux, comment définiriez vous les travail aujourd'hui ". Après un long silence, il nous a répondu : " ah oui, c'est intéressant " et après un autre long silence nous sommes passés à autre chose. Le travail n'entrait pas dans son champ de réflexion, au mieux il pouvait le renvoyer à la sociologie…

G.M : Nous avons donc compris que nous devions ouvrir le champ de nos interrogations à d'autres disciplines des sciences sociales à la fois pour contextualiser la question économique mais aussi pour la replacer dans une perspective historique. Il fallait briser le cercle fermé de l'économie qui ne parle que de l'économie et ne veut connaître que l'économie, laissant la majeure partie du public en dehors de ce cercle. En choisissant de réfléchir sur les concepts fondamentaux nous définissions à chaque fois un petit objet que nous donnions à voir dans tous les axes, sous toutes les lumières, c'est-à-dire à la fois sur le terrain de l'économie mais aussi – et c'est très important ! - de la philosophie, de l'histoire, de la sociologie, de l'anthropologie, du droit… Disons que notre approche était une approche cubiste !

Vos intervenants sont clairement des hétérodoxes, peu vues dans les émissions de débat télévisés, est-ce un parti pris ?

G.M : Notre choix des chercheuses et des chercheurs est totalement subjectif. Pour nous, l'important est de rencontrer des personnes qui acceptent de travailler avec nous et qui osent se risquer à cet exercice extrêmement périlleux de réfléchir à voix haute devant la caméra. Partant de là, nous ne procédons pas par quota : tant d'orthodoxes, tant d'hétérodoxes, tant de femmes, tant d'hommes, tant d'étrangers etc. Dans cette série où nous développons un art du portrait, l'essentiel repose sur la qualité, la sincérité de notre relation avec la personne filmée. C'est ce qui gouverne nos choix. Si tous nos intervenants semblent être tous des hétérodoxes – ce que d'ailleurs ils ne sont pas unanimement – c'est peut-être parce qu'ils ne tiennent pas le discours majoritaire diffusé notamment par les éditorialistes médiatiques qui répètent à l'envi la doxa néo-libérale. Quelle que soit leur nationalité, toutes les chercheuses et les chercheurs que nous avons rencontré étaient et sont extrêmement critiques du néo-libéralisme, qu'ils soient Américains, Allemands, Français, Togolais ou Chinois…

Votre documentaire a une vraie vocation pédagogique, l'enseignement de l'économie en France vous paraît-il défaillant ?

B.R : J'enseigne l’économie dans un IUT. L’année dernière, par exemple, j’expliquai l’Union Européenne, de ses origines à nos jours dans une perspective essentiellement historique. Mon cours a fait naître un certain nombre de vocations parmi mes élèves mais je suis obligé d'avertir mes étudiants qu'à la fac, l'économie ne s'intéresse qu'aux mathématiques, ce qui n’a rien à voir avec mon approche ! Il est indispensable d'ouvrir les questions économiques aux autres sciences sociales.

Après avoir fait ce documentaire, écouté ces spécialistes, êtes-vous plus optimiste pour la suite, en particulier sur une meilleure répartition des richesses à venir ?

B.R : Alain Supiot résume très bien dans le partie sur le travail la conclusion de la série qui fait quasi l’unanimité chez nos chercheurs : « dans un monde où la parole ne vaut plus rien et bien il n’y a que la violence qui peut surgir ». En d’autres termes si nous sommes dans l’incapacité de réformer rapidement notre système les séquences à venir risquent d’être violence, et la violence va croître.

G.M : Comme le dit Fritz Helmedag à la fin de la série : "Quand un homme n'a pas de pain, il prend une pierre".

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne