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Écologie et quartiers populaires

Des immeubles à la place d’une bergerie ? À Bagnolet, la résistance s’organise

La Bergerie des Malassis (Seine-Saint-Denis) a été coconstruite par les habitants, au pied des HLM et dans l’enceinte de l’école, où elle apporte nature et lien social. Mais la rénovation du quartier prévoit le déménagement de la fermette pour laisser place à des immeubles et une plus grande école.

  • Bagnolet (Île-de-France), reportage

Des grilles de chantier font office de portail d’entrée. Les bêlements se mêlent au bruit du bus qui s’arrête juste en face. Dans une bergerie, 19 chèvres et 7 moutons – ainsi que quelques poules – vivent au pied des barres d’immeubles des Malassis, quartier populaire de Bagnolet (Seine-Saint-Denis). La ville compte 31 % d’habitants vivant en dessous du seuil de pauvreté, nous informe l’Insee.

Les constructions façon cabane, la roulotte, le jardin mêlant aromatiques et sculptures en matériaux de récupération, la petite grange pleine de bottes de paille, l’étable en bois, les poules fouillant dans le compost, le salon en plein air ainsi que deux petits ateliers d’artistes — l’une travaille la laine des moutons, l’autre le cuir — donnent à cette fermette un air de Zad à seulement un petit kilomètre du périphérique parisien.

Gilles Amar, le berger de cet insolite troupeau.

Gilles Amar, berger de cet insolite troupeau, a commencé par des ateliers dans un jardin en pied d’immeuble, en 2008. « Mais dès le départ on a voulu sortir de l’écrin du jardin pour intervenir dans tous les espaces verts du quartier », raconte-t-il. Son association, Sors de terre, a acheté trois bêtes en 2011. « C’était compliqué de garder les animaux dans le jardin. On a demandé à la directrice de l’école maternelle Pêche d’Or si on pouvait les mettre dans l’école pour les grandes vacances. » Les bêtes n’en sont jamais reparties. Les brouteurs se sont même faits une place dans la friche voisine. « On a ouvert la grille, on a fait rentrer les gens. Puis on a construit la bergerie avec les habitants du quartier », poursuit Gilles.

Peu à peu, le troupeau et son berger ont conquis humains et territoire. L’association Sors de terre organise des ateliers avec la maternelle mais aussi le collège voisin, les compagnons d’Emmaüs, des Roms, des enfants handicapés… « On fait des ateliers à l’année, qui fabriquent un paysage. Tout ce qui est là, à la bergerie, est issu d’ateliers. On ne fait pas que grattouiller la terre », insiste-t-il. Avec lui, les habitants sont devenus acteurs de l’aménagement de leur quartier.

Le projet : des immeubles à la place des pelouses et des marronniers

Dans les interstices de la ville, sans jamais de convention avec la municipalité, Gilles Amar a ainsi créé un espace unique, hors cadre, où chacun circule comme chez soi. Edwige, 80 et quelques années, vient quasiment tous les jours avec ses déchets de cuisine qu’elle ajoute au compost : « C’est mieux que de jeter ! » Elle a aussi du grain pour les poules qui, habituées, n’hésitent pas à se servir dans le sac. Un monsieur d’une cinquantaine d’années passe chercher des œufs, une dame au fort accent asiatique demande si elle peut avoir du lait de chèvre. Issu de la banlieue et titulaire d’un master d’ethnologie, Gilles revendique de parler les deux langages : « Cela fait 11 ans que je suis là tous les jours. Les inégalités sociales, le racisme, je les ai vécus. Je suis hyper motivé pour ouvrir aux gamins d’ici des fenêtres sur le monde. »

La bergerie (à droite) est une parcelle de verdure dans un univers de béton.

Depuis le balcon de son appartement HLM, qui surplombe la bergerie, Rico commente les aromatiques de sa jardinière : « La sauge et la menthe, ce sont des boutures données par Gilles. » Juste en dessous, il a vue sur le jardin où elles ont été prélevées. Son regard survole le tapis de verdure à ses pieds. Au-delà, les immeubles nous cernent, surplombés, où que le regard porte, d’innombrables grues, signes de l’intensité des constructions dans le secteur.

Bientôt, au lieu de cette vue dégagée, il se pourrait que Rico ait, en vis-à-vis, de nouveaux voisins. Car le projet de rénovation du quartier de la Mairie doit toucher les parcelles de l’école, ainsi que celle occupée par la bergerie. Selon les plans du promoteur Eiffage, deux nouveaux immeubles de sept étages devraient s’élever à la place des pelouses et des marronniers. L’école maternelle devrait être détruite, reconstruite et agrandie pour passer de cinq à dix classes, et s’accompagner d’une nouvelle crèche et d’un centre aéré. La bergerie, elle, serait déplacée. Elle resterait dans le quartier mais ne serait plus accolée à l’école et devrait se défaire de ses bâtiments auto-construits, s’assagir dans des bâtiments de béton et un enclos bien marqué.

« La bergerie est un vrai plus pour le quartier et pour l’école »

Une décision qui ne passe pas. « Ils nous ont proposé un terrain de 800 mètres carrés, alors qu’aujourd’hui on en occupe 6.000, ça craint, conteste Gilles. On n’est pas opposés à la reconstruction de l’école et à la crèche, mais on veut que cela reste une ferme-école, c’est une question d’égalité des chances. Et on est opposés aux deux bâtiments d’Eiffage. » Depuis le mois de septembre, régulièrement, des concerts de soutien se tiennent à la Bergerie le week-end, le prochain aura lieu ce vendredi soir. « On a une pétition avec 1.300 signatures sur place à la bergerie, dont 90 % de Bagnoltais », avertit-il.

Le personnel de l’école Pêche d’or soutient le maintien de la bergerie à ses côtés, tout en réaffirmant le besoin d’une nouvelle école plus grande. Même sentiment chez les parents d’élèves. « Il faut qu’elle reste cette bergerie ! » appuie Rita, venue chercher son fils en grande section. « Les enfants adorent et ont une vraie proximité avec Gilles. » « C’est un vrai plus pour le quartier et pour l’école », confirme Dimitri, nouvellement installé dans les immeubles élevés face à l’école, « mais on ne peut pas non plus ne rien faire, l’école a besoin d’être rénovée. »

Dimitri et sa fille

Le déménagement de la bergerie était prévu dès le départ, indique-t-on du côté de la Mairie. « En 2011, l’ancien maire de Bagnolet avait permis son implantation le temps de la première phase de travaux », dit Olivier Taravella, conseiller municipal en charge du dossier de la rénovation urbaine et du quartier des Malassis. « Entre temps, le berger a été assez actif, les habitants se sont attachés. Nous avons donc travaillé avec lui pour garder la bergerie dans le quartier. Les discussions n’ont pas toujours été faciles mais nous étions arrivés à un accord. » Fin 2018, les élus ont voté une subvention de 360.000 euros et un bail de 18 ans pour l’association Sors de terre, en échange de la construction d’une nouvelle bergerie sur une parcelle municipale. « Puis début septembre, M. Amar nous a annoncé qu’il ne souhaitait plus déménager. Nous avons donc commencé à réfléchir avec les services de la Ville à des solutions. Mais la bergerie n’est pas menacée et ne sera pas expulsée », rassure-t-il.

« La terre disparaît, l’espace public disparaît, ils sont en train de détruire le lien social »

« Ça n’a jamais roulé avec la Mairie », constate Gilles. Il est bien décidé à ne pas laisser place à Eiffage. C’est toute une politique de rénovation qu’il conteste, et en particulier la densification en cours. La première phase de rénovation a entrainé la destruction d’une petite et d’une grande barre, remplacées par pas moins de sept bâtiments. Au final, l’opération de « renouvellement urbain » du quartier Blanqui remplacerait deux barres d’immeubles, une école et une bergerie par neufs immeubles de sept étages, une école agrandie et une crèche. « La terre disparaît, l’espace public disparaît, ils coupent les arbres, c’est un mode de vie qu’ils sont en train de détruire, dit Gilles. Les cités, c’est notre patrimoine à nous, ils sont en train de détruire le lien social. »

« Ici c’était bien avant, il y avait deux petites résidences de quatre étages, des espaces verts, la rue était fermée à la circulation, il y avait un esprit village, témoigne Isabelle, gardienne de l’école Pêche d’or, habitante du quartier depuis 33 ans. Maintenant, les immeubles font sept étages et ils ont tout clôturé, même les espaces de verdure en pied d’immeuble ! » Dans les documents de la Mairie, l’apparition de ces petites barrières délimitant les espaces verts dédiés à chaque bâtiment est présenté comme une « résidencialisation ». Gilles ne peut plus y circuler avec le troupeau.

« La résidencialisation était une demande des locataires », indique Olivier Taravella. Et la densification, une nécessité économique, explique-t-il. Les immeubles supplémentaires sont en accession à la propriété : « Leur vente amène des revenus qui limitent le besoin d’emprunt pour la ville. Bagnolet est la deuxième ville la plus endettée de France par habitant. » Il assure toutefois que le projet originel va être revu, la Mairie étant encore propriétaire des terrains. « Nous avons intégré que ces deux immeubles n’étaient plus acceptables par la population, assure-t-il. Le groupe Eiffage regarde comment proposer d’autres constructions, moins denses. Mais ce sera de l’ordre de deux millions d’euros de recettes qui partent. Au regard de la situation financière de la ville, on commence à toucher les limites ! »

Alors que la campagne municipale s’annonce, et sachant que la bergerie est soutenue par les habitants, élus et militants politiques tentent d’apaiser le débat. « La bergerie est un symbole, prévient de son côté Gilles. Maintenant on ne va pas lâcher. »

  • Voici un diaporama sur la Bergerie des Malassis réalisé par la photojournaliste Jérômine Derigny, de 2012 à 2019 :

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