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Patrice Franceschi : "Abandonner les Kurdes de Syrie serait une faute politique très grave"
Dans son film "Soeurs d'armes", Caroline Fourest met en scène le parcours de combattantes engagées dans les rangs des Kurdes de Syrie.
Delil SOULEIMAN / AFP

Patrice Franceschi : "Abandonner les Kurdes de Syrie serait une faute politique très grave"

Entretien

Propos recueillis par

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L’écrivain Patrice Franceschi, engagé auprès des Kurdes de Syrie depuis sept ans, revient sur la réalité du parcours des combattantes kurdes mis en scène dans le film de Caroline Fourest, "Sœurs d’armes". Il met en garde contre leur éventuel abandon par Donald Trump face au pouvoir turc.

Marianne : Le film de notre collaboratrice Caroline Fourest, Sœur d’armes, en salle ce mercredi 8 octobre, raconte le parcours de femmes engagées au sein des rangs des Kurdes de Syrie. Derrière la fiction, quelle est la part de réalité ?

Patrice Franceschi : Ces unités combattantes sont une réalité. Il faut bien comprendre qu'entre 25% et 30% des combattants kurdes de Syrie sont des combattantes. Au niveau de l’organisation des unités kurdes de Syrie, il y a d’une part les unités masculines, les YPG, des unités féminines, les YPJ, et majoritairement des unités mixtes. Le film de Caroline Fourest raconte l’histoire d’une unité YPJ. C’est une organisation unique au monde. S'il y a de nombreuses femmes qui combattent dans le monde, notamment dans des armées occidentales, il n’y a vraiment que chez les Kurdes de Syrie qu’il existe des unités constituées uniquement par des femmes et commandées par des femmes. C’est d’ailleurs le point d’incandescence des islamistes qu’elles combattent, puisqu'affronter des groupes de femmes, et se faire battre par elles, c’est tout à fait intolérable pour eux. Depuis sept ans que je vais en Syrie, sur le terrain, au plus proche des combats, j‘ai pu saisir la force de ces unités féminines très rudes, ces petites amazones de feu comme je les appelle.

Ces unités de combattantes se retrouvent-elles en première ligne ?

Tout à fait. Et elles sont même terriblement efficaces. J’étais avec elles lors de la dernière grande bataille contre Daech en Syrie, celle de Raqqa, qui a duré cinq mois. Les quelques mois que j’ai passés là-bas, c’était surtout aux côtés des bataillons féminins car je savais que ce serait la dernière grande bataille et je voulais la faire à leurs côtés. Elles étaient au premier rang face à Daech. Et si vous regardez les cimetières militaires kurdes, vous verrez un nombre très impressionnant de noms féminins. Elles ont payé le prix du sang ! Depuis le début de la guerre contre Daech, il y a eu, du côté kurde, 36.000 tués et blessés dont à peu près 20% de femmes. Elles ont consenti un énorme sacrifice.

Au sein de l’organisation militaire des Kurdes de Syrie, ces femmes combattantes occupent-elles également des postes de commandement ?

Elles sont même très nombreuses dans l’état-major ! Un simple exemple : toute la bataille de Raqqa a été supervisée par une femme, Héval Tuline. Et les quatre fronts, nord, sud, est et ouest, étaient gérés par des femmes. L’état-major avait confié cette bataille à des commandantes femmes. Ils souhaitaient notamment donner une dernière leçon aux islamistes : vous allez être vaincus par des femmes et selon vos propres principes, ce sera votre honte suprême ! L’efficacité militaire de ces cheffes militaires et des troupes de terrain a permis de faire clairement passer le message aux islamistes.

Sans cette organisation, et cette présence massive de femmes, pensez-vous que les Kurdes de Syrie auraient eu la même capacité de résistance, de conquête également, sur les éléments de Daech ?

C’est un apport primordial. La présence des femmes, non seulement au combat mais dans toutes les institutions mises en place sur le terrain et dans le mouvement révolutionnaire des Kurdes de Syrie, a permis de mobiliser l’intégralité de la société. Et ça, c’est un fondement très important. Les Kurdes de Syrie considèrent le projet de société qu’ils portent comme une révolution écologique et féministe. Deux termes qui sont dans leurs statuts. L’égalité homme-femme également, la laïcité, la démocratie sont les piliers de leur révolution, avec l’écologie et le féminisme.

Si nous abandonnons les Kurdes de Syrie, nous assisterons à une tragédie équivalente à ce qu’ont connu les Arméniens avec les Turcs.

Il ne faut pas oublier que leur combat est un combat pour leur liberté face à Daech mais aussi pour une révolution de société, avec un projet politique dans lequel les femmes sont totalement impliquées et pour lequel elles ont accepté de souffrir et mourir. C’est ce que traduit avec beaucoup de justesse le film de Caroline Fourest.

Vous qui avez croisé un certain nombre de ces combattantes, quelles étaient leurs motivations pour prendre les armes ?

Bien avant les exactions de Daech sur les populations civiles qui ont poussé des hommes et des femmes à rejoindre les rangs des Kurdes de Syrie, ces femmes voulaient sortir de l’état d’infériorité dans lequel les sociétés arabes, et moyen-orientales en général, les tiennent. Lorsque les Kurdes ont récupéré des territoires dans le nord de la Syrie, ils ont aboli la polygamie, la peine de mort, l’apostasie. C’est donc pour ces raisons-là qu’elles ont fait la révolution, bien avant l’émergence de Daech. Quand Daech est arrivé, ça a été une raison supplémentaire de se battre pour certaines, notamment après la tentative d’extermination des Yezidis.

Ce dimanche 6 octobre, Donald Trump a annoncé que les troupes américaines stationnées en Syrie allaient se retirer des abords de la frontière turque, laissant le champ libre aux troupes turques pour déclencher une offensive contre les Kurdes de Syrie. Lundi, face aux nombreuses critiques, le président américain a semblé rétropédaler sans pour autant interdire l’entrée de l’armée turque en Syrie. Que vous inspire la position de la Maison-Blanche ?

Les hasards de l’histoire font que le film "Sœurs d’armes" va sortir au moment où nous abandonnons ces femmes aux mains des Turcs. Comme nous les avons abandonnées il y a un an et demi à Afrin (ville du nord-ouest de la Syrie, ndlr), avec pour seul résultat le massacre d’un nombre important de ces combattantes. Maintenant, nous allons les abandonner sur la totalité du territoire du nord de la Syrie. Et ça, c’est à la fois une tragédie humaine, une lâcheté morale invraisemblable - c’est la honte de l’Occident - et une faute politique très grave ! Quand les combattantes et combattants kurdes de Syrie auront été éliminés par l’armée turque - c’est une aviation, une artillerie et une force blindée énormes, les Kurdes ne tiendront pas -, les djihadistes auront toute latitude pour se réinstaller dans ces territoires.

Résultat, nous risquons de repartir à zéro dans notre combat contre Daech. Tout le nord de la Syrie sera repeuplé par des groupes djihadistes. Le gouvernement turc les a aidés pendant sept ans et il va les réinstaller alors que nous avions réussi à nous en débarrasser grâce aux Kurdes. Comment Donald Trump ne peut-il pas voir que les Turcs ont été l’appui de Daech durant toutes ces années ? Heureusement, cette décision a provoqué, dans l’armée américaine et dans la société plus largement, un tollé pour dire : on ne peut pas faire un truc pareil, ce n’est pas digne. On a demandé aux Kurdes de Syrie de nous débarrasser de notre ennemi commun qui était Daech, et une fois qu’ils ont rempli le job, on les jette à la poubelle et on les laisse entre les mains du gouvernement turc qui a promis de les massacrer jusqu’au dernier. Car c’est ça, la réalité ! Si nous abandonnons les Kurdes de Syrie, nous assisterons à une tragédie équivalente à ce qu’ont connu les Arméniens avec les Turcs il y a exactement un siècle.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne