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ReportageAlimentation

Repas végétariens à l’école : les mères des quartiers populaires mènent la bataille

Dans les quartiers populaires franciliens, des mères luttent pour que les cantines scolaires proposent des repas sans viande, plus écolos. Elles multiplient les actions mais peinent à se faire entendre et sont même accusées de « communautarisme ».

  • Bagnolet (Seine-Saint-Denis), reportage

Chaque midi, la même inquiétude saisit Hafida. Le grand frère a-t-il bien récupéré le petit à l’école ? Ont-ils trouvé le repas préparé à leur attention dans le réfrigérateur ? « Je fais la cuisine le week-end pour toute la semaine afin qu’ils puissent déjeuner à la maison plutôt qu’à l’école, même si je travaille », explique la jeune maman.

À l’origine de ce casse-tête : la viande à la cantine, « industrielle, de mauvaise qualité, en trop grande quantité », résume cette habitante de Montreuil, qui se définit comme « flexitarienne ». « Chez nous, on mange très peu de viande, traduit-elle. On cuisine les légumes, les lentilles, les pois chiches. » À ses côtés, Lila approuve : « Manger de la viande tous les jours, ce n’est pas bon pour la planète, ce n’est pas bon pour la santé de nos enfants. » Elle vit à Bagnolet et va chercher ses jeunes « dès qu’elle le peut » pour qu’ils ne déjeunent pas au restaurant scolaire. Sinon, elle leur dit « de laisser la viande de côté ». En cette fin d’après-midi d’octobre, les mamans partagent leur ras-le-bol autour d’un jus de fruit, dans un appartement cosy de Bagnolet. Anissa explique qu’elle n’en peut plus de « laisser consciemment [ses] enfants à la cantine en sachant qu’ils vont manger de la merde ».

« Il n’est pas normal qu’on impose à nos enfants de manger de la viande à chaque repas »

Avec d’autres parents, Hafida, Lila et Anissa se battent pour « l’alternative végétarienne de qualité ». Autrement dit, « nous demandons que les enfants aient le choix à l’école entre un plat carné et un plat sans viande mais avec des protéines végétales », précise Anissa, qui insiste sur le « libre choix ». « L’école doit être inclusive et respecter les convictions de chacun et chacune, il n’est pas normal qu’on impose à nos enfants de manger de la viande à chaque repas ». Un avis partagé par Laure Ducos, chargée de la campagne Alimentation de Greenpeace : « Les enfants comme les adultes consomment deux fois trop de protéines animales, notamment dans les quartiers populaires, explique-t-elle à Reporterre. En revanche, les études scientifiques montrent que les jeunes manquent de fibres. » C’est pourquoi, avec d’autres associations comme l’Association végétarienne de France (AVF), l’ONG écolo plaide en faveur des menus végétariens à la cantine.

Leur lobbying a en partie porté ses fruits : à partir du 1er novembre prochain, la loi imposera aux restaurants scolaires de proposer un menu sans viande par semaine. Certaines villes, comme Saint-Étienne, Fontenay-sous-Bois ou Strasbourg ont pris les devants et proposent une option végétarienne quotidienne à tous les enfants qui le demandent.

Mais à Bagnolet comme à Montreuil, « on a beaucoup de mal à se faire entendre », regrette Anissa. Pourtant, depuis plus de trois ans, les parents n’ont pas chômé. Réunies au sein de deux associations Ensemble pour les enfants de Bagnolet (EEB) et Ensemble pour les enfants de Montreuil (EEM), elles ont multiplié les lettres aux élus, participé à des réunions, organisé des conférences sur l’alimentation, lancé des piques-niques végétariens et des ateliers pédagogiques pour les petits. Rien à faire.

L’affiche du pique-nique végétarien proposé par l’association EEB.

« Le débat ne porte pas sur l’alternative végétarienne mais sur le communautarisme », regrette Fatima. Végétarienne de longue date, elle a d’abord essayé, il y a près de quatre ans, de lancer la discussion au sein de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), dont elle faisait partie [1] « J’étais sensible aux enjeux écologiques, et l’alternative végétarienne de qualité me semblait aller dans le sens de l’intérêt de tous les enfants », raconte-t-elle. En dépit des réticences qu’elle a senti immédiatement, elle a insisté. « Quand enfin j’ai pu aborder la question, on m’a répondu que les parents dont je semblais parler n’étaient pas représentatifs, qu’il s’agissait d’une revendication communautariste, écrit-elle sur son blog. Dans le compte-rendu d’une réunion, alors que jamais je n’avais prononcé le mot ‘halal’ (puisqu’il ne s’agissait absolument pas de cela), et que j’avais toujours demandé un ‘débat sur l’alternative végétarienne’, il était noté que je demandais un ‘débat sur le halal’. »

« On est enfermés dans des débats sur la laïcité, alors que ce n’est pas la question »

« Le blocage était total, comme si refuser de manger de la viande, c’était refuser de s’intégrer à la société française, analyse aujourd’hui Fatima. Comme habitants des quartiers populaires, issus de l’immigration, on est enfermés dans des débats sur la laïcité, alors que ce n’est pas de cela dont il est question ». Dégoûtée, Fatima a donc participé à créer EEB puis EEM, « véritables bouffées d’oxygène ». Les deux associations portent désormais les combats écologiques et sociaux des habitants des quartiers populaires : l’alimentation, mais également l’accès aux espaces verts, le lien intergénérationnel, les méfaits du numérique…

« Malgré tout, on a reçu beaucoup de mépris, la Mairie nous a mis des bâtons dans les roues, estiment les mamans. On nous disait qu’on avançait masquées, avec des motivations islamistes. » Pour désamorcer cette critique, elles ont réalisé un sondage auprès des parents d’élèves : à Bagnolet, 96 % des personnes interrogées étaient favorables à l’alternative végétarienne, « pour que chacun ait le choix de ce qu’il mange ». Elles se sont également rapprochées des associations nationales, et ont organisé des événements avec Greenpeace, l’association de protection animale L214 ou l’AVF, « sans jamais recevoir le soutien de la FCPE, malgré les invitations répétées », précisent-elles.

Un sondage soumis aux habitants de Bagnolet par l’association EEB.

L’alternative végétarienne, une « revendication communautaire » ? « Il n’y a pas de religion derrière le repas veggie, c’est au contraire une alternative laïque », répond Sébastien Demange, de l’AVF. « Le végétarisme peut provenir de raisons éthiques, politiques ou religieuses. » Pour Laure Ducos, de Greenpeace, « c’est une façon douce de répondre aux enjeux cultuels, en remettant de l’égalité entre les enfants ».

L’alimentation scolaire, un enjeu important des élections à venir

Finalement, fin 2018, la Fédération de parents d’élèves a organisé une soirée consacrée à l’alimentation à la cantine, « avec un focus sur la viande industrielle », « après nous avoir entravées et méprisées ces dernières années lorsque nous étions pionnières sur ces mêmes enjeux, écrit Fatima dans son billet de blog. Jamais la FCPE 93 n’aurait osé récupérer ainsi un combat mené par une association de parents si ces parents n’étaient pas issus de l’immigration post-coloniale. Ce sont toujours les mêmes que l’on pille. »

La Fédération de parents d’élèves a, finalement, organisé une soirée consacrée à l’alimentation à la cantine.

La FCPE 93 n’a pas répondu à nos demandes d’interview. La mairie de Bagnolet défend quant à elle des améliorations « progressives » des repas scolaires. « Après notre élection en 2014, nous avons dû relancer très vite un marché public pour la restauration scolaire, explique Olivier Taravella, élu en charge des marchés publics, joint par Reporterre au téléphone. On n’a pas eu le temps de réfléchir au contenu nutritionnel et pédagogique des repas. On essaye petit à petit de renforcer le bio, les circuits courts et on est passé d’un repas végétarien par mois à trois ou quatre repas mensuels à la rentrée 2019. »

La municipalité a aussi lancé une « concertation avec la communauté éducative » (enseignants, agents, parents d’élèves) en vue de lancer un nouveau marché public d’ici les municipales. Car l’alimentation scolaire sera, à n’en pas douter, un enjeu important des élections à venir. Les associations EEB et EEM lancent donc, ce samedi 12 octobre, une campagne de plusieurs mois pour « faire pression sur les candidats », et « les pousser à se positionner sur l’alternative végétarienne ». Ce soir, elles organisent une « Rencontre nationale » à ce sujet, avec Greenpeace, Attac et l’AVF .

Si l’équipe municipale actuelle, socialiste, ne souhaite pas prendre position « avant la fin de la concertation », Olivier Taravella esquisse quelques pistes en réflexion : « On voudrait augmenter les repas végétariens, soit en proposant 50 % de menus sans viande par semaine [contre 15 à 20 % actuellement], soit en mettant en place une alternative quotidienne. » D’après les sondages réalisés par la ville de Bagnolet, « les parents souhaitent avant tout, à 70 %, une nourriture de meilleure qualité, note-t-il. La demande de menus écologiques, avec moins de viande, concerne 30 % des sondés. »

Samedi soir, Sébastien Demange et Laure Ducos défendront, aux côtés des associations locales, l’option végétarienne. Avec des arguments bien rodés. « Quand les villes proposent une alternative sans viande, 30 à 40 % des enfants la choisissent et les cantines enregistrent 10 à 20 % de fréquentation supplémentaire », dit la chargée de mission de Greenpeace. Pour soutenir les communes voulant sauter le pas, l’Association végétarienne de France propose un accompagnement, « car il s’agit d’un bouleversement dans les habitudes », observe M. Demange. « Sans formation spécifique, les cuisiniers ont tendance à recourir à des produits végétariens ultra-transformés, avec des additifs et du sel, avertit-il. Et si les menus végétariens se résument à une omelette au fromage ou une quiche sans lardons, on perd l’intérêt nutritionnel, pédagogique et écologique. »

« L’école doit être le lieu de l’éducation au goût, à l’alimentation, pense aussi Anissa. L’alternative végétarienne permet d’ouvrir ce débat. » Le chemin est encore long, mais les mamans d’EEB ne se découragent pas :

On se bagarre avec nos petits poings, on prend pas mal d’uppercuts mais on est toujours debout, parce qu’on se bat pour nos enfants ».

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