L’attaque turque contre les territoires kurdes syriens situés à l’est de l’Euphrate et le ballet diplomatique qui l’a précédée, voyant les Etats-Unis redéfinir leur soutien aux Forces démocratiques syriennes à dominante kurde et les Iraniens menacer le voisin frontalier, ont soudainement braqué l’attention sur cette vaste bande de terre. Appelée en arabe «l’île» («Jazira»), cette région se trouve dans une situation paradoxale qui explique largement les derniers développements.
A la croisée de trois Etats (Turquie, Irak, Syrie) et faiblement intégrée à la Syrie, cette «frontière» demeure extrêmement importante pour ses richesses, qui déterminent son devenir : elle a ainsi été reconquise et transformée en permanence depuis le dernier siècle, et de manière accélérée depuis le soulèvement de 2011. Il serait simple de voir dans les actuels et prochains heurts une lutte nationale - le peuple kurde contre l’oppresseur turc. De même, il serait facile de penser qu’un projet politique cohérent risque de prendre fin si le pouvoir change dans cet espace. Au contraire, il est possible de lire ces nouvelles à l’aune des reconfigurations successives vécues par la «Jazira».
Or blanc
En 2010 encore, peu de Syriens extérieurs à la région connaissent les deux villes majeures de l'Euphrate, Raqqa et Deir el-Zor. Ces endroits paraissent comme une terre abandonnée. Repris à des tribus par l'Empire ottoman au XIXe siècle, cet espace demeure un front pionnier. Dans les années 50, des liens économiques se tissent avec Alep. Pour un temps, la Jazira est terre de l'or blanc - le coton, ressource lucrative. Plus tard, dans les années 90, les premiers gisements pétroliers sont mis au jour, suscitant les appétits du régime de Damas.
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Cette situation de relégation est encore plus marquée pour le chapelet de petites villes, de Jarablous à Qamishli, qui ponctuent la frontière syro-turque. Gares de la ligne ferroviaire devant relier Istanbul à Bagdad, lieux de contrôle à l’époque du mandat français, ces villes ne font plus l’objet de l’attention de Damas à partir de l’indépendance. Le régime de Hafez al-Assad surveille les trafics et les populations, arabisant de force ces lieux, sans pour autant garantir de renouveau à ces bourgs. Les choses évoluent au cours des années 2000, lorsqu’Ankara et Damas se rapprochent, ce qui permet aux Syriens de découvrir ce qu’il y a de l’autre côté de la frontière. Ce tournant diplomatique conditionne les événements en cours : pour les autorités turques, le combat contre la dissidence kurde - le PKK - se déroule en Syrie ; pour les autorités syriennes, l’ouverture marque un renouveau économique.
Entre 2011 et 2014, les soubresauts syriens changent brutalement la donne. La contestation pousse le régime à retirer ses hommes de la région. A l’été 2012, ce vaste territoire sort de l’orbite de Damas, qui ne s’y intéresse plus, laissant chacun inventer son propre agenda. Pour le PYD (branche syrienne du PKK turc), et surtout pour le PKK, c’est l’occasion de penser un nouveau Kurdistan, en muselant les forces kurdes en désaccord avec ce projet et en récupérant les lieux du pouvoir abandonnés par le régime. Tout change encore lorsqu’un nouvel acteur bouleverse le cours de la révolution syrienne : révolution dans la révolution, l’avènement de l’Etat islamique met un terme à cette tentative initiale. La violence de l’EI et sa confrontation avec l’Occident plongent la région dans la lutte antiterroriste. Le sécuritaire prend le pas sur le politique : la victoire sur l’EI se résume à l’écrasement militaire sans réflexion sur l’avenir.
Alliance
En 2014, dans le cadre de la bataille de Kobané, ville médiane postée sur la frontière turco-syrienne, qui oppose les Kurdes aux jihadistes, les priorités des uns et des autres sont redéfinies. Côté turc, trois principes guident l’action du gouvernement Erdogan : sanctuariser son territoire, étendre la lutte sur toute la frontière et trouver une solution pour les réfugiés syriens qui affluent dans le pays. Côté syrien, cette bataille revitalise une «kurdicité» proclamée par le PYD et le PKK, faisant de cet affrontement un moment eschatologique devant révéler ou détruire le peuple kurde mené par son avant-garde armée. Les réactions des Occidentaux sont contradictoires : si leur objectif principal est d’éviter que l’espace tombe entre les mains de l’EI, ils préfèrent néanmoins que le combat soit mené par les Kurdes. Il n’est ainsi pas porté atteinte à la souveraineté syrienne (les Kurdes étant des citoyens syriens) tout en mettant en valeur les Kurdes dont les institutions en exil sont parvenues à se faire entendre depuis les années 90. C’est ainsi que se forge cette alliance, devenue la clé du succès de la politique antiterroriste.
Sauf qu’une telle ligne d’action a toujours été, pour les Occidentaux, conjoncturelle, contrairement aux espoirs kurdes. Aussi, une fois l’ennemi apparent renversé, au prix d’une campagne dévastatrice et toujours sans penser aux lendemains politiques, le partenaire étranger se retire. Nous assistons, d’une certaine manière aujourd’hui, aux suites de la bataille de Kobané, sous un nouveau jour. Alors que la communauté internationale se lasse des questions syriennes, dans ce territoire en perpétuelle quête de devenir politique, un nouveau cycle de violences s’annonce.