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André Hébert : « Pour mener cette offensive, Erdogan s’appuie sur des vétérans de Daech »

André Hébert a combattu l’« État islamique » aux côtés des Kurdes de Syrie. Il en fait le récit dans un livre, Jusqu’à Raqqa, publié cette année aux Belles Lettres. L’assaut turc, prévient-il, risque d’offrir aux djihadistes un nouveau sanctuaire. Entretien.

« La lutte contre l’armée turque et la lutte contre Daech sont un seul et même combat », écrivez-vous en évoquant à plusieurs reprises, dans votre récit, les complicités turques avec Daech et d’autres groupes islamistes armés. Quelles formes ont pris ces complicités ?

André Hébert. Elles ont pris de multiples formes. D’abord, en « fermant les yeux », la Turquie autorise de fait des djihadistes étrangers à se rendre en Syrie à partir de son territoire, en traversant librement la frontière. Parmi ceux-là se trouvent de nombreux ressortissants turcs : on trouvait très fréquemment des passeports turcs sur les cadavres de combattants de Daech. Ensuite, les autorités turques ont laissé des unités djihadistes se replier sur leur territoire pour attaquer les Kurdes à revers, pendant la bataille de Kobane mais aussi plus tard, début 2016, lors de représailles suite à la reprise de la ville de Shedade par les Forces démocratiques syriennes (FDS). La Turquie a  fourni un soutien logistique aux djihadistes, elle leur a livré des armes. Je pense à l’affaire, documentée par des journalistes turcs, de ce convoi d’armes à destination de Daech conduit par des éléments du MIT, les services secrets turcs, bloqué par des gardes frontières qui n’étaient pas au courant de l’opération. De nombreux djihadistes faits prisonniers par les Kurdes ont d’ailleurs témoigné de contacts avec des agents du MIT. Certains, blessés, ont encore affirmé et prouvé documents à l’appui qu’ils avaient été soignés en Turquie, avant de revenir en Syrie pour reprendre le combat dans les zones contrôlées par Daech. Enfin, plusieurs rapports ont mis en évidence l’achat par la Turquie de pétrole pillé par Daech dans les zones occupées par ses hommes pendant plusieurs années. Les preuves sont nombreuses.

Sans base territoriale, il est selon vous beaucoup plus difficile pour Daech de mener des attaques à grande échelle. Pourtant on parle de cellules dormantes, il y a des combattants disséminés. Quel est leur capacité de nuisance ? En quoi l’offensive lancée par Ankara dans le nord est de la Syrie peut-elle encourager une résurgence de l’Etat islamique ?

André Hébert. S’il n’y a pas eu d’attentat de masse en France, ces dernières années, comme on en a connu à Paris en 2015 et Nice en 2016, c’est pour une bonne raison : avec la libération de Raqqa, le centre névralgique des opérations terroristes internationales de Daech a été détruit. Il y a donc un vrai lien de cause à effet : tout le monde doit s’en rappeler à l’heure où les Kurdes sont abandonnés. C’est à eux que l’on doit cette sécurité relative. Laisser la Turquie agir à sa guise, c’est permettre aux djihadistes détenus dans les prisons kurdes de s’échapper. Leurs familles détenues dans le camp d’al-Hol vont elles aussi se disperser dans la nature. À coup sûr, certains d’entre eux parviendront à revenir en Europe pour y perpétrer des attaques. On parle là de plusieurs milliers d’individus extrêmement dangereux, aguerris, fanatisés, mus par le désir de revanche. Par ailleurs, les groupes sur lesquels la Turquie s’appuie pour mener cette offensive sont constitués de vétérans de Daech et du Front al-Nosra (la branche syrienne d’al-Qaida, NDLR). Si la Turquie mène à bien son projet en établissant cette fameuse « zone de sécurité » qu’elle revendique, elle offrira aux djihadistes un califat bis, placé, cette fois, sous la protection de l’Otan. Il sera probablement bien plus dangereux que le précédent. Les djihadistes qui disposeront d’une telle base territoriale viendront attaquer la France de nouveau : c’est une évidence.

Vous évoquez dans votre livre la situation dans les zones que la Turquie occupe déjà à l’ouest de l’Euphrate. L’armée d’Ankara y mène, dites-vous, « une campagne de nettoyage ethnique ». Ce scénario menace-t-il les territoires aujourd’hui convoités par Erdogan ?

André Hébert. Erdogan ne fait pas mystère de ses intentions : il a clairement annoncé son intention de réimplanter les 3,5 millions d’Arabes syriens réfugiés sur son sol dans ces régions de peuplement kurde qu’il veut conquérir. C’est donc bien une politique de nettoyage ethnique qui se prépare ouvertement. L’objectif de la Turquie, avec cette opération militaire, est de tuer le plus de gens possible, combattants ou civils kurdes. On ne peut pas rester les bras croisés devant ce génocide annoncé.

Vous décrivez le modèle de confédéralisme démocratique expérimenté au Rojava comme « une démocratie réelle contrôlée par des communes populaires » propre à offrir une « alternative crédible au capitalisme ». Le caractère révolutionnaire de ce projet explique-t-il la passivité occidentale devant l’agression turque ?

André Hébert. Cette passivité, je crois, est davantage liée à des enjeux géopolitiques qu’à la nature de la révolution du Rojava. La coalition [anti-Daech, dirigée par Waschington, NDLR] a toujours affiché une attitude très méprisante vis-à-vis de cette révolution. Ce qui se passait dans les territoires kurdes n’intéressait pas les Occidentaux. Aujourd’hui, si les États-Unis ont décidé de trahir les Kurdes, cela ne tient pas à une rodomontade de Donald Trump. Je pense que Washington a négocié avec Ankara des gages sur le long terme : il s’agit de stopper le rapprochement avec l’Iran et la Russie, pour garder la Turquie dans le camp de l’OTAN et des Américains. L’avenir dira ce qu’Erdogan a donné aux Américains en échange de cette trahison. Mais quoi qu’il arrive sur le plan militaire demain au Kurdistan, le modèle expérimenté là-bas perdurera, il restera une précieuse source d’inspiration pour tous ceux qui, dans le monde, sont à la recherche d’une véritable démocratie, d’une alternative au capitalisme.

Vous réfutez la thèse du « nationalisme kurde intégral ». Quelle part les Arabes, les Syriaques, les Turkmènes ont-ils pris dans cette dynamique révolutionnaire, dans l’administration autonome et dans le dispositif militaire des Forces démocratiques syriennes ?

André Hébert. Par cohérence idéologique mais aussi par intérêt, les Kurdes ont fait le choix d’associer toutes les communautés au partage du pouvoir et des ressources. Toutes les communautés ont leurs propres unités militaires intégrées aux FDS. Elles disposent toutes du droit fondamental à se défendre. Elles sont toutes représentées dans des proportions équitables au sein des instances politiques du Rojava et de la Fédération du nord est de la Syrie. Les territoires libérés de l’Etat islamique incluent une diversité d’appartenances communautaires et confessionnelles. Ces populations n’ont pas le choix, elles doivent vivre ensemble. Elles sont attachées à l’unité, à la paix, à la stabilité rendues possibles par le confédéralisme démocratique. D’ailleurs, la résistance à l’invasion turque mobilise, au-delà des FDS, tout un peuple aux identités multiples.

Des négociations avec Damas sont-elles incontournables pour les Kurdes ? Quelle peut être l’attitude du régime de Bachar al-Assad devant cette agression turque ?

André Hébert. Le régime syrien tirera profit de la situation : les Kurdes, avec cette attaque d’Ankara, vont perdre de leur pouvoir de négociation. D’un autre côté, Damas n’a pas intérêt à laisser la Turquie s’emparer d’une partie du territoire syrien. Un commandant des FDS laissait entendre ces derniers jours que des discussions avec le régime syrien pourraient s’ouvrir, en vue de défendre des points stratégiques comme la ville de Manbij. Mais il est important de rappeler que les Kurdes se sont toujours opposés à ce régime. Ils n’ont aucune sympathie pour Bachar al-Assad. S’ils opèrent un rapprochement avec Damas, c’est que le contexte les y contraint.

Votre engagement comme volontaire au côté des Kurdes était motivé par une solidarité politique. Comment peut-on appuyer, aujourd’hui, les populations du Rojava ?

André Hébert. Il faut participer massivement aux manifestations organisées par les Kurdes. Les organisations de gauche doivent s’y impliquer, tout en prenant, elles aussi, leurs propres initiatives. Sauvegarder le Rojava est de l’intérêt de tous, bien au-delà des Kurdes.

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