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Jørn Riel : "Les Inuits ont le sixième sens que nous avons perdu"

inuit
© Pixabay

L’écrivain danois Jørn Riel a vécu seize ans au Groenland. Une tranche de vie dans le fatras des glaces, dont il a rapporté de savoureux « Racontars » arctiques, publiés dans une vingtaine d’ouvrages. Ainsi que ces précieux enseignements, rédigés spécialement pour GEO.

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«Voyager, c’est vivre», disait le grand conteur Hans Christian Andersen. Les explorateurs polaires auraient sans doute précisé «Voyager, c’est survivre». Cela vaut bien sûr aussi pour le Groenland, où le froid peut être extrême. Quand je parle de voyage, c’est toujours à la manière inuite. De nos jours, on peut voler et naviguer, mais il s’agit là essentiellement du transfert d’un lieu vers un autre. Voyager avec un traîneau et des chiens, ça, c’est la vie. Une fois qu’on a appris à le faire.

L’explorateur Peter Freuchen a dit une fois qu’il y avait une joie presque perverse à s’allonger et grelotter dans un sac de couchage en peau de renne. Après en avoir fait l’expérience plus d’une fois, je dois lui donner raison. Au moindre geste, un filet d’air glacial se faufile dans le sac, provoquant au passage des sensations si accrues qu’elles semblent contre-nature. Puis, le matin venu, il faut libérer sa tête collée à la capuche gelée, ce qui ne manquera pas de vous rappeler que vous avez bien respiré toute la nuit, et survécu pratiquement en un seul morceau à l’expérience. Quelques lambeaux de barbe et de peau restent toujours côté capuche. Laissez-vous aller, ne serait-ce qu’une fois, à essayer cette innocente perversité.

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EN IMAGES
Groenland : le nouveau rêve du voyageur

Voyager avec des Inuits, c’est voyager en solitaire. Au fil des années, j’ai eu de nombreuses occasions d’accompagner des Inuits de par le monde arctique et, à chaque fois, cela s’est passé de la même façon. Nous partions ensemble, puis ils disparaissaient rapidement à l’horizon. C’est seulement tard dans la nuit que je les rattrapais, alors qu’ils dormaient depuis quelques heures déjà. Je n’avais donc droit qu’à un court répit avant qu’ils se réveillent, attachent les chiens et repartent. Je ne sais pas comment ils s’y prenaient. Mon traîneau n’était pas plus lourdement chargé que les leurs, mes chiens étaient aussi robustes que bien nourris. Et pourtant, je peinais toujours seul dans leur sillon.

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Voyager avec les Inuits, c’est être entre de bonnes mains

Pendant de nombreuses années, j’ai cru qu’ils n’en avaient rien à cirer. Que je disparaisse dans un glacier, que je me brise une jambe ou la nuque, ou que je me fasse manger par un ours, ce n’était pas leur problème. Mais je me trompais. Ce peuple de la nature a un sixième sens que nous autres avons perdu, ils savaient toujours exactement où j’étais, ainsi que les déboires que je rencontrais. Voyager avec des Inuits, c’est être entre de bonnes et bienveillantes mains.

La nature arctique est grandiose. Elle n’est pas faite de sages paysages, mais de contrées sauvages. Rien n’est plus épatant que de traverser un fjord immense, tiré par des chiens de traîneau, où les montagnes forment le décor, projetant leurs ombres démesurées sur la glace.

L’été est chaotique. A peine les neiges de l’hiver ont-elles fondu qu’une multitude de fleurs surgissent. Les vallées se couvrent de coquelicots rouges, et les myrtilliers fleurissent, promettant de belles baies sucrées pour le court automne. Les ruisseaux gonflent et les saumons remontent les cascades. Grands et gras, ils se laissent capturer par une main leste. Essayez. Quoi de plus savoureux qu’un saumon que l’on a attrapé soi-même dans une rivière arctique ?

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Un monde sauvage, stupéfiant et très beau, oui. Mais amical, non

Pendant des millénaires, les Inuits ont survécu à l’aide de ce que leurs terres ont à offrir. L’Arctique est généreux et sa diversité, infinie. Le goût légèrement salé des yeux de phoques en fines rondelles, ou encore d’alcidés confits, de petits oiseaux enrobés d’une peau de phoque à la couche de graisse intacte. Cette merveille est ensuite enterrée pour être cuite en un exquis camembert polaire par un soleil qui ne se couche pas. A déterrer au cours de l’hiver pour servir notamment lors des festivités. N’oubliez pas de recracher les pattes et le bec. De la même façon, les parasites qui se cachent dans la peau de renne sont incomparables, sans parler du mattaq, la couche de graisse du narval ou du béluga. Le régime arctique est sain, plein de vitamines, et divin… une fois que l’on s’y est habitué.

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L’anthropologue et explorateur polaire Vilhjalmur Stefansson avait une théorie favorite, à savoir «l’amical Arctique», avec laquelle le grand explorateur Roald Amundsen était en désaccord absolu. Ce dernier pensait qu’envoyer des gens non-avertis vers «l’amical Arctique» avec un fusil et des munitions revenait à les expédier vers une mort certaine.

On peut dire beaucoup de choses au sujet du climat polaire. Mais amical, il l’est rarement. Il peut naturellement y avoir des journées douces en été, la chaleur peut atteindre dix bons degrés. En revanche, pendant le long et sombre hiver, le temps est en général mauvais, et souvent franchement déconcertant. On peut traverser une plaine gelée sous un beau clair de lune pour être, l’instant d’après, assailli par une vociférante tempête de neige.

Dans l’est du Groenland, il n’est pas rare d’être pris de court par un piteraq. C’est une tempête née sur l’inlandsis, qui forcit sans rencontrer d’obstacle sur plusieurs centaines de kilomètres avant d’être compressée par les montagnes de la côte pour enfin s’abattre avec une force inouïe sur les habitats et les voyageurs. Ce phénomène ressemble d’abord à un petit nuage lenticulaire au loin sur la banquise, un nuage qui grandit à toute vitesse pour finalement occuper la totalité de la voûte céleste. En tant que voyageur, il n’y a alors qu’une chose à faire : creuser un trou dans la neige et s’y enterrer jusqu’à ce que ça passe. Amical n’est pas un terme que j’appliquerais à l’Arctique. Sauvage, stupéfiant et incroyablement beau, oui. Mais amical, non.

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Un voyage sur la neige avec des chiens de traîneaux... tout un art

« Donnez-moi de la neige et des chiens, vous pouvez garder le reste », aurait dit l'explorateur Knud Rasmussen. La plupart des vieux loups polaires acquiesceraient. Rien n’est comparable à un voyage sur la neige avec des chiens de traîneau. C’est tout un art. Il faut d’abord se procurer les bêtes, et les Inuits ne manquent pas de vous présenter les cabots les plus vieux et usés dont ils disposent. Ils convainquent rapidement l’acheteur qu’une alimentation solide et que quelques bons soins remettront vite les retraités sur pattes, et que ces chiens sont sans aucun doute les meilleurs, du fait de leur longue expérience.

Quelque temps plus tard, les chiens nouvellement acquis parviennent à se tenir debout tout seuls, et c’est avec de grandes attentes qu’on les attelle à un traîneau. Entre-temps, on aura plus ou moins appris à se servir du fouet de huit mètres de long. En atteignant évidemment plus souvent son propre corps qu’autre chose, l’entraînement nous aura laissé le visage tuméfié et sanguinolent.

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Le premier voyage est inoubliable. Les Inuits restent pour assister au spectacle, le visage bien caché dans leurs anoraks pour pouvoir ricaner sans être vus. Un instant plus tard, le traîneau dévale la pente vers le fjord, et on se cramponne désespérément d’une main, en hurlant «Stop !», puis d’autres termes que je m’abstiendrai de répéter. Bientôt, le traîneau s’arrête en terrain plat. Les chiens s’allongent, sans la moindre crainte pour l’homme au fouet. Ils savent très bien qu’il n’est un danger que pour lui-même. Enfin, un Inuit vient avec un autre chien. Plus exactement une chienne. On l’attache en première ligne, et tous les vieux roublards se lèvent aussitôt, museau à l’air. Et finalement, le traîneau repart. Parce que rien n’arrête des chiens mâles, même grabataires, lorsqu’ils poursuivent une femelle.

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Ici, la mort n’est jamais loin, moi-même, je suis mort une fois

En terre polaire, la mort n’est jamais loin. Moi-même, je suis mort une fois, un jour de gros temps, dans les années 1950. J’étais parti mesurer l’épaisseur de la glace quand une tempête de neige s’est abattue, si dense que je ne voyais plus les chiens les plus proches. Par malchance, j’ai trébuché et lâché le traîneau, que les chiens ont ensuite rapidement tiré hors de ma portée. Ils voulaient rentrer à la maison, impossible de les arrêter. J’ai commencé à marcher. Après plusieurs heures dans la neige profonde, j’étais si fatigué que je me suis laissé tomber au sol, même si je savais que c’était la dernière chose à faire. C’était merveilleux. Une sensation de bien-être a envahi tout mon corps, les pensées me venaient lentement, paresseuses. «Dans un instant, tu te lèves et tu repars», soufflait une voix en moi. Mais je restais assis.

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Mon camarade inuit s’est rendu compte que mes chiens étaient rentrés sans moi, et les a promptement reconduits sur leurs traces. C’est mon chien meneur qui a fini par me retrouver. Assis, tel un petit monticule de neige au milieu de nulle part, l’esprit divaguant si loin qu’on aurait bien pu me considérer comme déjà mort. Mourir de froid avait un goût de paradis. Et ce fut l’enfer que d’être décongelé et ramené à la vie. Je me suis souvent dit par la suite que si mourir est toujours aussi agréable, je n’ai rien contre le fait de recommencer une fois ou deux.

Ceux qui ont parcouru l’Arctique contractent une maladie grave. Douloureuse et pénible, elle peut frapper n’importe où, n’importe quand. Il n’y a qu’un remède : renvoyer immédiatement le souffreteux en région polaire. Le Virus arcticus est incurable.

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Jørn Riel : inspiré par sa vie avec les trappeurs

Il avait 19 ans lorsqu’il s’est engagé, en 1950, dans une expédition scientifique danoise menée dans le nord-est du Groenland. Il ne se doutait pas alors qu’il allait y passer seize ans, et en tirer, des années plus tard, une vingtaine de fictions humoristiques. Grand prix de l’Académie danoise en 2010, il est aujourd’hui, à 88 ans, le plus célèbre des conteurs d’histoires du Grand Nord. A (re)lire : la série des «Racontars», publiée aux éditions Gaïa.

📸 En images : Groenland, le nouveau rêve du voyageur.

➤ Texte exclusif paru dans le magazine GEO d’août 2019 (n°486, Groenland).

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