SCIENCE - La Française Esther Duflo et les Américains Abhijit Banerjee et Michael Kremer, lauréats du prix Nobel de l’économie 2019, sont spécialistes de la pauvreté dans le monde. Un domaine extrêmement important, mais sur lequel le public est plutôt mal renseigné.
Jugez plutôt: selon un sondage mondial réalisé en 2018, seuls 13% des sondés estiment que la pauvreté extrême a diminué ces 20 dernières années. Pourtant, elle a bien baissé. Elle s’est même effondrée. En 1981, 44% de la population mondiale vivait sous le seuil d’extrême pauvreté. En 2015, ce chiffre a été divisé par 4, passant sous la barre des 10%.
Cette baisse fonctionne même en nombre de citoyens, malgré l’augmentation de la population mondiale. Et même si l’on définit différents seuils d’extrême pauvreté.
Bien évidemment, cela ne veut pas dire que tout est rose dans le monde. De nombreuses inégalités demeurent, la pauvreté en générale est loin d’être éradiquée et les projections futures sont bien moins optimistes. C’est justement pour améliorer notre combat contre la pauvreté que les travaux d’Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer sont importants.
L’extrême pauvreté est mal comprise
Pour bien comprendre, prenons les faits un par un. Cette infographie du site Our world in data, dirigé par l’université d’Oxford et qui présente des données scientifiques sur l’évolution du monde, permet de se rendre clairement compte de cette évolution. En rouge, le nombre de personnes vivant sous le seuil d’extrême pauvreté calculé par la Banque mondiale. En vert, le nombre de personnes vivant au-dessus de ce seuil.

Comme vous pouvez le voir, jusque dans les années 70-80, le nombre de personnes en situation d’extrême pauvreté augmentait, mais moins vite que la population mondiale. Depuis, ce nombre baisse tout court.
Mais alors pourquoi croit-on que l’extrême pauvreté augmente? Peut-être, car il est difficile, notamment dans les pays développés, de comprendre ce qu’est l’extrême pauvreté. Dans le sondage mondial de Glocalities, il est précisé qu’en Chine, 50% des sondés pensent que la pauvreté extrême a diminué en 20 ans, contre seulement 8% des Allemands ou Américains.
Cela s’explique peut-être par un décalage entre notre perception de la pauvreté et la réalité de ce que vivent les populations des pays en voie de développement. Le seuil en dessous duquel une personne est dans une situation d’extrême pauvreté si elle dispose de l’équivalent de moins de 1,90 dollar par jour. C’est une ligne “extrêmement basse”, rappelle Our world in data, bien loin du seuil de pauvreté en France (qui, lui, stagne ces dernières années).
Une baisse généralisée
Pour autant, cela reste une réduction impressionnante. Sur les 25 dernières années, le nombre de personnes en situation d’extrême pauvreté a baissé de 128.000 par jour en moyenne.
Cette ligne de 1,90 dollar a été critiquée par certains chercheurs. Mais même si l’on en prend d’autres communément utilisées (3,20, 5,50 ou encore 10 dollars), la proportion de personnes en situation de pauvreté diminue. Et depuis dix ans, “le nombre de personnes vivant sous les trois plus basses lignes de pauvreté a décliné”, précise Our world in data.
“C’est certainement l’un des accomplissements les plus remarquables de l’humanité”, estiment les chercheurs du site, en rappelant le lien entre pauvreté et amélioration de la santé et de l’éducation.
Si ce message positif est important à rappeler, d’autant que la majorité de la population pense l’inverse, tout n’est pas rose, loin de là. D’abord, rappelons-le, ces lignes de pauvretés sont extrêmement basses. De plus, les inégalités globales sont encore très élevées. Mais surtout, cette baisse risque de stagner dans le futur.
Un futur peu réjouissant
Les pays développés ont logiquement été les premiers à voir cette baisse, qui a commencé avec la révolution industrielle. Ces 30 dernières années, l’essentielle de la chute provient de l’Asie en général et notamment de la Chine, comme vous pouvez le voir dans le graphique ci-dessous.

Mais ce que l’on voit aussi sur ce graphique, c’est que le nombre de personnes en situation d’extrême pauvreté en Afrique subsaharienne risque d’augmenter d’ici 2030. Moins vite que l’augmentation de la population générale, mais c’est tout de même une vision du futur extrêmement négative.
Ces projections, calculées sur la croissance actuelle et passée de chaque pays, sont basées sur le fait que les économistes ne prévoient pas de croissance pour les pays les plus pauvres, notamment en Afrique.
Or, la baisse de la pauvreté “s’explique par des mouvements de croissance, en supposant que les inégalités ne se creusent pas, que l’ensemble de la population bénéficie de ces tendances”, explique au HuffPost Luc Behaghel, chercheur au CNRS.
Réinventer la lutte contre la pauvreté
Mais rien n’est perdu pour autant. D’abord, rien ne dit que les pays dans lesquelles le nombre de personnes extrêmement pauvres augmente ne vont pas connaître une croissance économique imprévue. De plus, “même dans les économies très pauvres, des politiques ciblées peuvent venir en aide aux plus démunis”, note Our world in data.
C’est justement le but des travaux des lauréats du prix Nobel d’économie 2019: essayer de cerner les moyens concrets et ciblés capables de réduire la pauvreté. En utilisant des méthodes proches des tests cliniques pour les médicaments, les chercheurs, depuis une trentaine d’années, analysent en détail l’impact d’aides bien spécifiques sur l’éducation, l’accès à la santé, au crédit, etc.
Ils ont ainsi montré que le tutorat personnalisé, plutôt que l’achat de livres ou une cantine gratuite, a un effet sur le niveau d’éducation dans les pays pauvres. On encore que le microcrédit était peu efficace et que la mise en place de cliniques mobiles triplait le taux de vaccination. Tous ces éléments ont, in fine, un impact sur la pauvreté.
Abhijit Banerjee et Esther Duflo ont créé en 2003 un réseau de 200 chercheurs, le J-PAL, qui travaille à ces questions. “Plus de 1000 évaluations sont en cours ou ont été réalisées”, précise Luc Behaghel, affilié au J-PAL Europe. “C’est un processus cumulatif. Les leçons que nous enseignent ces multiples expérimentations, si elles sont appliquées avec prudence et vérification, pourraient changer sensiblement les politiques de lutte contre la pauvreté”, estime l’économiste, qui se dit “optimiste raisonné”.
“Ce que ces études de terrain font ressortir, c’est qu’il y a un potentiel énorme, nous ne sommes pas du tout au bout de ce que les politiques publiques peuvent faire et il n’y a aucune raison de ne pas espérer que le développement se poursuive”, affirme-t-il. Espérons que l’avenir lui donnera raison et que les courbes de la pauvreté continueront de chuter.
A voir également sur Le HuffPost: