Reportage

Kurdes : «Nous avons bien plus peur des Turcs que de Daech»

Lâchés par Washington, les combattants kurdes ont annoncé dimanche avoir conclu un accord avec Damas pour contrer l’offensive du régime d’Erdogan dans le nord de la Syrie. Au moins 130 000 civils ont déjà fui les combats. «Libération» est allé à la rencontre des habitants, désespérés et en colère.
par Wilson Fache, envoyé spécial dans le nord-est de la Syrie
publié le 14 octobre 2019 à 20h11
(mis à jour le 14 octobre 2019 à 20h16)

Il est 21 heures mais il fait déjà nuit, comme si le monde avait été englouti. Sur la route M4 qui relie Tall Tamr à Qamichli, le check-point tenu par les forces kurdes syriennes est illuminé comme un sapin de Noël. Des dizaines de loupiotes rouges posées sur l'asphalte indiquent la position du barrage, un phare au milieu des champs arides. Mais celui-ci est désormais vacant. Un pick-up fonce à toute allure : les combattants des Unités de protection du peuple (YPG) quittent leurs positions. «On se retire, le régime arrive», murmure l'un d'eux à travers la vitre avant de repartir. En Syrie, et les «frontières» disparaissent dans la nuit aussi vite que les voitures.

Les autorités kurdes, acculées après «l'abandon» de Washington, ont finalement annoncé dimanche avoir passé un accord avec le régime de Bachar al-Assad, sous l'égide de la Russie, pour permettre le déploiement de l'armée syrienne dans le nord du pays. Le but : stopper l'avancée des troupes turques et de leurs supplétifs. En échange de la protection de Damas, plusieurs villes sous contrôle kurde brandiront à nouveau l'étendard de la République arabe syrienne. Les détails exacts de cet accord ne sont toutefois pas encore connus.

«Que des ennemis»

Le monde a changé il y a à peine une semaine, depuis le début de l'opération d'Ankara, lancée à la faveur du retrait américain. Le président Recep Tayyip Erdogan avait promis une «bande de sécurité» à la frontière pour repousser les forces kurdes, considérées par la Turquie comme une organisation terroriste. Un assaut qui a provoqué l'exode d'au moins 130 000 civils, selon les Nations unies. Plusieurs dizaines de voitures faisaient la queue, dès 6 heures du matin lundi, au poste-frontière irako-syrien de Semalka, leurs passagers espérant trouver refuge au Kurdistan irakien. Mohammed Ali, 58 ans, accompagne sa femme et ses deux filles, qu'il veut mettre en sécurité de l'autre côté de la rivière. «C'est une crise sans précédent. Nous n'avions pas d'autre choix que de passer un accord avec le régime», estime ce Kurde de Tall Tamr. Sur la plaine morne, l'aurore ressemble à s'y méprendre à un crépuscule. «C'est une bonne solution. Je pense que le régime prendra juste les postes-frontières et pas le contrôle de tout le Rojava», tente-t-il de se rassurer. Sans savoir que sa ville natale tombera quelques heures plus tard dans le giron de Damas.

Ballottés au gré des batailles et des allégeances politiques mouvantes, les Kurdes étaient parvenus au fil du conflit en Syrie à bâtir leur propre région de facto autonome, sans toutefois jamais couper complètement le contact avec Damas, malgré des relations pour le moins houleuses, que ce soit sous Bachar al-Assad ou sous son père, Hafez. Aujourd'hui, l'administration kurde est visiblement en train de s'effondrer, signant peut-être la fin du «Rojava» en tant que projet politique. «Ce dont nous sommes certains, c'est que le régime n'a jamais cessé d'exiger une capitulation totale sans rien accorder aux Kurdes. Et les Kurdes sont extrêmement faibles en ce moment, ils n'ont aucun moyen de pression», analyse Elizabeth Tsurkov, chercheuse au Foreign Policy Research Institute.

Samedi déjà, des dizaines de familles se pressaient contre les portes closes de Semalka. Peau flétrie et yeux éraillés par la guerre, l'odyssée de Maryam Ibrahim l'a amenée jusqu'aux rives du Tigre. «Je ne peux plus pleurer, je n'ai plus de larmes à verser. Je ne peux pas marcher, mes jambes ne me portent plus. Je veux simplement que Dieu arrête cette guerre, plaide la matriarche de 70 ans, en sanglots. Mais je crois que nous n'avons que des ennemis. C'est l'opinion de la vieille femme que je suis.» Autour d'elle, les enfants sont inconsolables.

La guerre syrienne se conjugue au pluriel. Il y avait déjà l’assaut du régime contre les révolutionnaires, l’opération de la coalition internationale contre le groupe Etat islamique, l’EI contre tout le monde, Israël contre les alliés de Téhéran, Téhéran en soutien à Bachar al-Assad, Bachar al-Assad appuyé par Moscou, Moscou contre les groupes rebelles modérés et ceux financés par Doha ou Riyad, les islamistes contre les islamistes, contre les Kurdes, désormais partenaires du régime contre les Turcs.

«Le moment clé que nous devrons surveiller, c'est le moment où la Russie fermera, ou pas, l'espace aérien au-dessus de la Syrie. A ce jour, la Turquie a bénéficié du refus des Etats-Unis de fermer l'espace aérien au-dessus des zones kurdes pour empêcher les frappes aériennes turques. Pour que cet accord fonctionne, la Russie devra fermer l'espace aérien à ces attaques, estime Nicholas Heras, analyste au Center for New American Security. En fin de compte, cet accord constitue la première étape d'une longue route vers l'éventuelle intégration du nord et de l'est de la Syrie [sous contrôle kurde] dans un futur Etat syrien dirigé par Bachar al-Assad.»

Lors d'un rite funéraire d'un combattant kurde tué par les forces turques, samedi à Qamichli.

Photo Baderkhan Ahmad. AP

Echo des explosions

Lorsque Imane Haj Mamo a entendu les premiers avions, elle n’y a d’abord pas prêté attention, croyant reconnaître le bruit des jets de la coalition internationale qui combattent l’Etat islamique. Puis les bombes turques sont tombées. Elle est partie de chez elle sans rien emporter – pas même les médicaments de sa fille malade – et a trouvé refuge avec ses enfants et deux autres familles dans une école primaire à Hassaké. Femmes et enfants ont fui la bourgade frontalière de Ras al-Ain mercredi, au début de l’offensive turque, tandis que leurs maris sont restés pour défendre leur maison.

Cette mère de 40 ans ne connaît que trop bien l'exode. Elle avait déjà dû fuir Alep en 2012 lors des affrontements entre les rebelles et le régime de Bachar al-Assad. Elle avait alors trouvé refuge à Kobané. Puis l'Etat islamique est arrivé et a tué son père et son frère aîné, Arûn. Il a alors fallu fuir Kobané. Elle vivait à Ras al-Ain depuis cinq ans lorsque la guerre est revenue frapper à sa porte. Il a fallu fuir à nouveau. Sa voix s'effrite. En larmes, elle se demande : «Où irons-nous ensuite ?»

A Qamichli, capitale (déchue ?) de la région kurde, les rues habituellement noires de monde sont désertes depuis le début de l'offensive. Le silence seulement interrompu par les aboiements de chiens errants et l'écho des explosions. Si le désespoir avait un parfum, il sentirait probablement comme l'intérieur de l'hôpital Farman. Les mots ne suffisent plus, les fluides racontent : on y pleure ses morts et on y sue de terreur, les plaies font couler un sang tiède. Les bouches, elles, crachent sur «l'abandon» américain. «C'est une catastrophe, c'est une catastrophe», marmonne un chirurgien orthopédique. Les chambres qui accueillent les blessés ont des airs de veillées funéraires. Massoud Ali Mehdi a eu l'abdomen transpercé dans une explosion : «Nous avons bien plus peur des Turcs que de Daech. Nos combattants ont donné leur vie pour vaincre les jihadistes, et maintenant Erdogan est là pour nous achever.»

Paranoïa

Même discours dans le dispensaire de Tall Tamr, à 100 kilomètres au sud-ouest de Qamichli. «Où sont les Américains ? Où ?» demande dans le vide Delil Hassakeh (un nom de guerre). Allongé sur un brancard orange, ce combattant arabe a été blessé au niveau de la jambe et du dos dans une frappe aérienne qui a coûté la vie à son meilleur ami. «J'ai combattu au sein des Forces démocratiques syriennes [sous leadership kurde, ndlr] pour reprendre Raqqa à Daech. Cette bataille n'était rien en comparaison avec ce que l'on vit maintenant. Daech, au moins, n'avait pas d'avions de chasse», lâche-t-il dans un grognement d'agonie alors que des infirmiers le transportent vers le bloc opératoire.

Soudain, un crépitement. Les balles se perdent dans le ciel de Tall Tamr. «Une cellule dormante de Daech attaque», assure le soldat qui garde l'entrée de l'hôpital. Quelques minutes plus tard, le silence reprend ses droits. Sur place, des témoins de l'événement racontent : quatre ou cinq hommes masqués roulaient derrière un pick-up des YPG, qui ont tiré en l'air lorsqu'ils ont vu qu'ils étaient suivis. Les individus ont tenté de s'échapper avant d'être arrêtés. Etaient-ils vraiment de Daech ? L'ennemi – les ennemis – semble omniscient et, dans le chaos ambiant, la paranoïa atteint des sommets. Les autorités kurdes ont annoncé dimanche la fuite de près de 800 proches de jihadistes de l'Etat islamique d'un camp de déplacés. D'autres évasions ont aussi été rapportées. Quelque 12 000 combattants de l'organisation terroriste, dont 2 500 à 3 000 étrangers, seraient détenus dans les prisons sous contrôle des Kurdes. Autant de bombes à retardements.

Les répercussions des derniers développements sont tentaculaires et représentent un cauchemar pour les chancelleries européennes, pour ne citer qu'elles. Les combattants occidentaux de Daech et leurs familles, détenus dans des camps et prisons à travers le Kurdistan syrien, finiront-ils entre les mains du régime d'Al-Assad, à qui les Européens ne reconnaissent pas de légitimité ? Jusqu'où iront les jihadistes parvenus à s'échapper ? Le chaos actuel sera-t-il un terreau fertile à la résurgence de l'organisation terroriste, déjà bien entamée ? Ces questions pourraient hanter la région pour les années à venir. Mais au Kurdistan syrien, l'heure est pour l'instant au deuil. L'adage qui veut que «les Kurdes n'aient pour amies que les montagnes» a, disent ces balafrés, rarement sonné si vrai.

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