Par Erwan Desplanques
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L'écrivain Jack Kerouac fut l'initiateur, avec Ginsberg et Burroughs, de ce courant artistique dans l’Amérique puritaine des années 1950. La marchandisation du mythe fait toujours recette. Mais on redécouvre aujourd’hui, au-delà du trio, la force d’un collectif

Voilà un demi-siècle que le fantôme de Jack Kerouac (décédé le 21 octobre 1969) poursuit sa route, sinueuse et intranquille, cinquante ans que la jeunesse adule cet aïeul baroudeur pour des raisons qui tiennent davantage au mythe qu’à sa littérature. Il voulait être Dostoïevski ; on n’en finit plus de le prendre pour James Dean.

Depuis le début des années 2000, une demi-douzaine de films de cinéma ont été consacrés à l’auteur de « Sur la route » – dont l’adaptation du roman par Walter Salles en 2012 – ou au mouvement qu’il a initié avec ses camarades Allen Ginsberg et William Burroughs: la fameuse « Beat Generation...

Voilà un demi-siècle que le fantôme de Jack Kerouac (décédé le 21 octobre 1969) poursuit sa route, sinueuse et intranquille, cinquante ans que la jeunesse adule cet aïeul baroudeur pour des raisons qui tiennent davantage au mythe qu’à sa littérature. Il voulait être Dostoïevski ; on n’en finit plus de le prendre pour James Dean.

Depuis le début des années 2000, une demi-douzaine de films de cinéma ont été consacrés à l’auteur de « Sur la route » – dont l’adaptation du roman par Walter Salles en 2012 – ou au mouvement qu’il a initié avec ses camarades Allen Ginsberg et William Burroughs : la fameuse « Beat Generation », cette bande d’ artistes doux dingues qui ont cristallisé la soif d’émancipation des années 1950 , des écrivains-aventuriers-toxicos, amateurs de grands espaces et de spiritualités orientales, des « fous furieux du verbe qui flambent la nuit comme des cierges », résumait Kerouac.

Gallimard continue de vendre plus de 20 000 exemplaires de « Sur la route » en Folio, chaque année. Ce livre s’est imposé en vade-mecum que les routards du monde entier emportent avec eux dès qu’ils roulent plus de 30 kilomètres aux États-Unis. La couverture est régulièrement postée sur Instagram par des touristes et des campeurs, sous le hashtag #vanlife (6 millions d’abonnés) . Le titre est devenu refrain chez Jean-Louis Aubert ou Raphaël. Une scène du festival des Vieilles Charrues porte le nom de l’icône et sa gueule de clochard céleste apparaît, aujourd’hui, sur des mugs ou des sacs.

Une image vendable véhiculée

Inutile de dire que l’écrivain en aurait été mortifié . « De son vivant, il était déjà désespéré, catastrophé, par cette forme de récupération, de marchandisation », explique Olivier Penot-Lacassagne, professeur de littérature à l’université de la Sorbonne-Nouvelle (Paris 3), et spécialiste des contre-cultures. « On perpétue une image vendable de Kerouac et de la Beat Generation, très bohème, en gommant la violence de certains textes et en laissant la dimension poétique au second plan. »

Kerouac se revendiquait catholique, se méfiait des hippies

Il détestait l’étiquette de « roi des beatniks » qui lui collait à la peau. Le côté « dilettante défoncé ». Il se revendiquait catholique, se méfiait des hippies et répétait que l’adjectif « beat » (qui signifie cassé, fatigué en argot) provenait aussi du sentiment de « béatitude » et d’extase devant la beauté du monde.

Dans « East Village Blues » , paru au Seuil en avril dernier, Chantal Thomas rappelle ce « malentendu » originel entre Kerouac et ses admirateurs. Et insiste plus volontiers sur la « géniale exploration d’une nouvelle technique d’écriture » , initiée par « Sur la route », récit épique rédigé en trois semaines sur un rouleau de papier de 36 mètres de long. De la « prose spontanée », dixit Kerouac, un crépitement continu, une pulsation, un « battement de cœur », évoquant autant l’écriture automatique des surréalistes que les improvisations bop des jazzmen.

Cette œuvre a été récemment exposée dans différents musées d’Europe, confirmant la radicalité du geste d’écriture. Les paragraphes censurés dans la version de 1957 (ils décrivaient notamment l’homosexualité des compagnons de route) ont retrouvé leur juste place dans le livre.

"Ils ont incarné une résistance dont nous mesurons l’actualité"

Les dernières années ont vu surgir des inédits, textes de jeunesse, en français, journaux de bord, correspondances (notamment avec son ami Ginsberg). On y relève ses influences : Rimbaud, Céline, Jean Genet, Neal Cassady… On y découvre ses doutes, ses ambitions, ses regrets.

Vigueur créative

En 2016, le Centre Pompidou, à Paris, accueillait une importante exposition, « Beat Generation », pour rendre hommage à ces voyous hostiles à l’Amérique puritaine, mais aussi souligner leur vigueur créative et leurs puissantes intuitions. Au-delà des trajets en stop et de l’usage de mescaline, on se met enfin à approfondi r les œuvres, à sonder leur valeur, leur héritage . La technique du « cut-up » de William Burroughs, qui a inspiré tant de collages et d’hybridations chez les artistes plasticiens. Le poème « Howl », de Ginsberg, qui a transformé la lecture publique en performance. L’influence considérable de ces différents auteurs sur les musiciens : David Bowie, Tom Waits, Jim Morrison, Bob Dylan, Sonic Youth, Kurt Cobain…

De gauche à droite : Lucien Carr, Jack Kerouac, Allen Ginsberg y William Burroughs, à New York, en 1944.
De gauche à droite : Lucien Carr, Jack Kerouac, Allen Ginsberg y William Burroughs, à New York, en 1944.
Corría

« Ils ont incarné une résistance dont nous mesurons l’actualité, analyse Olivier Penot-Lacassagne. Ouverture au monde quand les nations se replient sur elles-mêmes, défense de la parole poétique contre les langages idéologiques et mercantiles, respect de la nature dans un siècle écocide… »

L’ouvrage collectif qu’il a supervisé, en 2018, « Beat Generation - L’inservitude volontaire » (CNRS éditions), a aussi permis de faire entendre les « voix trop souvent minorées » de cette constellation , comme celles de Gary Snyder ou de LeRoi Jones (poète-activiste de Harlem, fondateur du Black Arts Movement), ainsi que celles de « femmes poétesses beat » : Diane di Prima , pionnière de la lutte contre la grossophobie (et arrêtée en 1961 pour obscénité) ou Elise Cowen, lesbienne suicidée à 28 ans. Leurs textes commencent seulement à circuler, à être traduits, réhabilités (1).

Alors que le photographe Robert Frank, compagnon de route de Kerouac – ils ont réalisé ensemble le road-movie « Pull My Daisy », en 1959 – s’est éteint, début septembre, et que Lawrence Ferlinghetti , libraire californien et premier éditeur de Ginsberg, vient de fêter ses 100 ans, la Beat Generation semble paradoxalement se régénérer : « Il est grand temps de la débarrasser des clichés qui l’encombrent et de voir au-delà de la sacro-sainte trinité Kerouac-Ginsberg-Burroughs », suggère Olivier Penot-Lacassagne. Sortir derechef des sentiers battus, prendre des virages inédits et découvrir avec joie toute la meute d’anges vagabonds laissés depuis cinquante ans sur le bord de la route.

(1) Lire aussi « Beat Attitude : femmes poètes de la Beat Generation », d’Annalisa Marí Pegrum et Sébastien Gavignet, éd. Bruno Doucey (2018).

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