Reportage

Kurdes : «La guerre nous est tombée dessus»

Déjà ciblés par l’armée en 2015, les habitants de la ville turque de Nusaybin, proche du Rojava, voient leurs espoirs d’autonomie annihilés depuis le début de l’offensive d’Ankara contre les Kurdes en Syrie.
par Jérémie Berlioux, Envoyé spécial à Nusaybin (Turquie) Photos Emin Ozmen. Magnum Photos
publié le 20 octobre 2019 à 20h26

Pour Dilek (1), jeune enseignante vivant à Nusaybin, dans le sud-est de la Turquie, le 9 octobre s'annonçait comme une dure journée. Son couple bat de l'aile et son mari est venu la chercher au travail pour qu'ils puissent discuter dans un café. C'est alors que tombent les premiers obus, «à 10 mètres de nous». Le couple parvient à rejoindre sa maison. «C'est quand nous avons allumé la télévision que nous avons compris que c'était la guerre en Syrie». Ankara venait tout juste de lancer son opération baptisée «Source de paix» contre les Unités de protection du peuple (YPG) kurdes, qui contrôlent le nord-est de la Syrie. Qamishli, la «capitale» de la région autonome kurde syrienne, communément appelée Rojava, est située à quelques centaines de mètres au-delà des barbelés.

Assimilation

A Nusaybin, c'est la panique. Les réseaux téléphoniques sont hors service. L'écrasante majorité des habitants prend la fuite. Dilek, elle, reste, voit tout, enregistre tout, du moins ce qu'elle peut. Elle fait le récit de ces derniers jours à toute vitesse, faisant défiler photos et vidéos sur son téléphone. Elle s'arrête sur une image : l'un des 12 civils morts au cours des bombardements, le crâne éclaté sur la chaussée. «Les fois d'avant, nous savions que la guerre allait venir, qu'il y avait des armes et des explosifs cachés dans nos quartiers. Nous étions préparés, raconte-t-elle. Cette fois, elle nous est littéralement tombée dessus.»

Dans ce coin à majorité kurde de la Turquie, la guerre fait partie du quotidien. Depuis que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont les YPG sont la branche syrienne, a lancé sa guérilla contre l’Etat turc dans les années 80, la ville a été le théâtre d’événements parmi les plus cruels de ce conflit qui a fait 45 000 morts. L’insurrection urbaine de 2015-2016 est probablement le plus douloureux et l’opération militaire turque en Syrie s’inscrit dans sa continuité.

A l’été 2015, le cessez-le-feu est rompu. En difficulté après une défaite électorale, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, met un terme aux pourparlers de paix avec le PKK, désireux de maintenir son hégémonie politique en siphonnant les voix des ultranationalistes turcs et en répondant aux inquiétudes de son appareil sécuritaire quant à l’ascension du PKK en Syrie. Galvanisé par sa victoire sur l’Etat islamique (EI) à Kobané, le parti kurde pense pouvoir étendre sa révolution en Turquie. Les villes du Sud-Est s’embrasent. Des militants armés déclarent l’autonomie des quartiers qu’ils occupent. La réponse de l’armée turque est terrible : des centaines de milliers de personnes sont déplacées par les affrontements qui entraînent des milliers de morts.

De toutes les villes de la région, Nusaybin souffre le plus. «Nous avons tout perdu», affirme Melek, 24 ans. «C'était l'enfer, nous étions cloîtrés dans une pièce, tous ensemble, à pleurer en entendant les bombes. Nous n'avions nulle part où aller», ajoute sa sœur. A l'issue de trois mois de combats dans les rues, un quart de la ville est rasé au bulldozer, dont le quartier de Firat, où vivait la famille de Melek. Depuis, une chape de plomb est tombée sur la région. Le Parti démocratique des peuples (HDP), bien que légal, est criminalisé. Des milliers de personnes, dont des élus, sont poursuivies ou emprisonnées. Le gouvernement nomme des administrateurs à la tête des mairies kurdes. Ils font fermer des centaines d'associations et remettent au goût du jour l'ancienne politique d'assimilation turque. Ankara semble décidé à détruire le PKK, ce qui passe par la fin des YPG en Syrie.

A Nusaybin, l'Etat a reconstruit les quartiers détruits : une succession d'immeubles ternes, ponctués de jardins brûlés par le soleil et de mosquées. Il y a quelques semaines, la famille de Melek a enfin pu y emménager. «Le plus dur, ça a été de sentir les corps encore enfouis sous terre», raconte la jeune femme. Des dépouilles de militants tués en 2016, des jeunes que tout le monde connaissait dans le quartier, n'ont jamais été retrouvées sous les décombres. Le 9 octobre, Melek et sa famille n'avaient pas encore déballé leurs cartons que la guerre les a rattrapés. «Nous avons toujours un pied sur le pas de la porte, prêtes à partir», se désole Fatma, sa mère. Malgré la fin des bombardements le week-end dernier, la peur est omniprésente. Deux habitants ont été arrêtés parce qu'ils refusaient de dire à une journaliste turque que les YPG étaient responsables des bombardements.

Fatalisme

Ces dernières années, les habitants de Nusaybin regardaient de l'autre côté de la frontière comme vers un phare. Ils y entrevoyaient la possibilité de ne plus être des citoyens de seconde zone, d'être libres de parler leur langue, et suivaient attentivement les succès militaires des YPG : «Quand le monde entier refusait de combattre Daech, les Kurdes l'ont fait, et nous en sommes fiers», répète Fatma. «Savoir qu'en Syrie les Kurdes s'émancipaient nous donnait de l'espoir, leur autonomie était un peu la nôtre», explique Ozge (1), un militant kurde. Mais les conditions qui ont permis l'émergence du Rojava autonome (une guerre civile, le retrait du régime de Damas, le parapluie américain) sont bien différentes de celles qui prévalent en Turquie. Les institutions et les mentalités y sont pétries d'une idéologie nationaliste résumée par le slogan kémaliste «Heureux celui qui dit "je suis turc"», inscrit sur de nombreux bâtiments publics et monuments, rappelant que l'Etat a longtemps nié jusqu'à l'existence même des Kurdes en Turquie. «Nous avions parfois l'impression qu'il suffisait de tendre la main pour toucher la révolution du Rojava. Mais l'Etat turc est fort et il ne donnera jamais rien aux Kurdes», continue Ozge.

Les habitants de Nusaybin sont encore sous le choc des derniers événements. Les réseaux sociaux sont saturés d'images venues des zones de combat. «C'est difficile de prendre du recul et de réfléchir aux changements qui sont en train d'advenir en Syrie», explique Melek. L'accord entre les Forces démocratiques syriennes (FDS), dont les YPG sont la colonne vertébrale, et le régime de Damas afin de contrer l'opération militaire turque marque le déclin, sinon la fin, du Rojava autonome. L'épuisement laisse aussi place au fatalisme. «Ça sert à quoi, l'autonomie politique, si c'est pour voir nos enfants mourir ? questionne un habitant du quartier de Firat. Je veux juste vivre en paix.» Un obus a tué trois de ses voisins, le premier jour des bombardements. L'accord pour un cessez-le-feu de cent vingt heures trouvé jeudi soir entre les Etats Unis et la Turquie laisse un goût amer, même si les FDS refusent de se retirer de la frontière. «C'est parce que les Etats-Unis ont lâché les Kurdes que la guerre a commencé. Maintenant, l'avenir est sombre», soupire Ozge.

Le parti kurde HDP est le seul représenté au Parlement à s'être opposé à l'opération. Une position qui a déclenché une nouvelle vague de répressions. Semire Nergiz, maire HDP de Nusaybin, a été arrêtée ainsi que trois autres édiles de la région. Depuis des années, le parti demande une reprise des négociations de paix. «Le problème kurde ne peut être résolu qu'avec les Kurdes. La clé pour une solution n'est pas à Washington ou Moscou, mais à Ankara, Diyarbakir [la «capitale» du mouvement kurde en Turquie, ndlr] et Imrali [l'île où est détenu Abdullah Öcalan, le chef du PKK]», a martelé Gunay Kubilay, le porte-parole du parti. Mais à l'heure qu'il est, la Turquie ne semble en aucun cas disposée à reprendre des pourparlers de paix.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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