Il y a quelques jours, des élèves de lycée en ont eu plus qu’assez des augmentations successives du prix des tickets du métro de Santiago, la capitale du Chili. En entrant massivement dans le métro sans payer, ils ne savaient peut-être pas qu’ils seraient à l’origine d’un mouvement social qui a rapidement enflammé tout le pays. Mais leurs revendications tiendront-elles face à la répression massive du gouvernement s’abattant sur eux ? Le point.

Le réveil d’un éléphant endormi

« On manifestait pacifiquement lorsqu’ils ont commencé à lancer les bombes lacrymogènes » : Alvaro, étudiant ingénieur et Romina, étudiante en droit, sont encore sous le choc. « Les gens jouaient de la musique, dansaient, il y avait de jeunes enfants et des personnes âgées » continue Romina. « Lorsque les carabiniers ont lancé les bombes lacrymogènes, certaines sont tombées à côté de moi. J’ai essayé d’aider un vieil homme à sortir de là, mais il ne voyait plus rien, ses yeux étaient rouges et il avait du mal à respirer ».

Cela fait des dizaines d’années que la société chilienne, réprimée et soumise, a dû subir l’ironie de ses ministres, le meurtre des membres de la communauté mapuche, les discours sarcastiques d’une classe dirigeante intouchable par la justice, le négationnisme de la dictature, la hausse des prix (les crises s’expriment dans la classe ouvrière, mais pas dans le pouvoir commercial), les violences policières, le détournement de fonds institutionnels, la déforestation et les crises environnementales.

Des manifestations pacifistes…

…aux bombes lacrymogènes.

La hausse du prix du ticket de métro a été la petite goutte qui a fait déborder le vase. Les Chiliens et les Chiliennes, et par-dessus tout les étudiants ont commencé il y a quelques jours à échapper collectivement au paiement des transports souterrains. La première réponse du gouvernement a été la répression policière. Mais cette violence mécanique n’a fait qu’enflammer la population. Conséquences : des « invasions » massives du métro, des scènes d’émeutes, une fermeture des transports en commun, un pouvoir désemparé et la destruction de plus de quarante stations de métro. En quelques jours, une société habituellement obéissante, forgée par la dictature, avait enlevé ses chaînes. Des mouvements de protestation ont éclaté dans diverses villes du pays. Les revendications ne sont pas seulement contre le gouvernement actuel, encore moins uniquement contre la hausse du prix du métro. C’est surtout la catharsis collective d’un historique d’abus, d’excès et de détournement des droits des classes modestes de la société chilienne qui semble s’exprimer.

Les Chiliens et les Chiliennes sont fatigués et ne manquent pas de le faire savoir : un système de santé publique précaire couplé à un système de santé privé inaccessible, des retraites insuffisantes et indignes, et une éducation qui reproduit les inégalités sociales. Et pendant que tout ceci s’accumulait sans faire un bruit, le président Piñera s’érigeait en chef de file dans le domaine de la revendiquée protection de l’environnement… Alors que des zones du pays sont privées d’eau, et que le peu qui reste accessible se retrouve privatisé pour une poignée de privilégiés. Alors que les militants pour l’environnement meurent dans des circonstances suspectes dans toute l’Amérique latine, au Chili y compris.

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Le retour de la dictature

Après les premières protestations, la réaction de l’exécutif ne s’est pas faite attendre. Depuis l’aube du samedi 19 octobre, l’état d’urgence qui avait été déclaré s’est transformé en un « état d’exception » voire même un état de guerre selon les mots du président. En pratique, le président a remis la responsabilité de maintenir l’ordre et le contrôle des citoyens dans les mains des militaires. Dans le but de regagner le contrôle sur une situation qui échappe au gouvernement, un général de l’armée a été mandaté pour rétablir l’ordre dans la région métropolitaine. À minuit, le jour même, c’était les forces navales qui se voyaient octroyer ce même droit pour deux autres régions.

Placer l’armée pratiquement au pouvoir, c’était une décision non seulement radicale, mais aussi hautement symbolique dans un pays où nombre de ses membres ayant pris part à la dictature n’ont jamais vraiment été jugés. Connu pour ses manières radicales d’agir, Javier Iturriaga, le général qui a été choisi pour ces nouvelles responsabilités, a été capable de plaisanter sur son équipe de football favorite lors de la conférence de presse qui a suivi sa prise de contrôle sur la ville de Santiago. Cela n’est pas sans rappeler violemment l’humour, l’ironie et le sarcasme de la dictature militaire d’Augusto Pinochet, qui fut tout autant capable de plaisanter pendant que le sang de ses opposants coulait dans les rues.

L’objectif était clair : rétablir la normalité. Selon la perspective de la classe privilégiée, cela signifie de revenir à l’état imposé au cours de deux siècles d’oppression et de contrôle, cristallisé durant la dictature de Pinochet dans la Constitution qui est encore valable de nos jours. Une société obéissante, aliénée, qui accepte la fraude et les crimes d’hommes politiques, de chefs d’entreprises et d’Hommes de pouvoir en uniforme, devenus intouchables par la justice. Alors que cette même justice écrase dans la violence un dirigeant d’un mouvement social, un vendeur ambulant, ou une personne qui n’a pas payé son ticket de métro. Cette injustice institutionnalisée, les chiliens ne semblent plus en pouvoir.

La riposte vient de la jeune génération

Mais, contrairement à l’effet attendu, en dépit de milliers d’arrestations, la mobilisation populaire s’est intensifiée. Les voisins et les citoyens se sont réunis sur les places centrales des villes de province pour taper sur des casseroles, symbole de la résistance face aux manipulations injustes de l’État. En quelques heures, la présence des militaires dans les rues a décuplé la rage nourrie par ce profond sentiment d’injustice. La mobilisation citoyenne, qui jusqu’ici était concentrée dans la capitale de Santiago, se propage à travers tout le pays. Les grandes villes comme Valparaiso ou Concepcion ont bien sûr réagit, mais plus surprenant encore, même les petites villes rurales comme Talca ou Valdivia se sont réveillées.

Crédit Image : Eliana Fuenzalida

Ces manifestations font revivre l’idée d’une nouvelle normalité. Une normalité qui, par-dessus tout, rétablirait le fait que le gouvernement et les forces armées obéissent à la volonté du peuple et pas l’inverse. Que la gestion des biens et des institutions publiques soient repensées pour la société et non dans une logique de consommation bénéficiant à quelques groupes privés. Que la classe politique se rappelle qu’elle dépend de la voix de la majorité. La présence militaire n’étant pas suffisante pour calmer les manifestants, la décision du gouvernement fut d’instaurer un couvre-feu. Cela se traduit par une interdiction de circuler et de se réunir en dehors des heures imposées par les autorités. Le premier a été déclaré pour la matinée du dimanche. Dernière tentative de défiance alors que même la rue n’appartient plus au peuple, sinon au caoutchouc des bottes et des pneus militaires.

Contrairement au temps de la dictature de Pinochet, durant laquelle les agents des services de renseignements capturaient et emprisonnaient les citoyens arbitrairement, ou torturaient et assassinaient en pleine rue sans que cela ne soit plus qu’une rumeur, dans une société qui a mis des années à simplement en prendre conscience (et qui contient encore des secteurs qui nient les crimes), aujourd’hui, la voix des citoyens, les rumeurs et les secrets sont accompagnés de milliers de photos et de vidéos qui inondent les réseaux sociaux chiliens : passages à tabac, actes de violence injustifiés, policiers infiltrés parmi les manifestants, incendies de supermarchés et stations de métro contrôlées par la police jusqu’aux coups de feu tirés à bout portant sur les manifestants. Romina en témoigne ; une de ses amies a été touchée à la jambe par les tirs à balles réelles des forces armées. À cette heure, on compte 11 morts au moins à travers le pays et 1500 arrestations (18 morts au moins au 20 octobre 2019).

Crédit Image : Ayleen Castro

Le mouvement s’organise pour durer

Bien sûr, les médias officiels ou à forte couverture médiatique ont mis en avant le discours du chef de l’état sur les ondes : l’éternel schéma binaire entre d’un côté, une société civile passive (les gentils), et de l’autre, les vandales qui cassent (les méchants). Une vision manichéiste systématisée d’un pays à l’autre lors de chaque révolte dont les dérapages en marge sont spectaculaires. Médias et autorités ont centré la cause du problème sur l’augmentation du prix du ticket de métro, alors que la réaction des citoyens est la conséquence inévitable de 17 années de dictature suivies de 30 années d’un simulacre de démocratie. Cette dernière a permis l’enrichissement de certaines familles de pouvoir et d’influence au-delà de l’entendement, dont font partie beaucoup de politiciens. Plus encore, l’histoire de la répression au Chili prend racine dans la domination espagnole et le génocide des Mapuches, revenant sans cesse sous différentes formes : gouvernorat, indépendance, conservateurs, libéraux, guerres, dictatures, démocraties déformées, etc. Rien n’a vraiment changé. Et le peuple chilien l’a bien compris.

« Salut je suis Sebastian et je veux tout !! »
Crédit Image : Monica Monsalve-Chamorro

Romina reprend : « On a aussi vu beaucoup de bienveillance, de solidarité. Des gens distribuaient des citrons et de l’eau mélangée à du bicarbonate (NDLR Contre les effets irritants pour les yeux et la gorge), des infirmiers et des médecins proposaient bénévolement leur aide. Si un manifestant tombait, tout le monde autour s’arrêtait pour le relever ». Elle l’affirme, ces manifestations lui ont « redonné espoir en un Chili qui se tient ensemble contre les injustices ». Pour Alvaro et Romina, la réponse brutale du gouvernement ne change en rien leur détermination : « il faut qu’on soit présent pour manifester, tous les jours. On attend ça depuis tellement longtemps, et surtout, on n’a rien à perdre. »

Luis Herrera et C.G.

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