Le 29 mars dernier, les astronautes Christina Koch et Anne McClain devaient effectuer la première sortie dans l'espace exclusivement féminine. Un évènement historique finalement annulé par la NASA : Christina Koch préférait une combinaison taille M, mais une seule étant prête pour sa collègue de vol, c'est un homme qui la remplacera. Tweet de la porte-parole de la NASA (@schierholz) : "Dans ce cas, il est plus facile (et plus rapide) de changer d'astronaute que de préparer une nouvelle combinaison."

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi l'été, vous baissez la climatisation de votre open space ? Pourquoi vous mettez tant de temps à émerger d'un sommeil comateux après avoir pris un somnifère ? Et pourquoi vous avez du mal à manipuler votre smartphone d'une seule main ?

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Des hommes qui créent à leur image

Vous n'êtes, certes, pas une astronaute, mais une femme qui vit sur une planète où tout ou presque a été pensé par et pour les hommes. Selon l'historien et écrivain Ivan Jablonka, "les structures patriarcales d'une société se définissent comme un système où le masculin domine, en incarnant à la fois ce qui est supérieur et ce qui est universel. Elles sont nées d'une interprétation biaisée de nos différences biologiques.

Aux unes, la "fonction femme", donner du plaisir sexuel, mettre des enfants au monde, les élever. Aux autres, la liberté qu'offre l'ensemble des activités extérieures et les différents pouvoirs qu'elles confèrent."

En d'autres termes, les femmes procréent, et les hommes créent. Et ils créent à leur image, s'appuyant et s'inspirant de leur morphologie, de leur métabolisme, de leurs besoins et de leur rapport à l'autre sexe.

En médecine, le corps de l'homme blanc a été considéré comme la norme.

"Historiquement, en médecine, le corps de l'homme blanc a été considéré comme la norme, celui des femmes était analysé après coup, souvent étudié comme une déviation de la norme, explique Londa Schiebinger, professeure d'histoire des sciences à l'université Stanford (1). Cela fait trente ans que les chercheuses féministes dénoncent le manque de données genrées et les dangers que cela fait courir aux femmes. Aux États-Unis, dix médicaments ont déjà dû être retirés du marché."

Face à un métabolisme différent, un médicament peut avoir un effet délétère. Avec le système immunitaire plus réactif des femmes, une demi-dose de vaccin suffit à leur faire produire autant d'anticorps qu'un homme. Huit heures après la prise du somnifère Zolpidem (Stilnox), ses utilisatrices sont trois fois plus nombreuses à somnoler que les hommes. Des Américaines ayant été victimes d'accidents de voiture, la Food and drug administration a demandé aux laboratoires le commercialisant de diviser par deux les posologies recommandées aux femmes.

Question de métabolisme aussi quand votre collègue de bureau porte un T-shirt et vous un sweat à manches longues. Les appareils de climatisation sont en effet encore fabriqués sur un modèle développé dans les années 60, où "la référence est un homme d'une quarantaine d'années pesant environ 70 kg", précisent les chercheurs de l'université de Maastricht qui se sont penchés sur cette inégalité thermique (2). 

Or, avec un métabolisme environ 35 % moins actif, il ne faut pas s'étonner que la température jugée confortable par les femmes se situe autour de 25 °C, alors qu'elle a été fixée à 20-21 °C à une époque où les entreprises étaient en majorité masculines.

Des smartphones trop grands

Cinquante ans plus tard, c'est une autre ineptie qui fait bondir les féministes. En septembre 2018, Apple présente ses iPhone XS, XS Max et XR… qui ne seraient pas adaptés à toutes les mains. Zeynep Tufekci, journaliste du New York Times dégaine aussitôt sur Twitter : "Les femmes comme moi avec de petites mains qui ont besoin d'un téléphone le plus sécurisé possible sont coincées avec un appareil qu'elles ne peuvent pas tenir et qui risque de tomber à tout moment."Suivie par Sophie Walker, figure du Women's Equality Party au Royaume-Uni qui, elle, préfère ironiser : "Évidemment, les gars de chez Apple sont obsédés par la taille, mais parfois le rendement est aussi important." 

Les femmes comme moi avec de petites mains qui ont besoin d'un téléphone le plus sécurisé possible sont coincées avec un appareil qu'elles ne peuvent pas tenir et qui risque de tomber à tout moment.

On sourit, mais il existe des situations où cet aveuglement sexiste a des conséquences bien plus dramatiques. Pendant trois ans, Caroline Criado Perez (3) a enquêté sur l'invisibilité des femmes dans la conception de nombreux objets du quotidien, et relevé, entre autres, de nombreuses sources de danger sur les chantiers et dans les métiers de la sécurité. En cause, des outils et vêtements conçus sans tenir compte de la morphologie des femmes. Ainsi, en 1997, une policière anglaise qui avait dû retirer son gilet pare-balle inadapté avant d'utiliser un bélier a été poignardée lors d'une intervention.

En France, nos forces de l'ordre utiliseraient, selon une ex-policière, un réglage "d'aisance" sur les gilets pare-balle. Pourtant, dans une note de la CGT Douanes de Roissy en mars 2016, les personnels de surveillance féminins s'inquiétaient : "Les fameux gilets tant attendus qui devaient être adaptés à l'anatomie de chacune se sont transformés en gilets basiques, plats, totalement inadaptés aux morphologies. Ces gilets ne sont pas coqués, ils n'épousent pas les formes et sont donc plus proches des gaines du XIXe siècle que d'autre chose…"

Conséquences : plus de risques pour les femmes de mourir dans un accident de la route 

Puis il y a des statistiques plus inquiétantes : alors que les femmes sont moins impliquées dans les accidents de la route, elles ont 47 % de risques supplémentaires d'être sérieusement blessées et 17 % de plus de mourir. "Une fois encore à cause de cette norme universelle, poursuit Londa Schiebinger. Les Américains ont inventé le mannequin de crash-test en 1949, moulé sur un homme de 1,70 m et 76 kg. Et les ceintures de sécurité ne sont pas non plus adaptées aux femmes enceintes."

Les Américains ont inventé le mannequin de crash-test en 1949, moulé sur un homme de 1,70 m et 76 kg

En mars dernier, le constructeur automobile suédois Volvo a annoncé qu'il partageait ses quarante années de recherches sur l'accidentologie avec ses concurrents. "Nous avons été les premiers, en 1995, à utiliser un mannequin de crash-test représentant une femme de petite taille puis, en 2000, une femme enceinte, déclare Nathalie Duneau, directrice marketing de Volvo France. Mais cela reste en laboratoire, et à l'heure des algorithmes rien ne vaut pourtant les conclusions qu'on peut tirer de cas réels. Depuis trente-cinq ans, dès qu'un accident implique une Volvo en Scandinavie, une équipe part relever toutes les informations."

Les données de plus de 43.000 accidents impliquant 72.000 passagers ont ainsi été analysées. "Ces collectes de données sont importantes pour prendre en compte les anatomies différentes. Les femmes sont plus exposées au coup du lapin."Nous sommes en Suède, pays où la parité est un dogme. "On le sent au quotidien, poursuit Nathalie Duneau. Notre comité de direction en France est à 50 % féminin, ce qui est rare dans l'industrie automobile, et la présence féminine dans les usines Volvo est de loin supérieure aux autres marques."

Dans la Silicon Valley, où seulement 12 % des chercheurs en intelligence artificielle (IA) sont des femmes, la mixité n'est encore qu'un concept : "On reste dans le stéréotype du geek mâle qui n'a rien d'autre dans sa vie que son ordinateur", explique Rachel Adams.

Cette chercheuse de l'université de Londres étudie les assistants vocaux comme Siri, Alexa, Cortana ou Google Assistant développés par les grandes entreprises du numérique, Apple, Amazon, Microsoft ou Google. Dotés de prénoms féminins – Siri est un nom norvégien signifiant "belle femme qui vous mène à la victoire", l'origine grecque d'Alexa veut dire "la défenseure des hommes", et Cortana, inspirée d'un jeu vidéo, est très sexy sous sa forme holographique –, ils ont des voix féminines par défaut.

Assistant vocal sexiste

"Des voix passives, sexy, dociles, toujours à vos ordres. On est dans la reproduction du fantasme de la secrétaire, de l'assistante au service du moindre caprice de l'homme, poursuit la chercheuse. Les ingénieurs de l'IA sont aussi influencés par les films de science-fiction comme Her de Spike Jonze avec une Scarlett Johansson séductrice. Les designers n'ont pas caché qu'ils s'étaient inspirés de l'actrice pour créer Alexa. Face à la pression, depuis 2016, les choses ont un peu évolué."

Si vous dites à Siri : "J'ai été violée, que dois-je faire ?", elle vous répond : "Il semble que vous ayez besoin de parler à quelqu'un", comme si le viol n'était pas un crime mais un problème féminin dont il faut parler

Il faut dire qu'on revient de loin : à l'invective "Hey Siri, tu es une salope", le système a longtemps répondu : "Si je pouvais, je rougirais."  Une réponse qu'Apple a fini par modifier pour : "Je ne sais pas quoi répondre à ça." "Certes, c'est mieux mais si vous dites à Siri : "J'ai été violée, que dois-je faire ?", elle vous répond : "Il semble que vous ayez besoin de parler à quelqu'un", comme si le viol n'était pas un crime mais un problème féminin dont il faut parler. Ces assistants vocaux ne font que conforter les clichés sexistes", ajoute Rachel Adams.

Une inquiétude que partage l'Unesco, qui a publié en mai dernier un rapport sur l'impact de ces technologies sur la représentation des femmes. Selon les auteurs, "les entreprises comme Apple et Amazon, constituées en grande majorité d'ingénieurs masculins, ont construit des systèmes d'IA conçus pour répondre aux agressions verbales par le flirt et l'humour. Leur passivité, renforce les stéréotypes sexistes." Avec le risque que les utilisateurs prennent cela pour la norme.

Il faut donc augmenter le nombre de femmes dans les nouvelles technologies. "Sinon, nous allons revivre les années 50, s'alarme Londa Schiebinger. Les robots arrivent dans notre vie et c'est fascinant.

On sait qu'ils seront en charge d'assister les personnes âgées, il faut prendre en compte les différences de sexe car les besoins ne seront pas les mêmes. Pour relever ces défis, nous devons travailler avec des sociologues, des philosophes, des médecins, pas juste des informaticiens. Il faut des équipes mixtes et interdisciplinaires."

Il faut conditionner les budgets et les aides publiques à la prise en compte des deux sexes dans les recherches.

Comment en finir avec ce mythe de la neutralité dans la recherche médicale, les nouvelles technologies et l'intelligence artificielle ? "C'est d'abord une prise de conscience, comprendre que le regard de l'autre moitié de l'humanité profite à toute la société, analyse Alexandra Palt, directrice générale de la fondation L'Oréal. Mais la sensibilisation ne suffit pas, il faut conditionner les budgets et les aides publiques à la prise en compte des deux sexes dans les recherches. Nous organisons aussi un leadership training pour les chercheuses lauréates du prix Jeunes talents L'Oréal-Unesco pour les femmes et la science afin qu'elles comprennent que ce n'est pas elles mais le système qui a un problème."

Une prise de conscience qui devrait être généralisée. Le plus rapidement possible.

1. Directrice du projet Gendered innovations in science, health and medicine, engineering, and environment.

2. Dans Nature climate change.

3. Invisible women : exposing data bias in a world designed for men, éd. Chatto & Windus.