Avant le coucher du soleil, l’odeur du feu de bois masque celle des monceaux d’ordures aux abords des tentes entassées de guingois à perte de vue sur l’île grecque de Lesbos. Le crépitement du feu couvre, lui, les cris stridents des rats qui ne se cachent même plus. La nourriture que distribue le camp de Moria est si mauvaise que réfugiés et migrants font eux-mêmes leur pain dans des fours de fortune creusés à même le sol.

Sur l’île de Lesbos, survivre dans les camps

Des hommes empilent les grandes pitas encore fumantes entre leurs mains et les portent aux quatre coins de ce camp improvisé, et dans le « hot spot » voisin, ce camp officiel conçu pour l’accueil de 3 000 migrants alors qu’ils sont plus de 13 000 à avoir débarqué sur l’île depuis la Turquie. Un grillage sépare ces deux cloaques, mais un passage a été aménagé à coups de cisailles. Le va-et-vient est incessant, les enfants courent dans tous les sens.

Un camp surpeuplé

C’est qu’un petit marché s’est formé sur des draps posés sur le sol. Entre autres choses on y trouve ces fameuses pitas. Vendues un euro les cinq, elles permettent à Nouriak, Kurde irakien, l’un des nombreux boulangers improvisés, d’acheter quelques douceurs pour ses trois enfants. Arrivé il y a six mois sur l’île, il n’a pas trouvé de place dans le camp voisin en dur, « celui avec des conteneurs, l’électricité et l’eau courante », bougonne-t-il. Alors, il s’est installé avec sa famille dans cette oliveraie qui jouxte le camp surpeuplé.

Philosophe, Nouriak préfère voir le bon côté de la chose : « au moins je suis seul avec ma famille dans ma tente. Il n’y a pas d’inconnus qui dorment à côté de mes filles et de ma femme ». Avant de relativiser : « mais il fait froid et la pluie qui arrive va entrer. Tout sera mouillé, il y aura de la boue partout et les enfants vont tomber malades ».

« Le plus gros problème : c’est le logement »

C’est l’organisation humanitaire, Movement on the Ground, qui loue cette oliveraie, toute en terrasses, à un paysan grec, content de l’aubaine. Il refusera de donner son nom et le montant de la transaction mais il nous lâche que pour lui « c’était le seul moyen » de sauver ses oliviers des feux sauvages allumés par les réfugiés pour se chauffer l’hiver.

David, un Congolais de 35 ans, aide des compatriotes à construire leurs abris avec des palettes en bois, des cordes et une bâche du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). Sur place depuis quatre mois, il connaît toutes les ficelles du camp. Dans un français impeccable, il nous fait la visite : « Le plus gros problème, ici, c’est le logement. Regardez, ce groupe de tentes n’était pas là la semaine dernière. Il y a tous les jours de nouveaux arrivants. Ils doivent construire tout seuls leur cabane. Souvent, ils achètent eux-mêmes leur matériel. Ici on manque de tout, de place, de tentes, de palettes pour s’isoler du sol, de couvertures ».

« On passe notre journée à attendre. On devient fous ».

La pluie et la boue, qui font de cette oliveraie un marécage, sont un véritable cauchemar. David explique les étapes cruciales à suivre : « Quand on a sa maison et que l’on a creusé des rigoles tout autour pour évacuer l’eau, la priorité est de trouver un endroit où faire sécher ses vêtements, sinon on tombe malade très vite ». Après c’est la routine, « on fait la queue pour tout. Des mois entiers pour ses papiers, pour voir un docteur, pour une couverture, pour le repas, pour une douche, pour les toilettes. On passe notre journée à attendre. On devient fous ».

Il n’y a pas que l’attente, il y a aussi la violence de plus en plus présente : « La moindre étincelle peut dégénérer en quelques secondes, nous confie-t-il à voix basse, il faut toujours être sur ses gardes. Impossible de savoir qui peut avoir une dent contre toi, qui peut imaginer que tu as bénéficié d’un meilleur traitement que lui. Quelqu’un peut t’attaquer en plein milieu de la nuit. Une tente, ce n’est qu’un bout de tissu qui ne résiste pas à des coups de couteau. Il n’y a pas que des gens bien ici et même quelqu’un de bien peut disjoncter après tant de mois d’attente. Tu dois toujours être lucide. Il en va de ta survie ».

Une situation explosive

La situation reste explosive, les relations entre communautés sont à couteaux tirés. Tout le monde a en tête l’incendie meurtrier qui a éclaté à Moria le 29 septembre au cours duquel une femme a perdu la vie. Des émeutes ont aussi éclaté dans le camp de Vial sur l’île voisine de Chios. Le 14 octobre c’était à Samos : une rixe s’est soldée par trois blessés et un incendie qui a détruit une trentaine de tentes. À plusieurs reprises les forces antiémeutes sont entrées dans ces camps à coups de gaz lacrymogènes.

En Grèce, les camps de réfugiés au bord de l’implosion

Les premières victimes de cette situation sont les enfants. Ils sont 6 000 à Lesbos dont 1 050 mineurs non accompagnés qui devraient être logés dans des conteneurs dédiés, mais qui, faute de place, se retrouvent souvent avec des inconnus. De l’aveu commun, les abus sexuels ne sont plus des exceptions.

Efi Saridiki, de l’ONG Metadrasi qui s’occupe des mineurs non accompagnés, se sent impuissante. « On s’occupe des plus fragiles, des plus exposés, explique-t-elle. Nous n’avons que cinq éducateurs qui prennent en charge chacun 40 mineurs, mais cela ne fait que 200 sur le millier qui végète à Moria. On les épaule dans leurs démarches administratives ou pour aller voir un médecin, mais quand on leur dit après une sortie ou une session de soutien qu’ils doivent rentrer dans le camp, ils paniquent. »

Les enfants, premières victimes

Même sentiment d’impuissance pour Gregory Kavarnos. Psychologue à Médecins sans frontières, il prend en charge des adultes. « Ils ont subi des tortures parfois sexuelles pour les casser, les humilier. Ils ont des séquelles post-traumatiques. Souvent ils sont en dépression profonde, ils ont des hallucinations. Pas question de les faire parler pour fouiller leur mémoire. Nous ne pouvons pas entreprendre de thérapie. Nous essayons d’améliorer leur état, pour qu’ils puissent survivre dans ce camp, le temps que des collègues les prennent en charge à Athènes. »

Si la plupart des enfants jouent en bande avec le moindre bout de ficelle, ce déséquilibre des adultes se retrouve dans leurs jeux. « La plupart du temps les parents sont malades et ne sont pas en état de s’occuper de leurs enfants. Il n’y a pas d’école ni de relais pour eux alors les plus fragiles sombrent. Ils doivent d’urgence être évacués, martèle le psychologue. Nous avons eu des cas de tentative de suicide chez de jeunes enfants, des cas d’automutilation. Et il y a ceux qui régressent au point de devoir mettre des couches, qui refusent de parler, de se lever, de jouer. Plus ils restent ici, plus ils sombrent dans le néant. »

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Près de 100 000 arrivées en 2019

Les arrivées dans l’UE par la Méditerranée

Au total 91 844 personnes sont arrivées de janvier au 21 octobre 2019, selon le HCR dont :
53 462 en Grèce
25 191 en Espagne
9 270 en Italie
2 738 à Malte
1 183 à Chypre
1 071 migrants sont morts ou disparus en mer

Un nombre d’arrivées en baisse constante

En 2018, ils étaient plus de 140 000
En 2017, plus de 185 000
En 2016, plus de 370 000
En 2015, plus d’un million
En 2014, plus de 225 000
Et au cours de ces cinq années, près de 18 000 ont perdu la vie en mer

Mais des arrivées à nouveau en hausse en Grèce

Plus de 53 000 en 2019, au 20 octobre
32 500 en 2018
30 000 en 2017
173 000 en 2016
857 000 en 2015

Fin septembre 2019, ils étaient plus de 30 000 sur les cinq îles de la mer Égée Lesbos, Samos, Chios, Leros et Kos alors que les capacités d’accueil de ces « hot spots » sont limitées à 5 400 personnes.

Parmi eux 8 300 enfants, dont 1 600 mineurs non accompagnés.

La très grande majorité d’entre eux sont Afghans (38 %) et Syriens (25 %), puis Congolais (8 %) et Irakiens (7 %)