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Agriculture

À 1.200 mètres d’altitude, une ferme collective et équitable depuis vingt ans

Depuis vingt ans, la ferme de Sainte-Luce, en Isère, produit du lait, du fromage, de la viande... et bientôt de la bière ? Rencontre avec des paysans qui ont créé une belle ferme de montagne collective, dans un souci d’équité.

La ferme de Sainte-Luce (Isère) peut être présentée comme la success story des alternatives agricoles qui fleurissent dans les médias aujourd’hui. Au-delà, le récit de ses habitant∙es et leurs modes de vie mettent en lumière des réflexions et pratiques qui promeuvent l’équité.

L’histoire commence curieusement en Russie à la fin des années 1990. Pendant cinq ans, Anne, Sergueï, Florence et Vincent ont travaillé dans l’agroalimentaire et appris à se connaître. L’envie de devenir paysan en montagne a grandi chez les deux couples trentenaires, qui ont alors cherché une ferme à reprendre pour s’associer. Personne ne voulait s’installer seul, principalement à cause de la contrainte du lait, « les quatorze traites par semaine effrayaient tout le monde ». Leur prospection les ont menés à la ferme familiale de Sainte-Luce, dans le sud de l’Isère, à 1.200 mètres d’altitude. Les exploitants n’étaient pas encore à la retraite mais souhaitaient léguer une exploitation dynamique.

Florence s’est formée à la fabrication de fromages, Vincent à la boulangerie

Le groupe s’est établi définitivement dans la commune en 2001. Les 70 hectares, les 30 vaches laitières et les 120.000 litres de lait de quota leur permettaient de se projeter, quatre revenus pouvant être dégagés grâce à la transformation de fromage et la possibilité de fabrication de pain dans le four du village. Les deux femmes se sont installées comme paysannes en groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) et Florence s’est formée à la transformation de fromage à l’extérieur. Vincent a pris le statut d’artisan boulanger pour commencer tout de suite à produire du pain, « une bonne façon de rémunérer nos heures de travail, et puis cela va bien avec le fromage ! »

Il a créé une entreprise individuelle de boulangerie, bio au levain et four à bois, qui est devenue une société à responsabilité limitée (SARL) commune aux deux familles et qui existe toujours, à côté du Gaec [1]. Les associé∙es ont racheté les bâtiments, le cheptel et le matériel agricole grâce à des aides et à des prêts. L’appui pratique et technique des anciens fermiers a été essentiel pour l’installation de ces nouveaux venus. Le système de la ferme a changé, l’ensilage arrêté et la ferme passée en bio.

Cinq personnes sont en charge de la traite des vaches.

En septembre 2001, c’est le début des grands travaux avec l’auto-construction de la fromagerie et de la boulangerie à la place du vieux silo, avec des chantiers participatifs. Les couples travaillaient beaucoup, se rémunéraient peu les premières années et « se donnaient à fond dans ce projet de vie ». Les premiers fromages sont sortis des mains de Florence le 30 novembre 2002. L’activité a augmenté progressivement jusqu’en janvier 2004 où tout le lait de la ferme est transformé, la collecte de la laiterie s’est alors arrêtée.

Cette histoire s’est répétée quinze ans plus tard lorsque deux jeunes couples, Jean et Christeline avec Manu et Natacha (seule cette dernière est issue du monde agricole) ont lancé les démarches pour s’associer au Gaec. La ferme de Sainte-Luce a alors sacrément changé. Dix-huit personnes y travaillent aujourd’hui dans un esprit collectif et avec des principes d’équité inhabituels dans ce secteur.

L’arrivée de salariés a permis de développer l’activité

Rendre l’agriculture biologique et paysanne vivable et équitable, économiquement mais aussi socialement est un principe directeur à Sainte-Luce. Les premières salarié∙es arrivent rapidement : « Cela s’est fait de façon très progressive, en embauchant environ un plein temps par an pour les besoins de la ferme. » L’arrivée des salarié∙es conduit en retour à développer l’activité, qui croît sans s’arrêter depuis : les volumes de production augmentent, notamment pour le pain.

La collectivisation des activités s’est instaurée au fur et à mesure à Sainte-Luce. Elle a commencé par la garde partagée des enfants des deux familles : trois personnes travaillaient à la ferme pendant qu’une, à tour de rôle, assurait les tâches de la crèche familiale. Le même principe est reproduit aujourd’hui, quelques jours par semaine, entre Jean, Christeline, Manu et Natacha.

Natacha et une stagiaire en plein travail dans la fromagerie.

Rapidement les associées se sont entendues pour être polyvalentes sur les différents ateliers : traite, pain, fromage etc :

On distingue la tâche et la responsabilité : il y a des responsables d’atelier, avec une position hiérarchique mais on travaille aussi sur l’atelier des autres comme tâcheron. Cela dilue l’autorité. Avec cette polyvalence on s’ennuie moins, on se comprend mieux, on s’enrichit de la présence des autres et on améliore ainsi l’atelier en termes d’ambiance, de technique, etc. Quand on est devenus très nombreux, on n’a plus réussi à avoir cette polyvalence : on ne peut pas être 18 à faire les tournées de livraison, sinon les informations se perdent. Le fonctionnement est donc basé sur une polyvalence partielle : tous les ateliers sont partagés par au moins quatre personnes et toutes les personnes font plusieurs tâches. »

Christeline est par exemple responsable des Amap de Grenoble et travaille dans trois autres ateliers : le pain, la fromagerie et la gestion des terres pour planifier des cultures.

Mais l’arrivée ou le départ de quelqu’une peut périodiquement fragiliser le système et conduire à répartir à nouveau ce travail et les compétences associées. Pour réussir cette polyvalence, « nos savoir-faire sont très écrits » : en se baladant dans la ferme on remarque des panneaux, modes d’emploi ou autres recettes sur la fabrication du Beaumont — le fromage à pâte molle de la région —, le lavage de la machine à traire ou le temps de pousse du pain.

Chaque heure travaillée est comptée, ce qui est plutôt rare dans le milieu agricole

Le travail agricole n’est pas le seul à être mis en commun : les tâches plus administratives ou domestiques sont centrales dans le fonctionnement du collectif. Ainsi, tous les midis de la semaine les travailleuses du jour se rassemblent dans une maison pour le « repas co », préparé par une personne payée en monnaie très très locale : un jeton qui permet d’aller manger ensuite chez les autres. La préparation du repas est décomptée comme un temps de travail équivalent à celui d’un autre atelier. Certain∙es le font plus régulièrement que d’autres mais tout le monde doit s’y coller.

Le déjeuner collectif réunit les travailleurs de la ferme du jour.

Avec tout ce monde, établir le planning chaque semaine est un véritable tour de force : il faut jongler entre les différents ateliers et responsabilités, les réunions, les congés, les absences éventuelles, les nombres d’heure à faire ou à rattraper. Chaque heure travaillée est comptée, ce qui est plutôt rare dans le milieu agricole. Compter précisément les heures oblige ainsi à les rémunérer à leur juste valeur.

Comment une ferme de montagne peut-elle rémunérer 14 pleins-temps ? Vincent a « l’âme d’un vendeur ». Il a donc tout de suite vu les débouchés possibles, surtout en ville : « Quand tu fais des produits qui sont gustativement bons et en bio, il y a un marché très porteur, depuis que nous nous sommes installés et encore aujourd’hui. » Les produits de Sainte-Luce — le pain, les brioches, les produits laitiers, la viande de bœuf et la charcuterie — sont vendus principalement en circuit direct : sur les marchés, en Amap et en magasins bio ou de producteurs. À côté de la boulangerie, un petit magasin, surtout ouvert en fin de journée, permet aux visiteu∙ses et touristes de passage d’acheter les produits de la ferme.

Vincent s’est aussi engagé dans le développement de l’agriculture biologique à l’échelle du département. L’association dont il est administrateur, Mangez Bio Isère, travaille à favoriser l’approvisionnement des collectivités en produits bios et locaux, avec l’ouverture par exemple d’une légumerie bio à Grenoble. La ferme de Sainte-Luce fournit plusieurs restaurants scolaires notamment en fromage blanc.

Les salarié∙es restent en général deux ans à la ferme. L’exploitation est attractive et une possibilité de formation privilégiée pour qui veut s’initier à l’agriculture collective en montagne. Un « loft » a été aménagé au-dessus de la boulangerie pour accueillir les nouveaux salariées, stagiaires ou visites de passage. Au moins une dizaine d’exploitations ont vu le jour après un passage à Sainte-Luce.

Un petit magasin permet aux visiteurs de passage d’acheter les produits de la ferme.

Désormais plus de salarié∙es que d’associé∙es travaillent à la ferme : les deux statuts ont des valeurs différentes, en termes de rémunération et de responsabilités. Les associé∙es portent financièrement les choix et sont chargés de la gestion du personnel et l’embauche. Ceci se ressent dans l’organisation et les relations, même si, comme le dit Anne, les associé∙es font « toutes les tâches que font les salariés, du ménage à la commercialisation. C’est essentiel. » Plusieurs types de réunions existent : celles réservées aux associées, celles pour les personnes associées actuelles et futures et celles avec tou∙tes les travailleu∙ses. Les aspects pratiques sont discutés dans la dernière, les décisions stratégiques plutôt dans les premières, avec vote à main levée.

« On se prête les voitures, on organise des covoiturages pour descendre à Corps ou à la Mure, le gros bourg »

La majorité habite dans le village : cette proximité facilite forcément les activités communes : « On se prête les voitures, on organise des covoiturages pour descendre à Corps ou à la Mure, le gros bourg. » Quelques familles de la ferme et celle du potier du village partagent un poulailler et un potager. Une chorale et un cours de yoga ont été créé. Des fêtes ou événements organisés par les « gens de la ferme » animent le village. Mais même si les maisons sont ouvertes et si on vient prendre les plats à gratin les uns chez les autres, chaque vie familiale est séparée.

C’est sûrement grâce à cela que le collectif de travail paraît si équilibré. Le dynamisme de la ferme fait d’autant plus ressortir l’inertie du village. D’autres personnes habitent à l’année à Sainte-Luce mais de nombreuses maisons sont vides car dédiées à des résidences secondaires ou en indivisions ce qui complique les installations à long terme.

Se pose désormais la question de jusqu’où s’agrandir à la fois en termes d’activités et de collectif, même si pour les associé∙es « c’est une fierté de créer des emplois dans ce village ». Faire vivre un si grand collectif de travail n’est pas simple : les associé∙es sont accompagnés sur le plan humain par la chambre d’agriculture une fois par an pour mettre à plat les tensions et le fonctionnement. Des fromages de Sainte-Luce sont désormais livrés, quelques fois par an, à Lyon ou à Marseille. Ces kilomètres explosent le principe de circuit court. Après avoir été salariées plusieurs années Natacha, Manu et Jean souhaitent s’associer au Gaec — Christeline, elle, a décidé de ne pas s’associer pour le moment, ne se reconnaissant plus dans l’orientation prise par la ferme et souhaitant se consacrer à sa vie de famille — en apportant de nouveaux projets : des activités pédagogiques, une biscuiterie et une brasserie. L’extension agricole est limitée par la configuration du territoire. Le Gaec n’est pas propriétaire des terres qu’il loue et en trouve difficilement de nouvelles. Dans la région, il n’y a pas eu de remembrement, les parcelles sont fragmentées.

Avec ces nouveaux projets, la ferme évoluerait vers des activités artisanales plus qu’agricoles. Ceci pose de nombreuses questions : comment garder et transmettre les compétences de gestion de la ferme ? Comment transmettre les valeurs du collectif par la suite ? Affaire à suivre !

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