Afghanistan : des élections trop risquées pour les télés françaises

En Afghanistan, les journalistes sont toujours pris pour cibles. La couverture médiatique des élections présidentielles en fait les frais.

Par Emmanuelle Skyvington

Publié le 03 avril 2014 à 16h50

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h12

Mise à jour : Nous venons d'apprendre que deux journalistes occidentales, travaillant pour l'agence Associated Press (AP), ont été attaquées ce vendredi 4 avril 2014. L'une d'elles, Anja Niedringhaus, qui a réalisé la photo ci-dessus a été tuée. Sa consœur, la Canadienne Kathy Gannon est grièvement blessée.

 

L'Afghanistan, zone grise de l'actualité ? A voir la manière dont les médias hexagonaux couvrent la présidentielle qui se déroule ce samedi 5 avril 2014, on est en droit de se poser la question. L'enjeu est pourtant de taille puisque le président sortant, Hamid Karzai, en poste depuis douze ans, n’a pas le droit de briguer un troisième mandat et devra laisser son fauteuil à l’un des huit candidats en lice.

Les images de cette élection tournées par les chaînes françaises seront pourtant rares et les articles des envoyés spéciaux peu nombreux. La plupart des rédactions ont en effet préféré jouer la carte de l’extrême prudence en n'envoyant pas de journalistes sur place. Le déplacement n'a, il est vrai, rien d'un voyage d'agrément. Le pays est exsangue, en proie à une corruption massive, et doit faire face à une vague d’attentats suicides de la part des rebelles talibans qui considèrent ces élections comme illégitimes. Ils n’ont d'ailleurs cessé d’annoncer qu’ils feraient tout pour enrayer le processus électoral et s’en prendraient à quiconque participerait au vote : les familles venues glisser leur bulletin dans les bureaux de vote des « provinces » comme dans la capitale, et bien sûr les Occidentaux (journalistes, observateurs, membres d’ONG…).

La capitale elle-même n’est plus protégée comme jadis par une zone tampon, et a été le théâtre d'une récente série d'attentats meurtriers. Les insurgés ont notamment attaqué le ministère de l’Intérieur, ainsi que le très protégé siège de la Commission électorale indépendante à Kaboul. Depuis le début de 2014, de nombreux civils, afghans et étrangers, ont été tués, ainsi que plusieurs journalistes.

Nils Horner, correspondant de la radio publique suédoise, en poste depuis plusieurs années, a été exécuté d’une balle en pleine rue dans le centre de Kaboul, le 11 mars dernier. Moins de dix jours plus tard, Sardar Ahmad, journaliste de l’AFP, perdait la vie dans un attentat perpétré au Kabul Serena Hotel qui a fait huit morts. Fréquenté par les diplomates, les politiques et les touristes, cet hôtel de luxe était pourtant réputé pour être un lieu ultra-sécurisé et plutôt sûr pour les visiteurs. 

Dans ce climat de violence, certains médias ont renoncé à couvrir l'élection sur place. Si Le Monde a bien envoyé Frédéric Bobin, son correspondant en Asie du Sud-Est, à Kaboul – il a signé dans l'édition du 3 avril 2014 un long portrait de Karzai –, France 2 et France 24 n’ont dépêché aucune équipe. « Les deux affaires Nils Horner et Sardar Ahmad ont eu un gros impact sur les rédactions », explique Joël Bronner, un des rares journalistes free lance sur place.

Habituellement basé à Islamabad (Pakistan), le Français est en Afghanistan depuis le 17 mars pour couvrir les élections présidentielles pour plusieurs médias (Le JDD , Ouest France, Rue 89 et RTL). « L'attentat contre l'hôtel Serena signifie symboliquement qu'il n'y a aucun endroit où on peut être à l'abri à Kaboul. Sardar Ahmad était là au mauvais endroit, au mauvais moment. Dans le cas de Nils Horner, en revanche, il semble que ce soit bien le journaliste en tant que tel qui était visé. »

Du coup, les rares reporters jouent profit bas. Joël Bronner ne sort dans la rue qu’en tenue locale. « On essaye d’être le plus discret possible », raconte-t-il, notamment en matière de logement. Lui et ses confrères n’utilisent que des taxis privés et en aucun cas ceux que l’on hèle dans la rue. Ils gèrent chacun à leur façon caméra et appareil photo pour ne pas se faire repérer. « Je m’interdis par exemple de faire des photos dans la rue », dit-il.

Dans ces conditions, comment évalue-t-on le rapport entre les risques encourus et la nécessité d’informer et de résister aux intimidations ? Pour nombre de rédactions, le traumatisme, après la capture ou la mort de journalistes, reste fort. Quatre reporters restent encore otages en Syrie et la mort de Ghislaine Dupont et Claude Verlon (RFI), enlevés puis tués au Mali en novembre 2013, reste dans les têtes et pèse dans la décision de dépécher ou pas des journalistes dans des zones de guerre.

TF1 n'envoie personne : ce sont les équipes de l'agence de presse BabelPressTV qui leur fournira des sujets. RFI  a renoncé à envoyer l’équipe de quatre personnes (trois journalistes et un technicien) initialement prévue. Son correspondant Nicolas Ropert (1) a quitté Kaboul et couvre l’actualité dans cette région depuis Dubaï. « C’est malheureux et je regrette que nous ne puissions envoyer nos équipes. Mais c’est une question de sécurité », estime Cécile Mégie, directrice de RFI. 

« Ce n’est pas l’attentat contre le Serena qui nous a fait prendre cette décision, mais le contexte plus général de dégradation sécuritaire et les événements récents. Après discussions, nous avons considéré que nous n’étions pas en mesure d’assurer non seulement la présence, mais aussi la liberté de mouvement de notre équipe sur place. » Le vrai débat est aussi là : être en Afghanistan est une chose, pouvoir y exercer un travail d'information en est une autre.

(1) Nicolas Ropert collabore également à Libération, L’Express, BFM, France 24…

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