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Emmanuel Hirsch: «L’éthique est d’abord une résistance à l’indifférence»

Emmanuel Hirsch. François BOUCHON/Le Figaro

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Professeur d’éthique, Emmanuel Hirsch témoigne de ses expériences auprès des malades, de leurs familles et des équipes médicales. Il en tire un livre émouvant qui rappelle que l’éthique est avant tout une attention à l’autre et ne peut se réduire à un discours technocratique ou technique.


Emmanuel Hirsch est professeur d’éthique médicale à la faculté de médecine de l’université Paris-Sud et directeur de l’Espace de réflexion éthique de la région Ile-de-France. Il vient de publier La lutte, la révolte et l’espérance: Témoigner jusqu’au bout de la vie (Éditions du Cerf, 2019).


FIGAROVOX.- Pourquoi avoir voulu partager ces expériences - parfois très intimes, souvent bouleversantes - que vous avez vécues? Qu’avez-vous cherché à exprimer?

Emmanuel HIRSCH.- Depuis les premiers temps de mon engagement en éthique, je bénéficie du privilège de rencontres rares. J’ai choisi un parcours philosophique de terrain à l’hôpital, au cœur des soins, impliqué, exposé parfois. J’ai compris que l’essentiel s’imposait dans une relation à la fois proche et intime, dans les circonstances où les vulnérabilités humaines nous dépouillent de tout autre recours que le témoignage d’une présence vraie, attentionnée. Que ce soit dans les années 80 avec les fondateurs en France des soins palliatifs, les militants du sida, les parents d’enfants autistes, les personnes en situation de handicap ou atteintes de la maladie de Charcot, j’ai appris et compris l’éthique comme l’expression d’une résistance à l’indifférence, au déni, aux discriminations et aux différentes formes d’arbitraires.

C’est en décidant d’un parcours aux marges, rétif aux codes établis que j’ai saisi le sens de ces combats de vie qu’assument des personnes malades.

Cette approche politique, en humanité et en sensibilité, peut dérouter les penseurs académiques d’une éthique qu’ils théorisent. C’est pourtant en décidant d’un parcours aux marges, rétif aux codes établis que j’ai saisi le sens de ces combats de vie qu’assument des personnes malades avec leurs proches et les professionnels ou les associatifs auprès d’eux. Ils incarnent une idée exigeante de la dignité.

Depuis 1995 mes responsabilités professionnelles puis universitaires m’ont permis de participer à des évolutions de l’éthique appliquée dans le champ de la santé. On évoque les droits de la personne malade dont l’expertise propre est reconnue dans le cadre de l’alliance thérapeutique. Cette conquête doit être étayée par une intelligence du soin, une pensée dont je constate qu’elle s’impose d’autant plus dans les pratiques professionnelles, que certaines décisions politiques et institutionnelles fragilisent aujourd’hui les conditions mêmes d’un exercice éthique.

Vient désormais pour moi l’heure des premiers bilans, et tout naturellement ils me ramènent à ce qui m’est le plus important, ce qui a été le plus déterminant dans mon cheminement en éthique. Ces rencontres et ces dialogues parfois aux limites de l’humain, lorsque l’existence devient précaire, incertaine, vacillante et que peut se confier l’essentiel. Je suis en quelque sorte comptable de ce qui m’a été transmis et que j’ai commencé à restituer dans ce livre, au moment où tant parmi nous redoutent «la mort de l’hôpital». Cela n’exonère pas chacun d’entre nous d’une responsabilité personnelle de proximité auprès de celui qui souffre: c’est le devoir de sollicitude.

Au contact des gens dont vous relatez des épisodes de vie, vous expliquez avoir «désappris des certitudes et des convictions», lesquelles?

La tentation, face aux souffrances qui obscurcissent tout possible, aux sentiments d’impuissance, de défaite, d’humiliation et de désespoir éprouvés au choc de l’inéluctable, est de s’en détourner ou de s’essayer à quelques paroles de consolation. Abandonner l’autre à sa maladie ainsi qu’à sa confrontation solitaire à ce qui menace son intégrité et son devenir, c’est renoncer à nos obligations humaines et sociales, au principe de fraternité.

Les vulnérabilités existentielles sollicitent de notre part des solidarités concrètes.

C’est prendre le risque d’une relation d’humain à humain dont on ne sait pas au juste à quoi elle engage. Cela impose le respect, l’humilité, la retenue et la bienveillance. Ainsi admet-on la pauvreté des certitudes et des convictions défiées par une expérience des limites, voire de l’extrême.

Les professionnels intervenant à l’hôpital ou au domicile m’ont transmis cette passion et ce savoir de la rencontre de l’autre, là où nous sommes attendus. Pour autant qu’on leur permette encore d’y consacrer du temps, leur mission relève de l’exercice d’un devoir d’humanité assumé dans cette responsabilité de la relation.

Vous soulignez l’incompréhension qui peut exister entre certains malades et certaines familles qui en souffrent. Les médecins, infirmiers, personnels soignants sont-ils à la hauteur des situations? Sont-ils suffisamment bien formés?

Les circonstances que j’évoque sont singulières. Elles évoluent dans un contexte spécifique, que ce soit au domicile ou dans un établissement. Le vécu de la maladie est pour beaucoup dépendant d’un environnement complexe, sensible et fragile. Dans les processus décisionnels, l’exigence consiste à prendre en compte l’intérêt direct de la personne malade, à s’ajuster à sa demande qui elle-même évolue.

Les contraintes organisationnelles et gestionnaires entravent trop souvent cette vocation soignante visant à parvenir jusqu’au bout du soin.

J’ignore ce que signifie «être à la hauteur de la situation», y compris pour la personne malade. Le long temps du parcours des maladies chroniques use, enferme, entame parfois les résolutions, au point de douter du sens même du soin, pour ne pas dire de la vie. C’est au jour le jour qu’il faut préserver l’essentiel, et que proches et professionnels s’efforcent de témoigner une prévenance attentionnée et compétente. J’observe sur le terrain des pratiques professionnelles plus soucieuses que jamais de la qualité de la relation, de l’humanité du soin. Toutefois les contraintes organisationnelles et gestionnaires entravent trop souvent cette vocation soignante visant à parvenir jusqu’au bout du soin. Je dénonce certaines maltraitances institutionnelles qui donnent à certaines personnes malades le sentiment d’être devenues une telle charge humaine et sociale que leur disparition serait préférable…

Ce que j’observe et dénonce, c’est, dans trop de circonstances, une médicalisation excessive et une institutionnalisation, là où l’attente de la personne malade devrait solliciter un environnement social bienveillant. Nous ne sommes pas, en tant que société, «à la hauteur» des défis de la maladie au long cours, des pertes d’autonomie, du vieillissement qui ne relèvent pas exclusivement de réponses professionnelles et techniques. Nos responsabilités politiques sont engagées à cet égard.

Vous évoquez des situations difficiles de malades très atteints qui souhaitent mourir. Comment devrait-on réagir? Comment avez-vous réagi?

Les personnes qui témoignent dans ce livre jusqu’au bout de leur vie, n’évoquent que rarement la volonté d’y mettre un terme anticipé. Elles aspirent plutôt à être reconnues dans ce temps si particulier de l’achèvement d’une existence, altéré par cette pesanteur de la maladie, des souffrances, de l’inquiétude et souvent de l’isolement. Il n’est jamais question d’idéaliser les circonstances et de tenir des propos à distance de la réalité immédiate. Cette densité parfois insupportable de l’instant présent en appelle à une ouverture davantage qu’à une délivrance. Comment préserver le sens de ce qui se vit et s’arrimer à un quotidien auprès des siens, au cœur de la cité, susceptible de renforcer, de se rassurer et d’avoir envie d’aller jusqu’au bout?

Je témoigne de situations qui, à un moment donné, deviennent incompatibles avec la conception que la personne a de la dignité et de la condition humaine. J’ai même été sollicité pour assister une personne dans sa mort, je veux dire la rendre possible. J’ai désappris là également les certitudes et les convictions pour leur préférer la considération et le non-jugement. Aucune existence n’est indigne d’être vécue. J’ai appris de ces relations avec celui qui va mourir, qu’il porte une vérité qui demeure son secret, et que l’existence s’achève comme une énigme qui questionne le témoin auprès de lui. C’est comme témoin que j’ai rédigé cet ouvrage.

Emmanuel Hirsch: «L’éthique est d’abord une résistance à l’indifférence»

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3 commentaires
  • Robinson Crusoe

    le

    Les prêtres et les bonnes sœurs sont des professionnels de la compassion aux malades, c'est leur sacerdoce, pas leur éthique.

  • All My Heroes Are Weirdos

    le

    Le post-moderne qui a pris pour religion le progrès dans sa version techno-scientifique n'a que faire de l'éthique. Il considère que le «tout se vaut» justifie «l'égalité de tous en tout», parce que les droits de l'Homme seraient subitement devenus «l'extension à l’infini des droits de chacun au sein de sa communauté.»
    L'éthique apparaît comme intégré au champ républicain et son paradigme universaliste. En face, on trouve les individualiste-communautaristes, qui exigent l'instrumentalisation du droit et la science pour satisfaire leurs exigences comme autant de caprices imposés à la société.
    Dans ce mode de pensée, l'éthique na pas droit de cité puisque le moteur se trouve être le désir individuel (au sein d'une communauté) et seulement lui. Enfin si, on peut bien entendu convoquer Jeremy Bentham, le dieu des post-modernes, mais sûrement pas Kant, ni Aristote. Bentham et éthique : il y a manifestement un mot de trop à mon sens, même si je comprends bien le sens de sa philosophie qui vient irriguer notre monde dans sa modernité tardive.

  • Chienne de vie.

    le

    Bien, mais l'éthique en résumé . C'est dans l'ordre des choses ,ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse. C'est peut être ici un avis Chrétien mais aussi laïc qui trouve son pendant dans la déclaration des droits de l'homme, dans la nuisance à autrui. La liberté s'arrête où commence celle des autres et notre corps comme notre esprit n'appartiennent qu'à nous même. Les autres ne peuvent en disposer comme bon leur semble.

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