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Dans une province du Canada, les femmes pourront connaître le passé violent d’un conjoint

L’Alberta vient d’adopter une loi pour lutter contre la violence conjugale. Il est désormais possible de demander à la police si un conjoint a un passé violent: une mesure qui répond à un réel souci de sécurité, mais soulève des questions sur son efficacité réelle et sur le droit à la vie privée

Au Canada, l'Alberta est la province avec le troisième plus haut taux de violences conjugales. La nouvelle loi adoptée par la chambre des communes entend lutter contre le phénomène. — © Getty Images/EyeEm
Au Canada, l'Alberta est la province avec le troisième plus haut taux de violences conjugales. La nouvelle loi adoptée par la chambre des communes entend lutter contre le phénomène. — © Getty Images/EyeEm

Au pays de l’or noir, dans la mythique Alberta, les femmes disposent désormais d’un nouvel outil pour prévenir la violence conjugale. Nom de code: Clare’s Law (la loi de Clare). Celle-ci s’inspire d’un texte adopté au Royaume-Uni en 2014. Cinq ans plus tôt, une Britannique âgée de 36 ans, Clare Wood, a été assassinée et brûlée par son ex-petit ami dans la banlieue de Manchester. Le tueur était, en matière de violences conjugales, un multirécidiviste, condamné à de la prison pour avoir violenté des femmes. Cela, Clare Wood ne le savait pas.

Le père de la jeune femme a alors milité avec succès pour la mise en place d’un instrument législatif protégeant de futures victimes. Ce dernier a aussi été adopté à la mi-octobre par la Chambre des communes de l’Alberta. «Il permet aux femmes victimes de violence conjugale ou à risque d’en être victimes d’avoir accès à des informations importantes pour prendre des décisions éclairées concernant leur relation, leur sécurité, ainsi que la sécurité et le futur de leurs enfants», explique le professeur Simon Lapierre, spécialiste des questions de violence conjugale à l’Université d’Ottawa.

Une crise de violence contre les Albertaines

Le nouveau texte encourage les Albertaines à demander à la police si leur «flamme» présente un passé de violence conjugale. Cette loi a été adoptée avec un principe conducteur: «Le droit de demander et le droit de savoir.» Le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, est monté au créneau pour défendre les nouvelles mesures: «Il y a toujours une crise de violence conjugale contre les femmes en Alberta. Notre province a le troisième taux de violence domestique le plus élevé du Canada», a-t-il déclaré à l’agence de presse canadienne.

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Bon an mal an, 90 hommes et femmes meurent chaque année au Canada de violences conjugales, un chiffre plutôt à la baisse depuis les années 1990. Plus de 75% des victimes d’homicides sont des femmes selon l’institut national Statistique Canada. Il n’empêche, les violences qui ne mènent pas à des meurtres ne sont pas systématiquement comptabilisées dans les statistiques. Car, bien souvent, les victimes ne déposent pas plainte par crainte de représailles. Il y aurait nationalement 95 700 cas (en 2017) de violences conjugales, constituées de coups ou d’intimidation. Les victimes sont jeunes, entre 25 et 34 ans, le plus souvent au début d’une relation amoureuse.

Violence versus vie privée

D’où la nécessité d’un outil comme la loi de Clare, confie le professeur Lapierre. «Il y a généralement un pattern dans les comportements des hommes violents. Ils utilisent la violence à l’endroit de toutes leurs conjointes et ex-conjointes», note le spécialiste. Avant d’ajouter: «Une femme devrait pouvoir savoir que son conjoint actuel a proféré des menaces de mort ou a tenté d’assassiner sa conjointe précédente lorsqu’elle a décidé de le quitter. Cela devrait influencer les mesures qui sont mises en place lorsqu’elle fait elle-même le choix de le quitter.» Il suffira donc à une femme de contacter un corps policier pour obtenir le pedigree d’un amant.

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La loi de Clare a aussi été approuvée par les députés du Saskatchewan, province voisine de l’Alberta. Cependant, elle n’est entrée que partiellement en vigueur et il est trop tôt pour en tirer un bilan, d’autant que les protocoles canadiens de divulgation d’un dossier sont encore assez flous. En Alberta, le proche d’une femme pourra demander le passé d’un conjoint ou du conjoint potentiel de cette dernière, alors qu’au Saskatchewan seule la conjointe pourra demander le dossier criminel de son compagnon.

Professeure à l’Ecole de travail social de l’Université de Regina (Saskatchewan), Crystal Giesbrecht confie que «le conjoint en danger sera mis en relation avec un organisme de protection contre la violence conjugale […] C’est très important afin qu’il reçoive une évaluation du risque, un plan stratégique pour se mettre à l’abri et qu’il bénéficie de l’aide nécessaire.» Quid de l’immixtion dans la vie intime d’un couple et les risques de dérapage? Jo-Anne Dusel, directrice de l’Association provinciale des maisons d’hébergement pour femmes du Saskatchewan, estime que «la sécurité l’emporte sur la confidentialité. Certains se sont inquiétés que des dossiers pourraient être divulgués, et du respect de la vie privée. Nous estimons que le droit d’une personne en danger d’être en sécurité est supérieur à celui de son auteur de cacher ses antécédents de violence.»

Les limites d’un système

Pour aller plus loin dans sa démarche protectrice, le Saskatchewan a même mis en place un congé professionnel de 10 jours pour les victimes. Le congé n’est pas rémunéré, mais son objectif est de permettre à une personne violentée de se mettre à l’abri d’un conjoint dangereux. Alors, quelles sont les limites de la loi de Clare? Geneviève Lessard, directrice de l’équipe de recherche en violence conjugale de l’Université Laval, confie: «Je suis plutôt mitigée quant aux bénéfices d’une telle loi […] Les recherches indiquent que le moment où les femmes sont le plus à risque est celui où elles décident de quitter leur conjoint violent, parce qu’elles ont déjà peur pour elles et leurs enfants.»

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Une autre limite dans ces immenses provinces que sont l’Alberta et le Saskatchewan: les violences conjugales se produisent souvent dans des lieux dénués de forces policières, comme au sein des réserves amérindiennes, où la violence contre les femmes est surreprésentée. De facto, la loi de Clare serait, là, inefficace. Elle ne tient pas compte non plus du harcèlement psychologique, dont les hommes peuvent être victimes aussi bien que les femmes.

Au Canada, la violence contre les hommes – qui représente tout de même un quart des cas – est un tabou presque toujours nié. Enfin, la réussite de la loi de Clare au Canada dépendra aussi du bon vouloir des policiers. En Grande-Bretagne, selon la BBC, certains commissariats ne répondent qu’à 7% des demandes de dossier de violence conjugale, comme dans le Bedfordshire, alors que d’autres atteignent 96% dans le comté de Cumbria! Cela sans compter le temps d’accès au dossier, qui peut atteindre plusieurs semaines.