Gérard Araud : «Trump comprend ce que beaucoup d’Américains veulent»

Ambassadeur de France à Washington de 2014 à 2019, ce diplomate chevronné a retrouvé sa liberté de parole. Et se livre sans fard sur le président américain, aux méthodes « déconcertantes » mais à « l’instinct » sûr.

 Selon Gérard Araud, « la méthode de Trump est souvent désastreuse, mais ce qu’il fait procède d’un certain instinct et d’une grande logique ».
Selon Gérard Araud, « la méthode de Trump est souvent désastreuse, mais ce qu’il fait procède d’un certain instinct et d’une grande logique ». AFP/Ludovic Marin

    Pour Gérard Araud, ancien ambassadeur de France à l'ONU (de 2009 à 2014) puis à Washington (jusqu'en avril 2019), l'actuel locataire de la Maison Blanche, qu'il décrypte dans un passionnant livre témoignage (« Passeport diplomatique », Ed. Grasset), déroute et crée le chaos par ses méthodes. Mais il exprime, comme Obama, la ligne de repli des Etats-Unis soutenue par beaucoup d'Américains.

    Vous décrivez Trump en « narcissique pathologique », « prisonnier de ses certitudes, imperméables aux conseils et sûr de ses talents ». Comment les Américains ont-ils pu porter un tel personnage à la tête de la Maison Blanche ?

    GÉRARD ARAUD. Eh bien parce qu'on peut être à la fois narcissique pathologique et très intelligent. Le génie de Trump est d'avoir senti ce que personne n'avait compris en 2016, que derrière les chiffres macroéconomiques excellents il y avait aussi une crise économique et sociale américaine. Il a mis le doigt sur ce nerf que personne n'avait remarqué et il a enflammé les passions de ces Américains qui se sentent exclus du système.

    Trump assume de diriger sans et même contre son administration. Quelles sont les conséquences sur la gouvernance américaine ?

    Il n'y a plus d'administration américaine, plus rien ne fonctionne à Washington. Souvent les bureaux de la Maison Blanche sont vides, ou bien s'il y a quelqu'un, il ne sait pas ce que le président dira le lendemain. Et il ne sait pas non plus ce qu'il a voulu dire la veille. Le système est cassé. Souvent, lorsqu'on me demandait depuis Paris de faire des propositions ou des demandes auprès de l'administration américaine, j'étais souvent obligé de dire : il n'y a qu'une seule personne qui compte à Washington, c'est Donald Trump, et il faut donc que le président Macron appelle son homologue américain.

    Y a-t-il eu dans l'histoire américaine d'autres présidents qui ont pratiqué à ce point l'exercice solitaire du pouvoir ?

    Il y a toujours une part solitaire dans l'exercice du pouvoir, mais qui peut se concevoir sur la base des conseils des autres. Or Trump n'accepte aucun conseil : ce n'est pas seulement que ses ministres ne comptent pas, que le secrétaire d'Etat n'a aucune influence sur la politique étrangère, que le chef d'Etat-major des armées apprend par tweet le retrait des militaires américains de Syrie, comme la directrice de la CIA. Mais c'est aussi que le chef de la Maison Blanche ne lit rien, ne prend connaissance d'aucune note. La dernière fois qu'il est allé rencontrer son homologue chinois Xi Jing Ping, nous avons demandé à l'administration quelles notes avaient été envoyées au président. La réponse a été : « nous n'en avons pas envoyé car le président n'en veut pas ». C'est donc un exercice solitaire tout à fait extrême du pouvoir dont je ne suis pas sûr qu'il y ait eu des précédents.

    Il dirige aussi « à l'instinct », dites-vous, et à grands coups de tweets tonitruants…

    Il ne faut pas trop exagérer sur la personnalité de Trump. Il est l'expression d'une crise mais il a aussi de l'instinct. Il comprend ce que beaucoup d'Américains veulent et il l'exprime à sa façon et contre, il faut bien le dire, l'establishment. Comme Obama, il a compris que les Américains étaient fatigués des interventions extérieures. Après tout, c'est Obama qui n'est pas intervenu en Ukraine, qui est à peine intervenu en Syrie et qui s'était retiré hâtivement de l'Irak. Trump est un autre président tout à fait différent, venu d'un autre horizon politique, qui a atteint la même conclusion. Pour nous Européens, le plus important, mis à part les fantaisies de Trump, c'est de réaliser que les Américains ne veulent plus être les gendarmes du monde. Que ce soit Trump ou un autre élu en 2020, je suis convaincu que ce sera la même ligne : il y a un retrait américain de la scène internationale.

    La brutalité avec laquelle Trump applique cette nouvelle ligne n'est-elle pas dangereuse pour le monde ?

    Certes, la méthode faite de coups de barre brutaux sans explication, sans préparation et sans coordination avec les alliés est particulièrement déconcertante. Mais il y a aussi le bon sens de fond : même si tous les experts poussent des hauts cris, je ne suis pas certain que les Américains de base trouvent dommage de quitter la Syrie. Evidemment, c'est totalement déconcertant pour les experts et pour les diplomates, mais pour Trump, ce qui compte, c'est d'abord le peuple américain, en particulier parce que nous sommes en campagne électorale. Il ne faut pas sous-estimer la compréhension de son électorat par Donald Trump.

    L'Amérique ne s'affaiblit-elle pas ?

    Je vais me faire l'avocat du diable : pour les Américains, les intérêts nationaux au Moyen Orient ne sont pas les mêmes que les nôtres. L'hypothèse d'avoir des millions de migrants en Europe ou le danger de voir se répandre sur le Vieux continent des terroristes venant de Libye ou de Syrie, ce n'est pas leur problème. Maintenant que les Etats-Unis exportent des hydrocarbures, grâce aux schistes bitumineux, le pétrole du Moyen Orient ne les intéresse plus tellement. Leur sujet désormais, c'est la sécurité d'Israël, c'est contenir l'Iran. Mais on peut argumenter que la Syrie n'est pas un intérêt national américain. Donc, j'insiste : la méthode de Trump est souvent désastreuse, mais ce qu'il fait procède d'un certain instinct et d'une grande logique. Ce qu'on appelle le néo-isolationnisme ou le nationalisme, c'est sa logique de fond sur le thème : moi le leadership américain, cela m'est indifférent, sauf lorsque les intérêts vitaux des Américains sont en jeu. Il dit ce qu'avait déjà dit Obama : la Syrie n'est pas un intérêt vital américain.

    Vous pensiez, il y a un an, que les Démocrates auraient fait une erreur en engageant une procédure d'impeachment. Le pensez-vous toujours depuis l'affaire ukrainienne ?

    A l'époque, la direction des Démocrates partageait mon analyse et a résisté jusqu'au dernier moment, de peur de faire de Trump un martyr, avant d'engager aujourd'hui cette procédure de destitution. Mais cette procédure n'ira nulle part puisque les Républicains ont la majorité au Sénat et qu'ils font bloc, à part quelques individus, derrière Trump. La majorité des deux-tiers du Congrès, nécessaire pour destituer un président, ne sera pas là. La vraie question est : quelle influence cela a sur l'opinion publique?

    A force de coaliser contre lui des pans entiers de la société américaine (armée, administration, femmes…), Trump peut-il encore gagner en 2020 ?

    Il y a beaucoup de conservateurs, en particulier les Evangélistes, qui disent évidemment on n'inviterait pas Trump à la maison mais il fait le boulot. C'est ça, au fond, le pari du sortant de la Maison Blanche : que les gens, qu'ils l'aiment ou pas, se disent qu'il fait le boulot, que l'économie va très bien et qu'il nomme des juges très conservateurs. Il garde donc sa base. Va-t-il aller plus loin avec un second mandat? Cela dépend aussi du candidat face à lui. Les démocrates sont déchirés à l'heure actuelle entre ceux qui veulent un candidat centriste, c'est l'option Jo Biden, et ceux qui pensent qu'il faut opposer un populiste de gauche à un populiste de droite, et c'est l'option Elizabeth Warren. Si cette dernière, qui a une dynamique derrière elle, est retenue, que se passera-t-il? Est-ce que les centristes voteront pour leur portefeuille, c'est-à-dire pour Trump, ou est-ce qu'ils voteront pour leurs principes et valeurs, donc pour Warren?