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Avec la mort d’Al-Baghdadi, les Kurdes perdent leur ennemi et leur autonomie

Le commandant des Forces démocratiques syriennes, Mazloum Abdi, met en garde contre les risques de représailles.

Des membres des forces démocratiques syriennes se retirent de la zone frontalière avec la Turquie, le 27 octobre 2019.  — © Delil Souleiman/AFP
Des membres des forces démocratiques syriennes se retirent de la zone frontalière avec la Turquie, le 27 octobre 2019.  — © Delil Souleiman/AFP

La nouvelle, non confirmée mais attendue, de la mort d’Abou Bakr al-Baghdadi était connue depuis quelques heures dimanche 27 octobre au matin quand les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont aligné près de la sortie de la ville frontalière d’Amouda une vingtaine de leurs véhicules militaires, tous drapeaux dehors. Le délai qui leur avait été imparti le 22 octobre par Moscou et Ankara pour quitter les villes kurdes de la frontière avec la Turquie, sous peine de subir une reprise massive de l’offensive d’Ankara, prendrait fin dans les vingt-quatre heures à venir. Sans dévoiler ce qui se tramait, un cadre du mouvement kurde assurait qu’il s’agissait «d’une bonne nouvelle pour tout le monde, pour la paix, pour l’humanité».

Face à lui, une file de blindés de fabrication américaine, de pick-up surmontés de mitrailleuses antiaériennes, de camions militaires divers attendait sur le bord de la route, tournant le dos à la frontière turque. Combattants et combattantes arborent des uniformes propres et portent des armes bien huilées. Tandis que l’intervention d’Ankara va entrer dans la troisième semaine, la colonne militaire, qu’on croirait prête pour une parade de victoire, stationne sous le soleil à un peu plus de 10 km de la Turquie.

Sauver la face

Il ne peut s’agir ici de faire la guerre, mais plutôt de mettre en scène un de ses tournants et, si possible, en sauvant la face. Il faut donc marquer le coup en offrant aux caméras des images de retrait ordonné de deux localités frontalières qui seront diffusées quelques heures plus tard, avant qu’une colonne de véhicules de la police militaire russe ne soit vue, roulant dans la direction opposée. Abou Bakr al-Baghdadi est mort. La parenthèse kurde peut se refermer. A en croire la tournure qu’ont prise les événements, elle ne serait désormais plus utile à personne.

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Et pourtant, à 70 kilomètres de là, au sud des positions prises par les forces pro-turques, les échos de la guerre se font encore entendre. Dans l’Hôpital de Tell Tamer, un volontaire international intégré aux unités de soutien médical des forces kurdes a compté 15 blessés et 4 morts amenés sur place à la suite des combats de la veille avec les groupes armés soutenus par Ankara, dans la région de Ras al-Aïn. Le jeune homme affirme avoir reçu à l’hôpital des villageois bastonnés par les miliciens pro-turcs qui, selon lui, «se déchaînent dans la campagne». Européen du Nord, il fait partie de ces centaines d’étrangers, souvent militants de gauche, à s’engager auprès des FDS, par adhésion à leur projet révolutionnaire.

Dans un bureau aux fenêtres occultées, un soignant, qui se fait appeler «docteur Azad», dit son amertume: «L’Etat islamique nous a attaqués. Nous avons été forcés pour survivre de faire alliance avec la coalition et de faire leur guerre loin de chez nous mais aujourd’hui Al-Baghdadi est mort. Et pour éviter le massacre, nous avons été forcés d’accepter cet accord entre les Russes et les Turcs.» Selon le médecin, au début comme à la fin de la guerre contre l’organisation Etat islamique, l’alternative des Kurdes syriens était de disparaître ou de placer leur destin entre les mains intéressées des grandes capitales.

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Remerciements de Trump

Un adolescent est couché sur un brancard, des éclats d’obus de mortier dans la jambe gauche. «Ils ont repris un de nos villages ce matin», raconte à ses côtés le camarade Adnan, dont un gilet civil cache des chargeurs de kalachnikov. Sa cheville, entourée d’un bandage, le fait boiter. Il n’a pas entendu parler de l’accord annoncé quelques minutes plus tôt sur les réseaux sociaux. «La diplomatie, c’est loin. Je suis un combattant. On me dit d’aller combattre, je combats.» Une explosion retentit au loin. Justement, l’ordre de monter au front vient de tomber. Le camarade Adnan lâche sa cigarette. D’un pas rapide et incertain, il rejoint la camionnette à plateforme qui l’emmènera à l’ennemi.

Dans la grande ville d’Hassaké, à moins d’une heure de route, les porte-parole des FDS s’apprêtent à prononcer leur déclaration sur la mort d’Abou Bakr al-Baghdadi et à mettre en avant le rôle qu’ils affirment avoir joué dans l’opération. Ce n’est pourtant pas la joie de voir l’ennemi vaincu qui règne. Le président américain, Donald Trump, les a remerciés dans son discours. Le retrait américain n’en reste pas moins effectif et l’avenir de ceux qui ont délogé l’EI de Raqqa, au prix de la destruction de la ville, toujours plus incertain. «Les cellules dormantes vont venger Al-Baghdadi. Donc on s’attend à tout, y compris des attaques contre les prisons», a averti Mazloum Abdi, le commandant des FDS.

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Sur des mâts chancelants, les grands drapeaux délavés des forces kurdes pendent, en lambeaux. Les FDS vont continuer à se retirer de la frontière, la Russie est responsable du maintien de la paix, les gardes-frontières du «gouvernement central» se sont déployés, résume en répondant aux questions des journalistes Redur Khalil, un commandant des forces à dominante kurde. On ne parle plus de régime.

Négocier avec Damas

Le temps des tractations politiques avec Damas viendra bientôt. Mais avec quelles garanties pour les institutions autonomes des FDS, maintenant que le chef de l’EI est éliminé? «Aucune», répond leur porte-parole, Moustafa Bali, avec une franchise inhabituelle: «On ne peut travailler que sur la base de l’espoir.»

Cet espoir, selon Moustafa Bali, est celui que Moscou tienne ses promesses, que le régime puisse trouver utile de faire quelques concessions en échange de l’intégration des FDS dans son armée dans la perspective de batailles futures et sur le fait qu’il puisse compter sur le caractère séculier de leur idéologie. Il répète une citation alambiquée sur la force comme condition du respect d’autrui. Avant de lâcher, d’un air fataliste: «Et nous, nous sommes devenus faibles.»

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