Livre : Les révoltés du « booty »

Et si la pop avait été inventée pour permettre à la nation américaine de s’emparer de sa sexualité  ? C’est l’hypothèse de « Good Booty », un essai passionnant de la journaliste Ann Powers.
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Larry Busacca/Getty Images for Coachella

Bon fessier en VF, Good Booty (un clin d’œil à une version bêta du célèbre Tutti Frutti de Little Richard) est un titre trompeur. Le livre d’Ann Powers, journaliste américaine passée par The Village Voice et The New York Times, n’est pas une histoire du derrière dans la pop américaine, quand bien même ce dernier y occupe une place importante, à l’image du twerk et ses déhanchements frénétiques qui animent furieusement quantité de clips actuels. Le programme du livre est plutôt à chercher du côté de son sous-titre, « Corps et âme, noirs et blancs, amour et sexe », avec un postulat formulé en ces termes : « La vraie raison pour laquelle la musique populaire américaine nous parle majoritairement de sexe est qu’en tant que nation, nous ne reconnaissons pleinement et ouvertement le pouvoir de la sexualité qu’à travers la musique. »

Voilà, c’est dit : la sexualité américaine épouserait depuis plus de deux siècles les rythmes et les lignes mélodiques de sa musique – l’inverse est aussi vrai. La raison d’être de la musique américaine, ce serait de désentraver enfin la sexualité. Il va de soi que mettre en récit cette dialectique sur deux cents ans et des poussières implique quelques raccourcis, même si le livre d’Ann Powers affiche quatre cents pages. D’ailleurs, comme toute entreprise de ce genre, cet essai est ponctué d’angles morts, de manques dont l’auteur s’excuse dès l’introduction : « Un autre volume pourrait venir rendre à la musique latine la part considérable qui lui est due, et fréquenter plus assidûment l’Angleterre, ainsi que voguer vers des mondes plus intérieurs sur les ondes de la techno ou de la musique rave. (...) C’est un fait, concernant la musique populaire : malgré tous les efforts de canonisation de certains penseurs, elle reste fondamentalement anti-­hiérarchique et inépuisable, se renouvelant sans cesse, tout en infléchissant au passage sa propre histoire. »

De telles absences pourraient d’emblée altérer le propos, à la manière d’un vice caché, réduisant le livre à une logique binaire – il l’est parfois, d’ailleurs, notamment dans sa partie centrale où Powers s’attarde longuement sur le rock, territoire largement balisé par la littérature musicale, au point d’avoir engendré un genre d’écriture en soi. C’est le ventre mou de l’ouvrage, n’en déplaise à Elvis, Hendrix et Jim Morrison. Mais les pages qui précèdent et surtout celles qui suivent s’avèrent plus intéressantes – peut-être aussi parce que plus aventureuses.

Good Booty démarre à la Nouvelle-Orléans au début du XIXe siècle. Là, dans les saloons, les salles de bals ou sur Congo Square – place du marché aux esclaves – souffle en dépit de l’oppression sanglante un vent de métissage : « Les Africains d’origine, esclaves ou non, s’y déplaçaient un peu plus librement qu’ailleurs et la couleur blanche, du fait des influences françaises, espagnoles, caribéennes, y était plus nuancée », explique Ann Powers. En évitant l’écueil de la peinture raciste d’un Sud lascif et hédoniste, Powers explique que la situation spécifique de la Nouvelle-Orléans a très tôt laissé apparaître des tensions érotiques et raciales. De cette charge sexuelle interdite, la journaliste fait un point zéro, celui dans lequel se sont nouées les forces qui se déploieront irrésistiblement par la suite, du jazz au R & B, du blues au rock’n’roll en passant par le gospel et la soul, jusqu’à l’ère numérique. Avec une idée qui traverse les deux premiers tiers du livre : la pop est intrinsèquement subversive, non parce qu’elle évoque de manière explicite la sexualité, mais parce qu’elle favorise les rencontres inter-raciales. « Un des fondements du racisme américain, souligne Powers, est la notion de miscégénation. Pour le dire brutalement, à l’origine il y a la peur inspirée par l’idée qu’un homme noir ait des rapports sexuels avec une femme blanche et la dégradation de la race qui prétendument en résulterait. À chaque instant de l’histoire que je raconte, la musique crée des alliances qui sont sexuelles et politiques. C’est vrai à la Nouvelle-Orléans, à l’âge d’or du jazz, comme dans le Sud ségrégationniste avec le gospel. La manière dont la musique rapproche les corps est la clé de l’histoire. »

Cette analyse n’est pas nouvelle, mais le fait que Powers se serve du sexe comme grille de lecture amorce des hypothèses pour le moins intrigantes. Ainsi du déclin du rock : désormais minoritaire chez les jeunes, ce genre doit-il sa disgrâce à l’obsolescence de l’érotisme qu’il promeut autant qu’à l’émergence de nouveaux genres (rap, R & B...) ou à l’avènement du tout-numérique ? « On ne peut pas exclure cette piste, dit Powers. Le modèle de la groupie développé à la fin des années 1960, voire les adolescentes qui écrivaient des lettres pour s’offrir littéralement à Elvis ou jetaient des culottes du temps de la Beatlemania est bien entendu révolu, mais #MeToo a achevé de ringardiser l’esprit sex & drugs & rock’n’roll. »

Powers fait commencer l’ère numé­rique dans les années 1980, décennie meurtrie par le sida, où l’apparition du clip est un moyen de déployer une fantaisie érotique inoffensive. C’est la naissance d’une sexualité médiatisée qui triomphera au début du siècle suivant. Le rapport au corps passe désormais par le filtre d’un écran, estime Powers, qui note que la pornographie quitte alors les salles pour les vidéoclubs.

Au début des années 2000, avec l’essor du MP3 et du téléchargement, les tubes côtoient des films X dans une drôle de promiscuité qui les rapproche sur le plan juridique. Ce flirt subi est-il à l’origine de l’imagerie pop outrancière du début du troisième millénaire ? Powers se garde de répondre, préférant souligner que ces frottements alimentent surtout un discours conservateur anti-sexe, anti-téléchargement.

Le sexe comme la musique s’épa­nouissent désormais sur Internet et l’émergence de nouveaux outils numériques vient renforcer leur union. Le plus emblématique d’entre eux est l’Auto-Tune – logiciel correcteur de tonalité qui, surexploité, confère à la voix une texture métallique. D’après Powers, son usage autorise autant une surenchère libidineuse dans les paroles qu’une « mise à nu sentimentale », selon une formule de Kanye West.

Déshumaniser l’instrument le plus charnel permettrait paradoxalement de sublimer l’évocation du corps et des émois intimes qui le traversent. Mais après tout, comme l’a noté le critique Simon Reynolds dans un article paru sur Pitchfork, l’altération de la voix, dans un monde où l’on a quotidiennement recours à des outils de retouche (Photoshop, les filtres Insta­gram...) pour améliorer son image, ne relève-t-elle pas d’un processus naturel ?

Dans l’inépuisable histoire de la pop, ce processus ne signe pas la fin de l’entente féconde entre le sexe et la musique, elle en redessine simplement les contours pour rendre possible les alliances de demain.

gb