Hevrin Khalaf ou la nation démocratique


Texte paru sur Roarmag et traduit pour le site de Ballast

De l’in­va­sion, un visage — par­mi tant d’autres — res­te­ra. Hevrin Khalaf, 34 ans, a été exé­cu­tée aux pre­miers temps de l’of­fen­sive menée contre le Rojava par les armées turques et rebelles. Ingénieure de for­ma­tion, elle avait enca­dré le minis­tère de l’Économie de l’Administration auto­nome et mili­tait, comme secré­taire géné­rale, pour le FSP, le Parti de la Syrie future : se récla­mant du cou­rant pro­gres­siste, il appelle, fort d’une direc­tion ara­bo-kurde, à une Syrie « démo­cra­tique, plu­ra­liste et décen­tra­li­sée ». La mili­tante fémi­niste et anti­ca­pi­ta­liste Azize Aslan, qui étu­die les liens entre les mou­ve­ments zapa­tistes et kurdes, l’a­vait ren­con­trée et inter­viewée en 2018. Nous tra­dui­sons l’hom­mage qu’elle vient de rendre à celle qui aspi­rait à une double révo­lu­tion : fémi­nine et sociale.


« Je m’ap­pelle Hevrin, de Dêrik, une ville du Rojava. J’y ai étu­dié et vécu, mais je tra­vaille désor­mais à Qamişlo. J’ai étu­dié le génie civil à Alep durant cinq ans et j’ai ter­mi­né mes études en 2009. Après avoir tra­vaillé pour le gou­ver­ne­ment pen­dant un an, la révo­lu­tion a com­men­cé. C’était en 2011. C’est à ma famille que revient le mérite de ma par­ti­ci­pa­tion à la révo­lu­tion du Rojava : elle est patriote et s’or­ga­nise depuis des années. Elle m’a tou­jours emme­née aux réunions et aux mobi­li­sa­tions sociales. Disons que je ne me suis jamais trou­vée bien loin de l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique et que j’ai tou­jours eu de solides racines au sein de notre socié­té. C’est peut-être le cas par­tout au Moyen-Orient, mais, au Rojava, il a tou­jours exis­té une uni­té et une soli­da­ri­té fortes par­mi notre peuple. Vivre ensemble — ou ce que nous appe­lons la vie en com­mu­nau­té — est, de nos jours, encore vivant et cou­rant. Je fais par­tie inté­grante de cette socié­té com­mu­nau­taire. »

« Elle a été arra­chée de sa voi­ture puis tuée de sang froid sur la route. »

Ce sont là les paroles d’Hevrin Khalaf, lorsque je l’ai ren­con­trée au prin­temps 2018. Le 12 octobre 2019, trois jours après que la Turquie a lan­cé son offen­sive mili­taire dans le nord de la Syrie, elle a été bru­ta­le­ment assas­si­née. Selon les rap­ports de l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, elle a été arra­chée de sa voi­ture puis tuée de sang froid sur la route. Son autop­sie révèle qu’on lui a tiré des­sus, qu’on l’a bat­tue avec des objets lourds et qu’elle a été traî­née par les che­veux jus­qu’à ce que la peau de son cuir che­ve­lu se détache. J’ignore com­bien de fois j’ai réécou­té les enre­gis­tre­ments de notre entre­tien depuis que j’ai appris la nou­velle ter­rible de sa mort. Hevrin décrit le Rojava et sa lutte avec tant de fier­té. Je vou­lais entendre à nou­veau ces paroles emplies d’hon­neur car elles expliquent aus­si bien des rai­sons de la guerre menée contre le Rojava et les Kurdes. Cet entre­tien tente de rendre jus­tice au cou­ra­geux tra­vail qu’Hevrin Khalaf a accom­pli pour son peuple ain­si que pour l’en­semble des habi­tants du Rojava1.

J’ai, ce prin­temps, ren­con­tré Hevrin Khalaf (Hevrîn Xelef, en kurde) alors qu’elle copré­si­dait le minis­tère de l’Économie de l’Administration auto­nome de la Syrie du Nord et de l’Est — mieux connue sous le nom de « Rojava ». La veille, elle avait per­du son cama­rade Gerdo, aux côtés de qui elle avait lut­té de nom­breuses années durant ; elle reve­nait de son domi­cile, à Tirbespî2 ; je me sou­viens de ce moment où elle m’a appe­lé pour me dire qu’elle s’ex­cu­sait pour son retard et qu’elle était en route.

[Manbij, avril 2018 | Loez]

Un combat perpétuel

Tandis que j’at­ten­dais Hevrin dans le jar­din du minis­tère de l’Économie, assise à l’ombre d’un arbre, je dis­cu­tais et fumais avec la femme en charge des Asayişa Jin, les forces de sécu­ri­té fémi­nines du Rojava. Elle sem­blait à ce point forte et auto­nome qu’il me faut bien avouer, à la vue de son alliance, avoir été un peu sur­prise ; je lui ai deman­dé si elle était mariée : « Je suis mariée, mais mon mari tra­vaille pour les forces de sécu­ri­té com­mu­nau­taires dans une autre par­tie du Rojava », a‑t-elle dit. Un peu gênée, elle m’a avoué en riant : « On a oublié qu’on était mariés, une fois la révo­lu­tion arri­vée. »

Au Rojava, les femmes ont tou­jours cher­ché à trans­for­mer la révo­lu­tion — que tout le monde connaît aujourd’­hui comme « la Révolution des femmes » — en une révo­lu­tion sociale. Toute sa vie, Hevrin a lut­té pour cela. Et a été assas­si­née alors qu’elle se bat­tait pour cela. J’avais déjà enten­du par­ler de sa beau­té et de sa digni­té ; lors­qu’elle est arri­vée, sa peine et ses yeux gon­flés d’a­voir pleu­ré Gerdo n’ont pu, en effet, dis­si­mu­ler sa beau­té. Pas plus que sa fatigue n’en­tra­va son hos­pi­ta­li­té. En me saluant, elle a immé­dia­te­ment deman­dé si j’a­vais faim et si j’a­vais de quoi man­ger. Lors de mon séjour au Rojava, je n’ai d’ailleurs jamais eu affaire à l’argent : tous les jours, je man­geais et buvais du thé dans les cui­sines com­munes de l’une des nom­breuses ins­ti­tu­tions locales ou des mai­sons civiles que je ren­con­trais le long du che­min. Là-bas, il est évident que l’argent ne domine pas l’en­semble des rela­tions sociales. Les gens me char­riaient par­fois : ils plai­san­taient en disant que si j’é­tais venue durant la guerre et l’embargo, ils m’au­raient seule­ment don­né de la soupe.

Une société d’assemblées et de communes

« Le Rojava n’est pas seule­ment un ter­ri­toire qui voit se réa­li­ser une révo­lu­tion, c’est un ter­ri­toire où l’i­dée même de révo­lu­tion se redéfinit. »

Parallèlement à la révo­lu­tion, c’est une éco­no­mie sociale qui s’est orga­ni­sée au Rojava. Lorsque je l’ai ren­con­trée, cela fai­sait plus de deux ans qu’Hevrin était la porte-parole et la copré­si­dente de ce minis­tère. « L’organisation d’une éco­no­mie sociale repose sur trois piliers impor­tants [m’a­vait-elle dit]. Le pre­mier, c’est l’é­co­no­mie des besoins sociaux — qui, contrai­re­ment à l’é­co­no­mie capi­ta­liste, n’est pas axée sur la maxi­mi­sa­tion du pro­fit. Le deuxième, c’est l’é­co­lo­gie et la pro­duc­tion éco­lo­gi­que­ment res­pon­sable des besoins de la socié­té. Le troi­sième, c’est la créa­tion et le contrôle d’un mar­ché équi­table. Ces trois piliers sont très impor­tants pour l’é­co­no­mie sociale, et nous vou­lons qu’ils deviennent réa­li­té. »

Le Rojava n’est pas seule­ment un ter­ri­toire qui voit se réa­li­ser une révo­lu­tion, c’est un ter­ri­toire où l’i­dée même de révo­lu­tion se redé­fi­nit. Un lieu où s’ins­taure une révo­lu­tion sociale, où la notion de « révo­lu­tion clas­sique » — fon­dée sur l’i­dée de trans­for­mer la socié­té par la prise du pou­voir — est reje­tée. Le mou­ve­ment kurde au Rojava refuse de prendre le pou­voir ; bien au contraire : il revêt la forme orga­ni­sa­tion­nelle d’un réseau d’as­sem­blées, lequel per­met au peuple de deve­nir sujet de ses pro­ces­sus déci­sion­naires et, grâce à l’i­dée d’au­to­dé­ter­mi­na­tion, œuvre à l’au­to­no­mie géné­rale. En somme, les Kurdes y rejettent un élé­ment fon­da­men­tal de l’État : son pou­voir de prendre et d’ap­pli­quer des déci­sions du som­met vers la base.

[Manbij, avril 2018 | Loez]

[…] La pre­mière chose qui fut entre­prise au Rojava, puis dans l’en­semble de la région du Nord et de l’Est de la Syrie une fois déli­vrée de Daech, a été la créa­tion, avec les popu­la­tions locales, d’as­sem­blées can­to­nales régio­nales : les gens ont ain­si eu le pou­voir de déci­der eux-mêmes. Le Contrat social du Rojava et du Nord de la Syrie a inter­dit aux forces armées de sanc­tion­ner ou de prendre part aux assem­blées. L’objectif de ce sys­tème popu­laire basé sur les assem­blées est d’or­ga­ni­ser un modèle anti­ca­pi­ta­liste et auto­nome : une socié­té sans État, anti­pa­triar­cale et éco­lo­gique. L’au­to­no­mie démo­cra­tique3, qui se struc­ture autour de la com­mune, n’est pas une for­ma­tion poli­tique ni un gou­ver­ne­ment — bien qu’elle recon­naisse les par­tis poli­tiques. Les com­munes et les assem­blées popu­laires, organes prin­ci­paux de l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té, forment un auto-gouvernement.

La nation démocratique

« Si vous n’a­vez pas d’al­ter­na­tive, ce que vous avez détruit pour­rait se trans­for­mer en quelque chose de pire encore. »

Contrairement aux conflits eth­niques et reli­gieux qui ont trans­for­mé le Moyen-Orient en une zone de guerre, les com­munes offrent l’au­to­no­mie démo­cra­tique à toutes les ins­ti­tu­tions de l’au­to-gou­ver­ne­ment, avec pour socle la nation démo­cra­tique4. Il était mani­feste, au ton de sa voix, qu’Hevrin avait sai­si en pro­fon­deur l’es­prit de la nation démo­cra­tique, à l’ins­tar de son cama­rade assy­rien Gerdo : « Depuis que le mou­ve­ment s’est orga­ni­sé, [les mili­tants révo­lu­tion­naires kurdes] délivrent la solu­tion [de l’au­to­no­mie démo­cra­tique], sur la base des écrits de pri­son d’Öcalan [cofon­da­teur du PKK et théo­ri­cien révo­lu­tion­naire, ndlr]. Une solu­tion pour l’en­semble du Moyen-Orient et du Rojava. La solu­tion poli­tique est donc déjà là : il suf­fit de la mettre en œuvre. Raison pour laquelle, si le sys­tème est ren­ver­sé, il faut rem­pla­cer ce qui exis­tait par une vision alter­na­tive. Si vous n’a­vez pas d’al­ter­na­tive, ce que vous avez détruit pour­rait se trans­for­mer en quelque chose de pire encore. En d’autres termes, lorsque la révo­lu­tion a com­men­cé et que l’État s’en est allé avec toutes ses ins­ti­tu­tions — il n’est res­té qu’à quelques endroits —, si nous n’a­vions pas eu notre sys­tème alter­na­tif et si notre peuple n’a­vait pas été prêt, il nous aurait été impos­sible d’ac­cé­der à une authen­tique libé­ra­tion par la simple créa­tion d’institutions.

Pour construire ce sys­tème alter­na­tif, nous avons com­men­cé par les Mala Gel [mai­sons du peuple] et les Mala Jin [mai­sons des femmes]. Toutes les ins­ti­tu­tions de la socié­té ont été créées sépa­ré­ment. Si notre socié­té est recon­nue, elle l’est sur­tout pour ses orga­ni­sa­tions fémi­nines. Quand les gens parlent de la révo­lu­tion du Rojava, ils l’ap­pellent la Şoreşa Jin [la Révolution des femmes]. Les femmes ont com­men­cé par construire les mai­sons des femmes pour orga­ni­ser le mou­ve­ment fémi­nin. On les a for­mées pour bâtir une vision com­mune et s’af­fran­chir de la condi­tion à laquelle elles sont bien sou­vent réduites : une condi­tion sinistre, défa­vo­ri­sée. Pour qu’elles deviennent des diri­geantes de la révo­lu­tion sociale, aus­si. Car nous savons que lors­qu’une femme devient diri­geante, c’est la socié­té tout entière qui s’empare de la direc­tion et se trans­forme elle-même. La liber­té des femmes et de la socié­té sont inter­dé­pen­dantes. Lorsque j’ai ral­lié la révo­lu­tion, ma pre­mière place a été à l’a­ca­dé­mie de Nurî Dersîm : c’est ici que la for­ma­tion poli­tique de la socié­té a eu lieu. J’y ai tra­vaillé durant un cer­tain temps. Le gou­ver­ne­ment auto­nome avait été pro­mul­gué. Avant cela, mes cama­rades m’a­vaient sug­gé­ré d’y par­ti­ci­per. Après cette pro­mul­ga­tion, je suis donc deve­nue copré­si­dente du minis­tère de l’Énergie.

[Maison des femmes à Manbij, avril 2018 : prise en charge d'une demande de divorce | Loez]

Durant trois mois, nous avons tra­vaillé avec le pro­fes­seur Gerdo, que nous avons per­du hier. Nous tra­vail­lions avec heval [« cama­rade » en kurde, ndlr] Gerdo depuis le pre­mier jour du gou­ver­ne­ment auto­nome. Il disait sou­vent : Nous avons com­men­cé la lutte ensemble, nous la fini­rons ensemble. C’était notre ami, un Assyrien. Une très bonne per­sonne, sur le plan de la mora­li­té humaine. Lorsque nous dis­cu­tions des moda­li­tés de la nation démo­cra­tique, je lui disais tou­jours : Tu as été le pre­mier de nos amis à com­prendre ce qu’est la nation démo­cra­tique, alors qu’elle ne fai­sait pas encore expli­ci­te­ment par­tie de notre pro­gramme poli­tique. Il l’a­vait com­prise, réa­li­sée ; cela fai­sait par­tie de son carac­tère. Il venait de Tirbespî : les gens vivaient ensemble dans cette ville, en paix. J’observais son carac­tère à tra­vers les rela­tions qu’il avait avec les Arabes et les Kurdes, les musul­mans et les Assyriens. Il a répé­té à plu­sieurs reprises : Serok [sur­nom d’Öcalan, ndlr] nous a fait prendre conscience de tout ça : nous sommes donc très à l’aise vis-à-vis de lui. En tant qu’Assyriens, nous ne savions pas que nous pou­vions pré­tendre à de tels droits. Nous l’a­vions oublié. Maintenant, avec ses écrits de pri­son, nous connais­sons nos droits cultu­rels et poli­tiques. Gerdo a tou­jours esti­mé qu’il fal­lait défendre le pro­jet de l’au­to­no­mie démo­cra­tique. Il l’a fait dans le plus grand calme. Durant plus de quatre ans, nous avons tra­vaillé ensemble dans l’es­prit d’une nation démo­cra­tique. Il le pos­sé­dait véri­ta­ble­ment, cet état d’es­prit. Si ce gou­ver­ne­ment auto­nome pos­sède au moins une qua­li­té, c’est l’u­ni­té du peuple. Un Assyrien tra­vaille avec les Kurdes, un Kurde avec les Arabes. Ce n’é­tait pas quelque chose d’ai­sé­ment réa­li­sable. Rien que ça, c’est une révo­lu­tion. »

Transformer les relations de genre

« Un Assyrien tra­vaille avec les Kurdes, un Kurde avec les Arabes. Ce n’é­tait pas quelque chose d’ai­sé­ment réa­li­sable. Rien que ça, c’est une révo­lu­tion. »

Hevrin avait appris de sa mère à être forte et révo­lu­tion­naire. C’est ain­si qu’elle a rejoint la résis­tance dès le début de la révo­lu­tion et occu­pé dif­fé­rentes fonc­tions. Lorsque nous par­lions ensemble d’é­co­no­mie sociale, elle me disait qu’elle ne serait bien­tôt plus impli­quée dans le champ éco­no­mique du mou­ve­ment. Après la libé­ra­tion des régions telles que Raqqa et Deir ez-Zor, on lui a pro­po­sé de deve­nir la copré­si­dente du Parti de la Syrie future (FSP) : il entend ins­tau­rer un consen­sus social en faveur de la paix et éli­mi­ner l’hos­ti­li­té que le régime baa­thiste [des Assad, ndlr] a tou­jours engen­drée entre Kurdes et Arabes. Elle me l’a­vait dit de façon spon­ta­née ; j’a­vais sai­si qu’elle ne sou­hai­tait pas quit­ter son emploi d’or­ga­ni­sa­trice de l’é­co­no­mie sociale du Rojava et qu’elle n’as­pi­rait pas à par­ti­ci­per au FSP, mais qu’elle ne refu­se­rait pas l’offre de ses cama­rades. Elle avait ajou­té qu’elle s’é­tait liée aux per­sonnes qui tra­vaillaient dans le champ éco­no­mique et que, ensemble, elles étaient par­ve­nues à résoudre quan­ti­té de pro­blèmes concrets. Mais comme de nom­breuses tri­bus arabes n’a­vaient pas accep­té le sys­tème de copré­si­dence, elle savait qu’il était de son devoir de s’en­ga­ger dans ce par­ti pour lut­ter jus­qu’à ce qu’un tel sys­tème soit accep­té par tout le monde.

Par la pra­tique — avoir un·e coprésident·e ou un·e porte-parole —, ce sys­tème octroie aux femmes et aux hommes des droits égaux en matière d’ex­pres­sion et de prise de déci­sion. Il est à l’œuvre dans chaque ins­ti­tu­tion et struc­ture orga­ni­sa­tion­nelle du mou­ve­ment de libé­ra­tion kurde ; il remonte à une déci­sion prise par une orga­ni­sa­tion fémi­nine kurde dans les années 1990. C’est, de par le monde, une pra­tique inédite au sein des mou­ve­ments de libé­ra­tion. Hevrin a fait savoir que l’a­dop­tion de ce sys­tème n’é­tait pas chose aisée. Qu’il s’a­gis­sait d’une lutte per­ma­nente. « Une fois le gou­ver­ne­ment auto­nome pro­mul­gué, le tra­vail des femmes est deve­nu de plus en plus impor­tant. Si toutes les ins­ti­tu­tions de l’Administration auto­nome accordent une atten­tion par­ti­cu­lière aux ques­tions rela­tives aux femmes, il en est une, tou­jours, qui est exclu­si­ve­ment cen­trée sur elles… Nous n’en­cou­ra­geons pas le fait que les ques­tions fémi­nines prennent le pas sur les ques­tions d’ordre géné­ral, mais nous insis­tons pour que celles-ci soient prises en compte dans chaque institution.

Kobanê, avril 2018. Ayse Effendi, coprésidente du TEV-DEM : "Les communes ne sont pas basées sur les liens tribaux, ni sur ceux du sang." | Loez]

Afin de ral­lu­mer le feu éteint de l’his­toire des femmes, nous devons inter­ve­nir et sou­te­nir les orga­ni­sa­tions fémi­nines par tous les moyens pos­sibles. Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce que les femmes et les hommes puissent tra­vailler ensemble sur un pied d’é­ga­li­té. Le sys­tème de copré­si­dence n’est pas accep­té dans bien des régions : il n’a pas été suf­fi­sam­ment inté­rio­ri­sé, y com­pris dans les nom­breuses ins­ti­tu­tions que nous avons créées depuis le début de la révo­lu­tion. Se consi­dé­rer comme coprésident·e·s, savoir que les déci­sions doivent être prises ensemble et à éga­li­té, voi­là une idée et une pra­tique qui n’ont pas encore été tota­le­ment mises en œuvre dans notre culture. Cela fonc­tionne très bien dans cer­tains endroits, mais rap­pe­lez-vous qu’il n’est pas pos­sible de chan­ger une men­ta­li­té mil­lé­naire en seule­ment deux ans ! Par exemple, quand on parle des coprésident·e·s, on nous dit aus­si­tôt que ce droit n’est qu’un droit octroyé aux femmes. Le sys­tème de copré­si­dence n’existe pour­tant pas seule­ment pour elles. Lorsque nous par­lons de copré­si­dence dans les régions nou­vel­le­ment libé­rées [de Daech, ndlr], on a l’im­pres­sion que nous fai­sons quelque chose pour les femmes, mais ce n’est pas le cas : la copré­si­dence concerne aus­si les hommes. Il est vrai que la déci­sion d’ap­pli­quer par­tout le sys­tème de copré­si­dence a été conçu dans les espaces et les actions orga­ni­sa­tion­nelles fémi­nins, mais, dès le début, nous avons recon­nu que ce sys­tème serait béné­fique non seule­ment pour les femmes, mais aus­si pour tous les habi­tants du nord de la Syrie. Ainsi, cha­cun a le droit d’a­gir avec son camarade.

« Rappelez-vous qu’il n’est pas pos­sible de chan­ger une men­ta­li­té mil­lé­naire en seule­ment deux ans ! »

Parfois, je suis très sur­prise lorsque, par exemple, mes amis mas­cu­lins me disent : Okay, ne dis­cu­tons pas trop : il y a un sys­tème de copré­si­dence et nos amies ici pré­sentes ne doivent pas être offen­sées. Lorsque j’ai enten­du ceci, j’ai répon­du : Ce n’est pas pour ne pas offen­ser les femmes que nous devons accep­ter ce sys­tème, c’est pour que les voix des hommes ne dis­pa­raissent pas dans la socié­té. La copré­si­dence ne signi­fie pas détruire les hommes, mais trans­for­mer les rela­tions de genre au sein de nos ins­ti­tu­tions et de la socié­té. Dans les sys­tèmes à pré­si­dence unique, le pré­sident peut être un homme ou une femme. Dès lors, pour par­ve­nir à une véri­table trans­for­ma­tion du gou­ver­ne­ment auto­nome, il était néces­saire d’ins­tau­rer le sys­tème de copré­si­dence. Lorsque le gou­ver­ne­ment auto­nome a été pro­mul­gué, tous les minis­tères étaient dotés d’un sys­tème pré­si­den­tiel : un président·e et deux vice-président·e·s — il y a désor­mais deux coprésident·e·s et trois vice-président·e·s. Dans les minis­tères, mais éga­le­ment dans toutes les institutions.

La copré­si­dence a d’a­bord com­men­cé dans le can­ton de Cizîr5, puis à Kobanê6. Ce sys­tème a désor­mais cours à Afrîn éga­le­ment — même si l’as­sem­blée can­to­nale d’Afrîn avait de fac­to mis en place le sys­tème de copré­si­dence. Je m’ex­plique, car c’é­tait bizarre : le pre­mier pré­sident du can­ton de Cizîr était un homme7 ; de même à Kobanê8 ; mais à Afrîn, c’é­tait une femme9. Cette der­nière avait à ses côtés un copré­sident, alors même que le gou­ver­ne­ment auto­nome n’a­vait pas encore ins­tau­ré le sys­tème de copré­si­dence. Mais puis­qu’elle était une femme, le sys­tème de copré­si­dence avait été adop­té de fac­to… alors qu’il n’é­tait pas offi­ciel­le­ment à l’œuvre à cette époque. En clair : si le pré­sident était un homme, on pou­vait conti­nuer avec le sys­tème pré­si­den­tiel ; si le pré­sident était une femme, elle n’a­vait pas le droit de le res­ter sans un copré­sident mas­cu­lin à ses côtés ! »

J’ai ri, et elle aus­si — à ce moment-là, j’ai vu le beau sou­rire d’Hevrin. Sans nul doute, celles et ceux qui l’ont vu le gardent en mémoire.

[Manbij, avril 2018 : cours de langue kurde | Loez]

Même après sa mort, l’im­por­tance de sa lutte a une fois de plus été sou­li­gnée : Hevrin n’a pas été recon­nue comme copré­si­dente de la direc­tion du Parti de la Syrie future mais comme secré­taire géné­rale. Elle ne l’é­tait pas moins dans sa pra­tique quo­ti­dienne, copré­si­dente. Je n’ai aucun doute quant au fait qu’elle a pour­sui­vi sa lutte, dans ce même esprit de résis­tance, jus­qu’au jour de son assas­si­nat. Hevrin Khalaf avait sou­ri face à moi : c’é­tait à n’en pas dou­ter le sou­rire de la vic­toire, celui que j’ai vu dans les yeux et sur le visage de toutes les femmes du Rojava. Ce sou­rire hono­rable qui a détruit le patriar­cat. Défendre le Rojava, oui, c’est défendre l’hon­neur de ce sourire !


Traduit de l’an­glais par la rédac­tion de Ballast | « Hevrin Khalaf and the spi­rit of the demo­cra­tic nation », 24 octobre 2019, Roarmag.
Toutes les pho­to­gra­phies sont de Loez.


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  1. En 2018, la popu­la­tion admi­nis­trée par l’Administration auto­nome du Rojava compte envi­ron 6 mil­lions d’ha­bi­tants — près de 60 % d’entre eux sont kurdes. Le Contrat social du Rojava, né de la révo­lu­tion, s’é­non­çait ain­si : « Nous, peuple des régions auto­nomes démo­cra­tiques d’Afrîn, de Jazîra et Kobanê, confé­dé­ra­tion de Kurdes, Arabes, Assyriens, Chaldéens, Araméens, Turkmènes, Arméniens et Tchétchènes, décla­rons et éta­blis­sons libre­ment et solen­nel­le­ment cette charte rédi­gée confor­mé­ment aux prin­cipes de l’autonomie démo­cra­tique. » Toutes les notes sont de la rédaction.
  2. Petite ville du nord-est de la Syrie — Al-Qahtaniya, en arabe.
  3. Il s’a­git de l’un des concepts essen­tiels du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique. Cette théo­rie poli­tique a été for­mu­lée par Abdullah Öcalan après qu’il a tour­né la page de l’in­dé­pen­dan­tisme léni­niste et décou­vert les tra­vaux du pen­seur éco­lo­giste et com­mu­niste liber­taire Murray Bookchin. Ce cor­pus idéo­lo­gique est pro­mu par l’en­semble des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires kurdes qui gra­vitent autour du Koma Civakên Kurdistan (KCK) — en Turquie, en Syrie, en Iran et en Irak.
  4. Il s’a­git là d’un autre concept déve­lop­pé par Öcalan dans le cadre du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique.
  5. Dans le sud-est de la Turquie.
  6. Aïn al-Arab, en arabe.
  7. Abdulkerim Saruhan.
  8. Enver Muslim.
  9. Hevi Mustafa.

REBONDS

☰ Lire notre abé­cé­daire de Murray Bookchin, sep­tembre 2018
☰ Lire notre dos­sier sur le Rojava


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