Le souvenir de Michée Chauderon, l'une des dernières sorcières exécutées

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Le souvenir de Michée Chauderon, l'une des dernières sorcières exécutées

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Eugène Samuel Grasset Trois Femmes et trois loups (vers 1892)
Eugène Samuel Grasset Trois Femmes et trois loups (vers 1892)
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Tout semblait la prédestiner au satanisme, à commencer par son nom : Michée Chauderon. Car comme la plupart des femmes incriminées pour sorcellerie, Michée Chauderon est une vieille femme, veuve et isolée. Retour sur son histoire qui cristallise les violences de la "chasse aux sorcières".

Ce soir, c’est Halloween, et peut être allez-vous choisir de vous déguiser en sorcière. Car ces derniers temps, les ensorceleuses au chapeau pointu ont la cote ! Depuis les années 1970, les féministes réhabilitent la figure de la sorcière, comme femme libre et puissante. La journaliste Mona Chollet en fait de véritables guerrières dans son essai à succès Sorcières, la puissance invaincue des femmes, tandis que les séries et films comme Salem ou Sabrina en font des icônes populaires. Pourtant, loin de l’image combative et glamour qu’elle véhicule aujourd’hui, la sorcière a longtemps été diabolisée. Entre la fin du XVe siècle et le XVIIe siècle, pendant la période de "chasse aux sorcières", 100 000 femmes furent accusées de crimes de sorcellerie avant d’être brûlées. A l'occasion de la parution de l'ouvrage Les Sorcières, une Histoire de femmes (ed. Michel Lafon et France Culture) de Céline du Chéné, productrice et chroniqueuse à France Culture, penchons-nous sur l'une de ces femmes. Une femme dont l’Histoire a retenu le nom parce qu’elle est la dernière sorcière à avoir été exécutée à Genève en 1652. Tout semblait la prédestiner au satanisme, à commencer par son nom : Michée Chauderon. Car comme la plupart des femmes incriminées pour sorcellerie, Michée Chauderon est une vieille femme, veuve et isolée. Blanchisseuse de profession, la quinquagénaire est aussi guérisseuse à ses heures perdues. Le 6 avril, 1652, cette Savoyarde est exécutée pour "crime de sorcellerie" à Genève, à l’issue d’un mois de procès. Elle sera la dernière. Voici son histoire. 

Veuve, vieille et sans enfant, élémentaire pour une sorcière 

La Blanchisseuse, Jean Siméon Chardin, années 1730, huile sur toile, 38 × 48 cm, musée de l'Ermitage.
La Blanchisseuse, Jean Siméon Chardin, années 1730, huile sur toile, 38 × 48 cm, musée de l'Ermitage.
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Se déplaçait-elle sur un balai ? Portait-elle un chapeau pointu ? Avait-elle un nez crochu ? Rien n’est moins sûr… Les rares archives qui évoquent le cas Michée Chauderon restent mutiques sur une éventuelle description physique. Au XVIIe siècle, l’exécution d’une personne condamnée pour "crime de sorcellerie" s’accompagne également d’une mort symbolique : "leur nom est effacé de l’état civil, leurs maigres biens sont confisqués et leurs cendres dispersées aux quatre vents", écrit Céline du Chéné dans Les Sorcières, une Histoire de femmes, comme s’ils n’avaient jamais existé. Une manière de nier l’existence de ces êtres prétendument diaboliques. Par chance ou hasard, le dossier du procès de Michée est parvenu jusqu’à nous, et l'historien suisse Michel Porret a pu consulter pour son ouvrage L'Ombre du diable, Michée Chauderon dernière sorcière exécutée à Genève (ed. Georg). Conservés aux Archives d’Etat de Genève, ces documents permettent aujourd’hui d’en savoir plus sur son histoire. Originaire de Savoie, Michée Chauderon est née en 1602 ou 1603. Adolescente, elle rejoint Genève pour travailler en tant que domestique. Elle survit à plusieurs disettes et à la peste, avant d’être bannie de Genève pour "paillardise" : elle a des relations sexuelles en dehors des liens matrimoniaux avec un ouvrier agricole. Michée Chauderon tombe enceinte, mais comme c’est souvent le cas à l’époque, l’enfant n’arrive pas à terme. Son veuvage et sa vie sexuelle, non conforme aux standards de la morale de l’époque, marginalisent très vite Michée Chauderon : "La femme qui serait capable de se diriger elle-même est un danger extraordinaire au XVIIe siècle. Elle doit être nécessairement assujettie à l’homme. Les femmes, par nature, survivent plus que les hommes, et elles sont considérées comme des dangers parce qu’elles ne sont plus sous la tutelle masculine. On leur reproche d’avoir fait mourir leur mari, parce que la femme est naturellement mauvaise. C’est inscrit dès le début de christianisme avec le mythe d’Adam et Eve", précise l’historien Robert Muchembled, dans la série "Sorcières" produite par Céline du Chéné pour l'émission La Série documentaire, diffusée sur France Culture le 16 avril 2018

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Le temps passe, et Michée Chauderon ne se remarie pas. En 1652, elle a une cinquantaine d’années, un âge fatidique sous l’Ancien régime : "Beaucoup de femmes accusées de crime de sorcellerie sont dans un âge de la vie où elles sont devenues inutiles pour l’Ancien régime. 60 ans en 1665, cela correspond à plus de 80 années biologiquement. Elles sont stériles, donc elles ne sont plus rentables aux yeux de la société. C’est une guerre contre les inutiles au monde, celles qui ne sont plus acceptées", contextualise l'historien Michel Porret.

Michée guérisseuse, Chauderon du mal 

Deux vieilles femmes mangeant de la soupe, peinture noire de 1819-1823, Francisco de Goya
Deux vieilles femmes mangeant de la soupe, peinture noire de 1819-1823, Francisco de Goya
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De retour à Genève, Michée Chauderon doit trouver un moyen de gagner sa vie. Sans ressources et analphabète, sa seule manière de se vendre sur le marché de Genève, cette ville de 10 000 habitants, est d’occuper la place de blanchisseuse. "Grâce à ce statut, elle entre dans la sphère domestique et a accès aux secrets des familles. Elle blanchit régulièrement les linges et les suaires des morts, donc elle est dans une position sacralisante, et elle connaît beaucoup de choses dans le quartier dans lequel elle travaille", précise l’historien Michel Porret. Au service de plusieurs foyers, la blanchisseuse Michée se met alors à préparer des remèdes pour soulager les maux des personnes qui viennent la consulter. À l’époque, dans les campagnes, les médecins sont rares. Pour toutes sortes de maladies, blessures ou inflammations, on réclame l’aide de femmes guérisseuses. “Elle devient guérisseuse d’une manière empirique, puisqu’elle propose de soulager les gens en leur proposant une soupe blanche qu’elle a fabriquée. Et d’ailleurs, il y a une analogie extraordinaire entre le fait qu’elle soit blanchisseuse de la souillure des femmes qui l’engagent et le fait qu’elle va vendre sa soupe blanche pour réconforter celles et ceux qui sont malades, explique Michel Porret. Le breuvage concocté par la blanchisseuse est reconnu par les uns et les autres pour ses vertus thérapeutiques. La recette est pourtant simple, et ne contient pas la moindre goutte de sang de dragon, de bave de crapaud ou de plume de corbeau. Préparée à partir de gros sel, de farine, de pain et de fèves, cette soupe offre des éléments extrêmement nutritifs dans une société d'Ancien Régime. Dès lors, la guérisseuse est considérée comme pouvant intercéder contre le mal qui afflige les vivants.

Ce qui est intéressant, c’est que ce n’est qu’à partir du moment où elle décide de ne plus être guérisseuse que le groupe de femmes qui l’emploie la dénonce. Elles montent une rumeur autour de cette femme, disant qu'elle a été marquée par le diable, qui va aboutir au procès. Pour Michel Porret, les dénonciations pour crime de sorcellerie "sont avant tout des règlements de compte et des histoires de vengeances entre femmes", puisqu’elles se vivaient et travaillent essentiellement dans l’espace domestique. La condamnation pour crime de sorcellerie était quant à elle bien le fait des hommes, la profession de magistrat n’étant pas mixte à l’époque.

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À l’époque les institutions sont dominées par des hommes. Le monde public et juridique est masculin tandis que l’espace domestique est féminin. L’institution de l’Ancien Régime est masculinisée. Il y a une différenciation genrée entre ceux qui sont impliqués et ceux qui punissent. La démonologie est une littérature très fortement marquée par le mythe, la croyance, ou le péché originel du fait qu’Eve a cédé à Satan dans La Bible. Les milliers de descendants d’Eve sont des femmes qui continuent à céder au mal. Il y a un modèle misogynique [sic] dans les substrats de la société qui dit qu’il y a du mal entre les femmes. Michel Porret

Torture, humiliation et soumission : la mise en preuve du corps inculpé

Examen d'une sorcière pendant un procès par Thomkins H. Matteson en 1853 (Collection du Peabody Essex Museum)
Examen d'une sorcière pendant un procès par Thomkins H. Matteson en 1853 (Collection du Peabody Essex Museum)
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Une fois à la barre, Michée Chauderon se retrouve seule et démunie face à une poignée d’hommes puissants. De l’accusation, au procès, en passant par les gestes médico-légaux qu’elle subit, son sort est représentatif des procédures infligées aux femmes accusées de sorcellerie. Comme le rappelle Céline du Chéné dans son ouvrage, la décision de justice repose avant tout sur la preuve physique de son allégeance satanique. Des experts sont réquisitionnés pour rechercher sur le corps dénudé et rasé de la femme, la "marque du diable".  Les inquisiteurs s'évertuent à découvrir cette marque du diable, réputée insensible, sur le corps des sorcières en leur enfonçant de longues aiguilles dans les moindres recoins de leur anatomie. Grain de beauté, bouton, tâche de vieillesse ou pustule... La "marque du diable" peut prendre la forme de n'importe quelle marque cutanée. Si cette dernière ne saigne pas au moment où les experts enfoncent l'aiguille, ils en concluent que c’est la marque infernale.

Toute la justice de l'époque se distingue du système médiéval antérieur par une forme de naturalisme excessif, en mettant le corps en preuve. Les démonologues recherchent alors la trace du diable sur le corps de Michée Chauderon. Et ce corps va poser problème puisqu'il y a trois phases d’expertise. Michel Porret, historien

Une première batterie d’experts rase le corps de la blanchisseuse pour l’observer et le scruter. Armés de leurs aiguilles en argent, les médecins recherchent en vain des points qui ne saignent pas. 

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Le tribunal réquisitionne alors un second scientifique, qui effectue les mêmes gestes sur le corps de Michée Chauderon. Il note que ce dernier est marqué par des pustules, des grains de beauté. Mais pour lui, ces aspérités sont la marque d’un corps usé d’une femme de 50 ans, malmenée par le travail. Pour lui, c'est certain, Michée Chauderon n’a pas été marquée par le diable.

Déterminé à faire condamner la sorcière présumée, le tribunal fait alors appel à une autre génération de médecins, plus âgés. Ils font le même protocole et concluent cette fois-ci que Michée Chauderon a bien été marquée par le diable. "Elle a été brisée par la torture, et en bonne catholique, elle a pensé qu’il était bon de confesser qu’elle avait peut-être croisé le diable. Elle a fait l’erreur de lâcher une chose étonnante : "peut être qu’une fois, j’ai croisé l’ombre du diable !"", précise Michel Porret. Confuse dans sa propre narration des faits, elle essaye alors de négocier l’atténuation de ses souffrances. Ses aveux sont négociés par le tribunal : en échange de ces derniers, les juges consentent à la pendre avant que son corps ne soit brûlé, ainsi Michée Chauderon peut prier Dieu jusqu'à son dernier souffle. 

Comme le rappelle Céline du Chéné dans son ouvrage Les Sorcières, une histoire de femmes, le cas de Michée Chauderon est particulier car "sa mort annonce la fin de la grande chasse aux sorcières européenne". Michée Chauderon est pendue puis brûlée le 6 avril 1652. En 1682, cette persécution prend définitivement fin en France avec l’édit de Louis XIV, dans lequel le crime de sorcellerie fait désormais place à celui d’empoisonnement. "Le texte ne se réfère plus à la sorcellerie, qui n’est même plus mentionnée, mais à des opérations de prétendue magie : ainsi se clôt plus d’un siècle et demi de répression", écrit Céline du Chéné.