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"Non, Emmanuel Macron, la laïcité ne se résume pas à la loi de 1905"

"Non, Emmanuel Macron, la laïcité ne se résume pas à la loi de 1905"

Par Catherine Kintzler

Publié le

La philosophe Catherine Kintzler revient sur le concept de laïcité, qu'Emmanuel Macron résume à tort à la seule loi de 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat.

Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire

Marianne : Afin de préciser sa vision de la laïcité, Emmanuel Macron évoque sans cesse la loi de 1905. Celle-ci résume-t-elle vraiment ce principe républicain ?

Catherine Kintzler : Elle est évidemment fondamentale. Mais elle n’épuise pas la laïcité. Cette dernière ne se résume pas à la séparation des Églises et de l’État. Il s’agit d’abord d’une conception de l’association politique : elle ne doit rien à un lien préalable. Elle ne lorgne pas sur un lien de type ethnique, coutumier ou religieux qui la précéderait. Le lien politique est pensé de manière absolument disjointe du lien religieux, jusqu’à sa racine. Il n’y a pas d’appel à une transcendance, de prière publique ou d’invocation à un Dieu. A part les expressions courantes, comme "Dieu merci", le mot "Dieu" est tout à fait banni du discours officiel.

"La tolérance à l’anglo-saxonne et la laïcité sont très différentes, même s’il y a des effets juridiques analogues"

Cela ne tient pas seulement à des symboles mais aussi au statut juridique et moral des non-croyants. Par exemple, il y a aux États-Unis une séparation très rigoureuse entre les Églises et l’État. Mais encore aujourd’hui y persistent des discriminations contre les athées, ce qui est l’objet de nombreux débats. Ils ont très mauvaise presse, même s’ils sont de plus en plus nombreux. En 2014, plusieurs États américains les excluaient de certaines fonctions publiques, alors que c’est contraire à la législation fédérale. Les athées doivent là-bas se constituer en lobby, tout est pensé en termes d’appartenance. Donc la laïcité est une manière de concevoir l’association politique sans appel à la transcendance. Cela ne signifie pas que les citoyens ne peuvent pas le faire. Mais les représentants s’y aveuglent. La tolérance à l’anglo-saxonne et la laïcité sont très différentes, même s’il y a des effets juridiques analogues.

La loi de 1905 est-elle la seule loi laïque ?

La loi de 1905 n’est pas la seule loi laïque, loin de là. Toutes les dispositions qui évacuent une considération d’origine religieuse le sont. L’exemple le plus éclatant est celui du mariage civil. Il a été institué en septembre 1792. On croit souvent qu’il n’a fait que transposer des dispositions déjà pratiquées dans une religion. Mais c’est faux. L’évolution de cette législation jusqu’au mariage pour personnes du même sexe le montre. Ce n’est pas une simple sécularisation du mariage religieux. Le corpus des lois laïques est très important.

Les grandes lois scolaires, les lois qui libèrent les femmes d’une tutelle, sont des lois laïques. Car l’absence d’autonomie des femmes était édictée par le religieux. Aujourd’hui, le chantier est loin d’être terminé. Il y a la question de la recherche sur les cellules souches, qui a été ouverte puis vite refermée, par exemple, à cause du Vatican. Il y a la fin de vie. 1905 est une loi centrale, car elle formule de manière générale cette vision, mais elle n’est pas la seule.

"Lorsque nous disons que l’État est laïque, cela signifie qu’il doit l’être"

Emmanuel Macron tient à distinguer défense de la laïcité et lutte contre le communautarisme. A-t-il raison de le faire ?

Selon moi, il existe deux formes de communautarisme à combattre. Il y a d’abord ce que je nomme le "communautarisme social" : un groupe considère que des gens devraient lui appartenir et fait pression sur eux. Il faut protéger les individus de cela. Est-ce qu’on peut imaginer qu’on donne davantage suite à des plaintes faites par des personnes en raison de pressions qu’elles subissent ? C’est très difficile. Il me semble que la loi le prévoit.

Ensuite, il y a le "communautarisme politique", qui est plus visible. Il s’agit de demander des droits spécifiques pour une communauté et d’imposer des devoirs à ses membres. Cela mène à du séparatisme. Là encore, il faut protéger les individus. N’oublions pas que les droits sont d’abord individuels.

Les deux communautarismes doivent être distingués, puisqu’il ne s’agit pas du même ordre de législation. Pour le communautarisme social, nous avons sans doute les armes juridiques. Dans le second, c’est le plan politique, voire constitutionnel. C’est l’indivisibilité de la République qui est visée. Je crois qu'Emmanuel Macron a raison dire des choses fortes à ce sujet. Est-ce que le communautarisme politique est nécessairement lié à des revendications religieuses ? Cela peut ne pas l’être. Il est possible de réclamer des droits spéciaux au nom d’autres types de communautés que religieuses. Mais aujourd’hui ils sont surtout demandés au nom d’appartenances, au nom d’identités prétendant se fonder sur un corpus théologique.

Emmanuel Macron aime répéter que l’État est laïque mais que la société civile ne l’est pas. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que cela donne lieu à un sophisme. Le verbe "être" n’a pas le même sens dans les deux propositions. Lorsque nous disons que l’État est laïque, cela signifie qu’il doit l’être. C’est une prescription. La République est laïque. Si elle ne l’est pas, elle ne correspond plus à ce qu’affirme la Constitution. Mais quand nous disons que la société n’est pas laïque, ce n’est pas une prescription. Nous affirmons juste que les gens, dans l’espace public ou dans leur vie privée ne sont pas tenus par le principe de laïcité. L’un des propres de la laïcité est de ne pas imposer le principe d’abstention dans le domaine de la société civile.

"C’est vrai que le président est très juridiste"

Mais est-ce que l’opinion laïque est interdite ? N’avons-nous pas le droit d’émettre des opinions laïques ? La liberté d’affichage religieux est entière dans le cadre du droit commun au sein de la société civile. Mais la liberté de critiquer une position ou une coutume religieuse l’est tout autant. En France, la séparation des Églises et de la loi n’est pas complète sur certains points. Déjà il y a le concordat en Alsace-Moselle. Il y a des régimes spéciaux ultramarins. Enfin dans la législation du travail, les non-croyants sont moins protégés que les croyants au niveau des discriminations à l’embauche. Il faudrait regarder de près l’article L1132 du code du travail : il protège les convictions religieuses, mais pas l’absence de croyance.

C’est vrai que le président est très juridiste. Mais je ne veux pas lui reprocher. Je pense que certaines formules qu’il emploie peuvent être très mal interprétées. Mais un autre président de la République, François Hollande dans Le Parisien en mars 2015, a affirmé que "La République reconnaît tous les cultes", c’est bien plus grave !

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne