Pourquoi les petites filles ont le droit d'être en colère

Publié le Mardi 29 Octobre 2019
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Comment gérer la colère de votre fille ?
Comment gérer la colère de votre fille ?
Les "crises" de colère volcaniques des enfants peuvent aussi bien inquiéter qu'énerver. Mais il n'est jamais sain de les réprimer. Surtout celles des petites filles, aussi sensées que potentiellement constructives. Et voici pourquoi.
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La colère, ce n'est pas juste un personnage de Pixar. Si les enfants vénèrent le petit bonhomme volcanique du film d'animation Vice & Versa, leurs parents, quant à eux, apprécient (beaucoup) moins de voir leur progéniture virer au rouge en deux secondes montre en main. Ou encore, faire un caprice, comme on le dit trop souvent. Et pourtant, la colère est une émotion essentielle. Il faut laisser les enfants l'exprimer. Et la comprendre.

C'est là la thèse de ce passionnant article du blog A Mighty Girl, qui se focalise sur une problématique parentale bien épineuse et spécifique s'il en est : la rage des petites filles. La manière dont elle se traduit, la façon dont on l'analyse. Et, surtout, pourquoi il est si important de la laisser "éclater". Pour en faire un meilleur usage par la suite...

Le droit d'être en colère

Une colère "saine" ?
Une colère "saine" ?

C'est un refrain qui revient, inlassablement : boys don't cry. Les garçons ne doivent pas pleurer. Et bien, il semblerait que les filles, quant à elles, n'aient pas le droit de se mettre en colère. C'est tout du moins ce que nous explique Soraya Chemaly, l'autrice de Le pouvoir de la colère féminine, pour qui parents et éducateurs purgent sciemment - et d'une façon très précoce - la notion de "colère" de leurs échanges avec les jeunes filles. Comme si l'on attendait de ces dernières qu'elles "régulent" autant que faire se peut leurs émotions négatives, ces affects "socialement inacceptables". Interdits. Une manière comme une autre de leur bloquer la parole.

Très tôt, les enfants se rendent d'ailleurs compte qu'une fille en colère, ce n'est pas très "mainstream". Et que même si cette colère est justifiée (pour une raison ou une autre), "être fâchée ne leur sera d'aucune utilité et ébranlera la perception qu'ont les gens de leurs compétences ou de leur capital sympathie", déplore Soraya Chemaly. Vous comprenez, la colère n'est pas un sentiment aimable, tout cela n'est donc pas très girly. Se mettre en rogne, c'est non seulement risquer d'être impopulaire, mais surtout, ne plus être en phase avec "son identité de fille", décortique l'autrice. Sous cette rage que l'on étouffe volontiers se faufile ainsi quelque chose de plus grand qu'un "caprice" : une injonction à la féminité qui a peut être fait son temps.

Interdire à sa fille cette colère, c'est faire peser sur ses épaules une pédagogie un brin sexiste, à l'encontre d'une rage considérée comme illégitime et qui, à tout âge, lui sera de toute évidence reprochée. A ces réprimandes, il faudra donc privilégier l'écoute. Une alternative instructive plus juste et constructive. "Nous sommes tellement occupés à apprendre aux filles à être sympathiques que nous oublions de leur apprendre qu'elles doivent être respectées", fustige l'autrice du Pouvoir de la colère féminine. Et cela passe par le respect de leur colère.

La colère, un outil pédagogique ?

La colère et le "girl power".
La colère et le "girl power".

Refuser cette rage n'est pas la meilleure des idées, et pas seulement pour des raisons "sociologiques". Selon A Mighty Girl, les petites filles n'auront jamais conscience de leurs émotions si on les incite à les "ravaler". Cela ne les poussera qu'à une chose : internaliser pour un temps indéterminé cette colère, devenue "malaise". Il en va donc de la santé émotionnelle de nos enfants. Et médicale, également. Comme l'explique l'intarissable Soraya Chemaly, la colère étouffée aboutit au stress, à la hausse de tension, à une forte nervosité, à une anxiété redoutable voire même... à une dépression.

Des troubles aussi bien physiques que psychologiques qui ne font que s'exacerber à l'adolescence. Car dès qu'elles quittent l'enfance, les filles ressentent d'autant plus ce sentiment d'injustice, que d'aucuns considèrent comme une bête "contrariété", en découvrant par exemple les inégalités de genre, les jugements d'autrui sur leur propre intimité et la prégnance des agressions sexuelles. Leur colère est rationnelle. Raison de plus pour la prendre en considération dès le plus jeune âge. Car cette émotion à la mauvaise réputation peut tout à fait devenir un outil pédagogique.

Pour cela, il faut les laisser libérer cette rage. Mais avec modération. "Validez leurs sentiments, mais fixez des limites quant aux moyens appropriés de les exprimer", suggère aux parents la psychothérapeute pour enfants Katie Hurley. Aux yeux de l'experte, la colère est une émotion "saine" mais ne doit pas s'ériger "en laissez-passer vers un comportement violent et perturbateur". C'est tout l'inverse qu'encourage l'autrice de l'essai éducatif No More Mean Girls : élever des filles "fortes, confiantes et compatissantes". Un vent de girl power nourri par une colère jamais retenue, sans être encouragée...

Autres conseils ? Discuter de la colère avec son enfant. S'expliquer. L'inciter à partager ce qu'il ressent. Construire un cadre pour mieux saisir les raisons de la discorde. Sans exclure l'autorité parentale. Exemple ? Dire à sa fille "je sais que tu es fâchée, mais ce n'est pas une raison pour crier". L'idéal pour induire par petites touches des règles de bonne conduite élémentaires. L'experte en développement des jeunes filles Catherine Steiner-Adair attribue à cet entre-deux un terme bien précis : "l'auto-régulation". Discuter avec ses enfants pour les aider à mieux comprendre pourquoi ils ressentent ce qu'ils ressentent.

La colère est un pouvoir

La colère est un pouvoir.
La colère est un pouvoir.

Et puisqu'il y a "agir" dans "interagir", il serait absurde de croire que cette humeur ne va nulle part. Oui, la colère, si elle est mal gérée, peut brasser son lot de sentiments dont l'on se passerait bien volontiers (sarcasmes, méchanceté gratuite, intimidation, comportements problématiques et autres variations nocives). Mais, bien employée, elle devient une force et peut aboutir à "de réels changements", affirme avec optimisme l'autrice Soraya Chemaly. Surtout pour toutes les anonymes qui se sentent brimées par mille sortes d'oppressions - parentales et autres.

C'est Mara Wilson, l'interprète de l'iconique Matilda (inspiré du roman de Roald Dahl) qui l'exprime mieux que n'importe qui. Dans le film du même nom, la très jeune Matilda a des super-pouvoirs psychiques qui lui permettent de se venger des adultes les plus méprisants - et méprisables. Mais cette rage est surtout l'excroissance de son véritable pouvoir : sa passion pour la littérature.

"Je ne pense pas qu'il soit possible d'ignorer la colère, et je ne pense pas qu'elle puisse être combattue. Mais cela peut être contrôlé, transformé : cela peut devenir un outil. La colère peut inspirer l'art", affirme en ce sens la comédienne du côté du magazine Elle. Plus encore, ajoute l'actrice, la colère alimente aussi bien la création que "le militantisme". C'est elle qui forge les identités et guide les jeunes filles vers leurs plus nobles combats.

Pour assurer cela cependant, il faut répéter à toutes les petites filles du monde "qu'elles ne sont pas seules à ressentir de la colère", achève Mara Wilson, qui a longtemps souffert de se croire isolée, trimbalant en solo toutes ses émotions (pas si) négatives de "chipie", anormales aux yeux de la société. Bref, les petites filles ont le droit d'être en colère. Et figurez-vous même que, bien souvent, elles ont raison de l'être.