Science-fiction : quand l'armée recrute des auteurs pour préparer l'avenir

Publicité

Science-fiction : quand l'armée recrute des auteurs pour préparer l'avenir

Par
Des soldats français équipés de nouveaux fusils anti-drones lors du défilé du 14 juillet 2019 sur les Champs-Élysées.
Des soldats français équipés de nouveaux fusils anti-drones lors du défilé du 14 juillet 2019 sur les Champs-Élysées.
© Maxppp - Ian Langsdon

Le fil culture. Les amateurs de science-fiction se retrouvent à Nantes ce weekend pour le festival des Utopiales. Un genre narratif auquel s’intéresse de près les militaires : le ministère des Armées veut recruter une “Red Team” composée d’auteurs de SF pour l’aider à anticiper les scénarios du futur.

La nouvelle peut surprendre mais elle est bien réelle : le ministère des Armées a décidé de constituer une équipe d’auteurs de science-fiction pour aider la défense à envisager tous les scénarios que nous réserve le futur. Cette “Red Team” sera créée au sein de la nouvelle Agence de l’innovation de défense (AID) mise en place il y a un an (1,2 milliard d’euros de budget et une centaine d’agents). Les partisans de cette approche défendent une expérimentation de ce qui pourrait devenir une nouvelle méthode de travail en matière de prospective. Un premier essai de collaboration avait d’ailleurs eu lieu il y a deux ans aux Utopiales : la 20e édition de ce festival international de science-fiction ouvre ses portes du 31 octobre au 3 novembre à Nantes.

Quand les militaires s'intéressent de près à la science-fiction : dossier signé Maxime Tellier dans le journal de 18 heures d'Anne Fauquembergue du 31 octobre 2019.

3 min

Une méthode pour penser “en dehors de la boîte”

Emmanuel Chiva, directeur de l'Agence de l'innovation de défense (AID) et la ministre des Armées Florence Parly le 22 novembre 2018 lors du forum innovation défense à Paris.
Emmanuel Chiva, directeur de l'Agence de l'innovation de défense (AID) et la ministre des Armées Florence Parly le 22 novembre 2018 lors du forum innovation défense à Paris.
© Maxppp - Alexis Sciard

“Le nom ‘Red Team’ vient de la guerre froide. L’armée américaine avait mis en place un bureau qui était chargé de réfléchir comme le Pacte de Varsovie”, explique Emmanuel Chiva, le directeur de l’AID, “l’idée était de confronter les décideurs à des scenarii radicalement différents de ce qu’ils avaient en tête. Nous voulons appliquer cette même idée avec notre Red Team pour avoir des gens qui pensent différemment”.

Publicité

Cheffe d’orchestre de l’innovation au sein des armées, l’AID a été lancée en septembre 2018 par la ministre Florence Parly. “Je vous rassure tout de suite, on n’a pas inventé l’innovation avec cette agence”, précise Emmanuel Chiva, “tout cela existait déjà. Mais l’idée est d’accélérer les projets d’innovation et de voir plus loin pour préparer les technologies et innovations qui seront nécessaires à nos futurs systèmes d’armement, prévenir la surprise stratégique aussi en imaginant comment les innovations technologiques pourraient changer la donne”.

Mais une Red Team sous cette forme-là n’a encore jamais été expérimentée d’après Emmanuel Chiva, qui se rappelle des bons retours d’une première collaboration aux Utopiales de Nantes il y a deux ans : “Nous avions demandé aux participants de réfléchir à ce que pourrait être un drone de surface naval en 2080 et les réponses nous avaient étonnés. Ils avaient réfléchi à des concepts auxquels nous n’avions pas pensé, comme un navire articulé qui se décompose en drones autonomes et se fondent dans la population marine”.

Et cette Red Team, qui pourrait compter un peu moins d’une dizaine de personnes externes à l’agence, devrait se réunir une fois par mois.

Ils seraient là pour ‘challenger’ les agents dont le métier est déjà de faire de la prospective stratégique et technologique au sein du ministère. Il s’agit pour l’instant d’une expérimentation et nous analyserons ensuite s’il est pertinent de pérenniser cette structure.                
Emmanuel Chiva, directeur de l'Agence de l'innovation de défense (AID)

La science-fiction, “un genre utile”

Roland Lehoucq, astrophysicien au CEA, président du festival de science-fiction des Utopiales et futur coordinateur de la "Red Team" recrutée par l'AID.
Roland Lehoucq, astrophysicien au CEA, président du festival de science-fiction des Utopiales et futur coordinateur de la "Red Team" recrutée par l'AID.
© Radio France - Maxime Tellier

Mais que peut apporter un genre narratif comme la science-fiction dans ce vaste projet ? Question posée à l’astrophysicien Roland Lehoucq, président du festival des Utopiales et qui sera le coordinateur de la Red Team : 

La science-fiction n’est pas une littérature de geek boutonneux qui reste dans son coin ! C’est un genre qui parle à tout le monde, éminemment politique et intéressant, qui pose des questions pertinentes.                
Roland Lehoucq, futur coordinateur de la Red Team

Mais encore ? Roland Lehoucq cite alors ces quelques fois où la SF a été utilisée par le passé. “En 1940, l’auteur Robert Heinlein publie une nouvelle où il imagine une arme nucléaire, une ‘bombe sale’, inventée par les États-Unis et dont l’utilisation est confiée à une instance supranationale. Cette instance décide alors d’interdire la guerre sous peine d’une destruction totale de ceux qui ferait des manœuvres militaires… C’est le principe de la dissuasion inventée avant qu’il ait réellement existé”.

La première bombe atomique n’a en effet été testée qu’en 1945 “et après la guerre, les physiciens du projet Manhattan [à l’origine de la bombe A] ont invité Robert Heinlein pour le remercier ; pour lui dire qu’il leur avait permis de réfléchir à l’objet technique qu’ils étaient en train de concevoir”. Et Roland Lehoucq de citer une autre anecdote pendant la Seconde Guerre mondiale à propos d’un éditeur de revues SF : “L’éditeur Campbell avait une carte des États-Unis où il épinglait toutes les villes où il avait des abonnés et il avait remarqué que beaucoup d’épingles étaient accrochées à un endroit qui n’était rien sur la carte… C’était Oak Ridge, où l’on avait enrichi l’uranium et le plutonium pour en faire les premières bombes nucléaires. Les physiciens étaient de grands lecteurs de science-fiction”.

Roland Lehoucq mentionne également l’initiative de défense stratégique lancée par Ronald Reagan dans les années 80. Un projet finalement abandonné mais qui avait aussi associé des auteurs de SF dans ses rangs : ce programme, qu’on avait rebaptisé “Star Wars”, visait à intercepter les missiles balistiques soviétiques via des satellites déployés dans l’espace.

On ne sait pas encore si cette idée sera pertinente mais il faut essayer. C’est la démarche scientifique expérimentale. À terme, cela pourrait être un nouvel outil intellectuel à notre disposition.                
Roland Lehoucq

Face aux ruptures technologiques, ne pas subir

“Nous avons l’obligation d’ouvrir notre esprit dans cette période foisonnante d’innovations”, complète Emmanuel Chiva. “Nous avons le soutien de la ministre, de la DGA (Direction générale de l’armement), de l’état-major des armées et beaucoup de personnes se bousculent pour faire partie de l’équipe qui sera challengée par la ‘Red Team’”. La méthode se veut innovante dans un contexte bouleversé par les nouvelles menaces : cyber, espace, etc. 

“Tout n’est pas rupture technologique mais je pense par exemple au quantique”, explique Emmanuel Chiva. “L’arrivée du calcul et de la cryptographie quantiques sont des choses qui risquent de bouleverser les équilibres, d’autant plus que les premières nations qui s’en doteront ne le diront pas forcément aux autres. Et puis il y a cette accélération de l’innovation civile, qu’il faut capter vite car sinon, il y a le risque que nos adversaires s’en emparent avant nous”.

Reste à déterminer la méthode de travail : “ce sera un peu plus que du brainstorming”, lance Roland Lehoucq. “Nous allons choisir un opérateur extérieur pour animer les discussions et les débats. Certaines entreprises font cela très bien”, explique Emmanuel Chiva, qui sait déjà les sujets qu’il veut aborder. “On pense à des scenarii ancrés dans une nouvelle société en 2050, en 2080. On va leur demander d’imaginer ce que pourraient être les innovations technologiques qu’on n’aurait pas vu venir ou qu’on pourrait développer pour répondre aux menaces du futur”. Il n’a pas encore été décidé si la composition de la Red Team serait publique mais les travaux qui y seront menés seront confidentiels, pour ne pas donner d’idées aux adversaires.