Décryptage

En Haïti, l’extrême pauvreté au cœur de la révolte générale

Dans le pays où la majorité de la population gagne moins de 2 dollars par jour, les manifestations contre le président accusé de corruption, Jovenel Moïse, montent en puissance et la violence se répand.
par François-Xavier Gomez
publié le 31 octobre 2019 à 20h36

Depuis maintenant neuf semaines, la république de Haïti est plongée dans une situation proche de la grève générale : les écoles sont fermées, les principales routes entre la capitale et les régions coupées par des barrages, de nombreux commerces fermés. Le mouvement populaire, motivé par la pénurie de carburants et accompagné de manifestations souvent violentes, exige la démission du Président, Jovenel Moïse, élu en février 2017 avec une participation de 20 % de l'électorat. Des gangs criminels se livrent à des exactions. Lundi, les Nations unies s'alarmaient de la situation humanitaire : «Les structures de santé ne peuvent plus être ravitaillées correctement, mettant la vie de nombreux enfants, femmes et hommes en danger.»

Qu’est-ce que «peyi lòk» ?

La pression populaire pour obtenir le départ de Jovenel Moïse, accusé de corruption, a pris le nom de peyi lòk, «pays bloqué» en créole haïtien. Une première phase du mouvement avait marqué en début d'année le deuxième anniversaire de son élection : il avait duré dix jours, et le bilan des heurts s'était élevé à sept morts.

La contestation s'est durcie fin septembre, quand l'essence a commencé à manquer, réduisant l'approvisionnement des marchés alimentaires et les transports. Les partis d'opposition, les milieux religieux et universitaires ont lancé peyi lòk pour obtenir le départ du Président, qu'ils rendent responsable du désastre économique. En août, l'inflation a franchi la barre des 20 % annuels alors que la devise nationale, la gourde, a perdu un tiers de sa valeur face au dollar américain en à peine un an. Haïti est le pays le plus pauvre d'Amérique latine, et l'un des seuls sur la planète à ne pas voir baisser son taux d'extrême pauvreté, malgré les programmes des organismes internationaux. A Port-au-Prince, la capitale, 60 % de la population vit avec moins de 2 dollars (1,8 euro) par jour, le seuil d'extrême pauvreté.

Qu’est-ce que le scandale Petrocaribe ?

La population rapproche la pénurie de carburant des malversations liées au programme Petrocaribe. Ce fonds lancé par le Venezuela en 2008 partait d'une intention louable du président socialiste Hugo Chávez. Pour aider les pays à faible PIB des Caraïbes, le Venezuela leur livrait des produits pétroliers à un prix avantageux. En échange, les Etats récepteurs s'engageaient à consacrer une partie du remboursement à des projets de développement. Mais dans le cas haïtien, ces sommes (plus de 2 milliards de dollars) se sont évaporées dans des circuits opaques. Début juin, un rapport de la Cour supérieure des comptes haïtienne avait pointé du doigt plusieurs entreprises, dirigées par Jovenel Moïse avant son entrée en politique, comme étant «au cœur d'un stratagème de détournement de fonds» de Petrocaribe. Le Président a subordonné d'éventuelles poursuites à un audit indépendant commandé à l'Organisation des Etats américains, un geste de défiance envers la justice haïtienne, et une manœuvre pour gagner du temps.

D’où viennent les heurts ?

Les manifestations quasi quotidiennes (dimanche les policiers, le lendemain les ouvriers du textile) sont émaillées de nombreuses violences : barricades de pneus enflammés, pillages de commerces… Au début du mouvement, le 25 septembre, un sénateur du parti au pouvoir avait utilisé son arme contre des manifestants, blessant légèrement un photographe. Dimanche, un vigile privé a fait feu sur les protestataires, faisant un mort. Il a été ensuite lynché par la foule et brûlé vif. Un bilan non officiel fait état d’une vingtaine de morts en deux mois.

La violence provient surtout des gangs criminels qui bloquent les routes et rackettent les rares automobilistes, dans un pays où circule un grand nombre d'armes à feu. Selon le journal le Nouvelliste, connu pour le sérieux de ses informations, sur les «76 gangs armés répertoriés à travers le territoire […], au moins trois sont à la solde du pouvoir». «Le reste est sous le contrôle d'un ancien député et des sénateurs de l'opposition», ajoute le quotidien, citant une source gouvernementale anonyme. La police ne compte que 20 000 agents pour 12 millions d'habitants, et «les bandits armés remplacent l'Etat. Ils font la loi», affirme le Nouvelliste.

Comme le racontait le géographe Jean-Marie Théodat dans une impressionnante «Lettre de Port-au-Prince» publiée le 11 octobre dans nos colonnes, l'impossibilité de trouver de l'essence pour circuler et l'aggravation de l'insécurité condamnent de nombreux Haïtiens à se terrer chez eux, souvent privés d'eau et de nourriture.

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