COUPE DU MONDE DE RUGBY - Une première, en 126 ans. Le 9 juin 2018, cinq ans après ses débuts chez les Springboks, Siya Kolisi est devenu le premier capitaine noir de la sélection nationale d’Afrique du Sud en match officiel. Une fonction que le troisième ligne des Stormers occupe toujours dix-huit mois plus tard, alors qu’il vient de remporter face à l’Angleterre la troisième Coupe du monde de rugby de son pays ce samedi 2 novembre à Yokohama.
Dans un pays qui vécut pendant plus de quatre décennies dans un système de ségrégation raciale extrêmement violent, l’apartheid, et où le ballon ovale a été -et demeure encore largement- le sport de la minorité blanche, le symbole est évidemment très fort. D’autant plus que Siya Kolisi incarne à la fois les progrès, mais aussi toutes les tensions qui perdurent dans un pays encore marqué par le spectre du passé.
Des quotas qui font débat
Dans l’histoire sud-africaine récente -en particulier depuis le triomphe à domicile en Coupe du monde en 1995, qui avait vu Nelson Mandela et François Pienaar incarner l’unité du pays- le rugby a toujours occupé une place singulière dans les débats raciaux en Afrique du Sud.
Si le sacre de 1995 avait été l’occasion de célébrer l’unité de la “nation arc-en-ciel”, l’ailier Chester Williams était d’ailleurs le seul joueur noir, alors que les Blancs représentaient seulement 10% de la population sud-africaine. Et quand les Springboks l’ont encore emporté en 2007 en France, l’équipe ne comptait que deux Noirs, les ailiers JP Pietersen et Bryan Habana.
La situation n’évoluant que très lentement, le gouvernement sud-africain a décidé de prendre les choses en main en introduisant des quotas pour rétablir une certaine parité entre Noirs et Blancs.
Pour cette Coupe du monde, le sélectionneur Rassie Erasmus a convoqué 12 joueurs noirs au Japon parmi le groupe de 31, un record pour le XV des “Boks”, même si cela reste en-deçà des 50% de joueurs noirs convoqués visés par le gouvernement.
S’il en est le premier capitaine noir, Siya Kolisi, 28 ans, n’apprécie pas forcément cette étiquette et s’est lui-même prononcé contre le principe de quotas chez les Springboks, estimant que Nelson Mandela n’aurait probablement pas soutenu cette idée.
Enfant d’un township -ces immenses quartiers pauvres où vivent majoritairement les populations noires et indiennes en Afrique du Sud- de Port Elizabeth, le joueur a, grâce à son talent au rugby, pu décrocher une bourse pour étudier à la Grey High School, un lycée de prestige très majoritairement fréquenté par les blancs.
Un changement de vie radical après avoir connu la pauvreté et perdu des amis d’enfance, poussés dans de mauvaises voies ”à cause de la faim” et du manque d’espérance dans les townships. Car en plus d’être le visage de ces nouveaux Springboks qui cherchent à décrocher une troisième étoile et à marcher dans les traces de leurs aînés, Siya Kolisi est aussi le symbole d’une société sud-africaine qui n’évolue pas forcément comme elle l’aurait souhaité ni aussi vite que prévu.
Polémiques chez les Springboks
Au matin du départ des Sud-Africains pour le Japon, le deuxième ligne vedette, Eben Etzebeth, a été accusé d’avoir proféré des insultes racistes et même des menaces armées contre un SDF noir. Quelques jours plus tard, une polémique infondée naissait à la suite d’une mauvaise interprétation de la part de plusieurs médias d’une célébration des rugbymen sur le terrain, la presse croyant déceler une moquerie raciale quand il ne s’agissait que d’une tradition entre titulaires et remplaçants. Des preuves, s’il en fallait, que la question est encore loin d’être digérée par la société sud-africaine.
Pour Siya Kolisi, ces controverses ont pris plusieurs formes. Aussi adulé soit-il, notamment après l’adoption des deux plus jeunes enfants de sa mère (son demi-frère et sa demi-sœur qui avaient passé toute leur enfance dans des orphelinats), son mariage avec Rachel Smith, qui est blanche, lui a été maintes fois reproché. Dans un pays encore fréquemment traversé par les relents racistes, cette union mixte est mal vue par une partie des Afrikaners, les Sud-Africains blancs d’origine européenne qui représentent la majorité des joueurs des Springboks.
“Une horrible erreur”, un “gâchis de bons gènes blancs”, des incitations à “déshériter” la jeune femme... À la suite du mariage entre Siya et Rachel Kolisi, les commentaires scandaleux ont proliféré en ligne. Des propos à l’opposé des valeurs que véhicule le joueur: “Nous avons plein d’origines différentes dans notre pays, onze langues officielles. C’est un pays magnifique, et c’est pour cela que nous appelons la Nation arc-en-ciel.”
Et c’est la même chose en ce qui concerne son statut en équipe nationale. Régulièrement, et à l’image des critiques visant la stratégie des quotas, certains détracteurs clament que Siya Kolisi porte le brassard de capitaine uniquement parce qu’il est noir.
Pourtant, il n’est pas franchement le plus militant des joueurs noirs qui évoluent sous le maillot national. Au contraire de son glorieux aîné, le regretté Chester Williams, qui expliquait que sans quotas garantissant un certain nombre de joueurs de couleur dans l’équipe, les mentalités n’auraient jamais changé, Siya Kolisi refuse de s’étendre trop sur cette question. “Je suis juste heureux d’être le capitaine. Être le premier capitaine noir n’est pas quelque chose qui me vient à l’esprit”, expliquait-il à quelques jours de la finale de ce samedi. “Je suis simplement ravi de bénéficier de ce privilège, et je veux représenter tous les gens de ce pays.”
“Une inspiration pour tous les Sud-Africains”
En n’hésitant pas à dire que Nelson Mandela en personne aurait sans doute été opposé aux quotas raciaux, Siya Kolisi s’est aussi attiré des remontrances de plusieurs personnalités politiques et du monde du sport, certains assurant par exemple que les quotas sont indispensables dans les cas des sports réfractaires au changement.
Face aux défis que rencontre son pays, le jeune homme de 28 ans se positionne simplement comme un promoteur de l’éducation. “Si vous voulez parler d’une transformation sociétale, alors il faut commencer à la base. Imaginez si je n’avais pas fréquenté une école anglophone, si je n’avais pas bien mangé. Et bien je n’aurais pas grandi comme il faut, je n’aurais pas appris comme il faut.” Et d’ajouter: “On ne peut pas simplement choisir un Springbok en fonction de sa couleur de peau. C’est l’Afrique du Sud, alors c’est dur parce que l’on veut à la fois des résultats sportifs et une évolution de la société.”
Il n’en reste pas moins que Siya Kolisi a un rôle de représentation à jouer. Pour l’ancienne gloire noire du rugby local Bryan Habana, il va sans dire que son cadet doit être “une inspiration pour de nombreuses personnes, pas seulement des rugbymen, mais pour tous les Sud-Africains.” Car l’enjeu est de taille: le troisième ligne des Stormers, son équipe en Super Rugby, est tout simplement devenir le premier capitaine noir à ramener le trophée mondial dans son pays. Et dire que chez lui, dans le township de Zwide, “on ne s’autorisait même pas à rêver de cela...”
“Capitaine de la nation, Siya Kolisi (...), tu as restauré la fierté du rugby sud-africain et (tu) nous permets de nous sentir tous bien”, lui avait déjà assuré avant la rencontre le prix Nobel de la paix Desmond Tutu, ami de longue date de Nelson Mandela, le premier président sud-africain noir. Des mots auxquels Siya Kolisi a fait écho après avoir soulevé le trophée Webb Ellis ce samedi: “Nous avons tant de problèmes dans notre pays, mais nous avons aussi une telle équipe... Nous venons d’origines différentes, de races différentes mais nous nous sommes rassemblés avec un but unique et nous voulions l’atteindre. J’espère vraiment que nous avons fait cela pour l’Afrique du Sud.”
Et le capitaine victorieux de conclure: “Avant le match, le coach (Rassie Erasmus, ndlr) nous a dit: ‘Nous ne jouons pas pour nous-mêmes. Nous jouons pour notre peuple au pays’. C’est ce que nous voulions faire.”
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