Le Moyen-Orient de plus en plus dangereux pour les chercheurs européens

Toute coopération universitaire avec l’Iran doit être suspendue jusqu’à la libération inconditionnelle de Fariba Adelkhah et de Roland Marchal, deux chercheurs détenus arbitrairement depuis cinq mois.

Fariba Adelkhah et Roland Marchal, chercheurs de Sciences Po, détenus depuis le 5 juin 2019 à la prison iranienne d’Evin

La recherche occidentale en sciences sociales a longtemps trouvé au Moyen-Orient un champ privilégié pour ses travaux, qui ont pu se poursuivre, parfois dans des conditions dégradées, mais sans que soit menacée l’intégrité physique des universitaires concernés. Cette situation a basculé lorsque le Hezbollah, la milice pro-iranienne au Liban, a assassiné, en janvier 1984, l’historien américain Malcolm Kerr sur le campus de l’université américaine de Beyrouth. Deux ans plus tard, c’est le chercheur français Michel Seurat qui, pris en otage par le même Hezbollah, décédait en captivité faute de soins. Dans les deux cas, des intellectuels d’une formidable érudition, profondément attachés au Moyen-Orient et à ses sociétés, étaient tombés victimes de conflits les dépassant, où les régimes iranien et syrien « réglaient » ainsi leurs comptes de manière sanglante avec Washington ou Paris.

GIULIO REGENI TORTURE A MORT EN 2016 AU CAIRE

Ces deux disparitions tragiques ont marqué une rupture dans la pratique des sciences sociales au Moyen-Orient, que les crises récurrentes et la poussée jihadiste ont encore rendu plus ardue et complexe. Il faut cependant attendre janvier 2016 pour qu’un chercheur italien, Giulo Regeni, âgé de 28 ans, soit enlevé au Caire par la sécurité égyptienne et torturé à mort. La police politique du régime Sissi n’avait probablement pas l’intention d’assassiner Regeni, qui a succombé à un « interrogatoire » sur ses contacts dans l’opposition syndicale. Malgré la mobilisation de la famille de Regeni et de l’opinion italienne, Rome a choisi, en août 2017, d’accepter la version officielle du Caire, selon laquelle un gang mafieux, dont tous les membres ont depuis été assassinés par la police, serait seul responsable de l’enlèvement et du meurtre de Regeni. La solidarité européenne a été pour le moins mesurée dans ce cas d’un ressortissant de l’UE torturé à mort par un des partenaires majeurs de l’UE dans la région. Seul le Parlement européen a sauvé l’honneur en votant, en mars 2016, par 588 vois contre 10, une résolution exigeant des autorités égyptiennes une coopération enfin complète dans l’enquête sur la mort de Regeni.

En novembre 2018, c’est un chercheur britannique de 28 ans, Matthew Hedges, qui est condamné à la réclusion à perpétuité aux Emirats arabes unis. Le verdict est rendu en cinq minutes pour des accusations d’ « espionnage » catégoriquement niées par l’intéressé comme par les autorités britanniques. Cette sentence est d’autant plus choquante que Londres apparaît comme un allié historique et stratégique d’Abou Dhabi. Une coïncidence troublante est relevée entre ce verdict et d’obscures tractations sur le Yémen, où la diplomatie britannique, chef de file sur ce dossier, aurait pu adopter des positions contraires aux visées des Emirats. De fait, la « grâce » de Matthews est prononcée au bout de cinq jours, tandis que Londres s’en tient à un profil bas dans la crise yéménite, à la grande satisfaction d’Abou Dhabi.

LIBERTE POUR FARIBA ET ROLAND

L’anthropologue Fariba Adelkhah et le sociologue Roland Marchal, deux chercheurs respectés et chevronnés de Sciences Po, où ils sont rattachés depuis plus de vingt ans au CERI (Centre de recherches internationales), ont été arrêtés le 5 juin dernier en Iran. Tombés aux mains des Gardiens de la révolution (pasdaran), le bras armé de la République islamique, ils ont été transférés à la prison d’Evin, où ils sont depuis incarcérés. Cette arrestation, aussi scandaleuse qu’injustifiable, s’inscrirait dans le cadre d’une cynique prise de gages des « durs »  du régime, en vue de faire plier la tendance plus modérée, identifiée au président Rohani, voire d’obtenir des gestes en faveur de leurs agents à l’étranger. La direction de Sciences Po et les collègues des deux chercheurs aussi arbitrairement détenus ont choisi pendant de longs mois de garder la discrétion, afin de ne pas gêner les pourparlers diplomatiques en cours et de permettre un dénouement rapide de cette triste affaire.

Le maintien en détention de Fariba Adelkhah et de Roland Marchal fait que la mobilisation publique en faveur de leur libération inconditionnelle est désormais à l’ordre du jour, à Sciences Po et au-delà. Le professeur Jean-François Bayart, très proche des deux universitaires détenus, avec qui il maintient le contact, vient de s’engager, dans une tribune au « Monde », en faveur d’un gel de toute coopération universitaire et scientifique avec l’Iran. Les arguments à l’appui de cette proposition sont déjà en soi solides, nourris et convaincants. J’y ajouterai pour ma part la considération suivante, car, de deux choses l’une:

– soit le régime iranien est un agrégat de bandes en conflits larvés, qui se réclament toutes de la « République islamique », et jouer une bande contre une autre, quitte à qualifier celle-ci de « modérée » et celle-là de « radicale », revient à nier une forme de légitimité à l’Etat iranien.

– soit l’Etat iranien est précisément digne de ce nom et l’agression que représente la détention arbitraire de deux chercheurs français doit appeler une réaction à la mesure de cette remise en cause du principe même des échanges universitaires.

Seule la suspension de toute forme de coopération académique avec l’Iran paraît aujourd’hui en mesure de contribuer à sortir les deux chercheurs français du piège dans lequel ils ont été brutalement jetés. Aucun universitaire français ne peut en conscience continuer de travailler avec des institutions iraniennes tant qu’une telle infamie est infligée à deux de ses collègues.

Liberté pour Fariba et Roland.

18 réponses sur “Le Moyen-Orient de plus en plus dangereux pour les chercheurs européens”

    1. Chercheur au moyen orient, c’est chercher des ennuis et appeler ensuite l’état providence au secours!

  1. Avec un peu d’honnêteté vous pourriez dire que Fariba a la double nationalité et que l’état iranien la considère comme iranienne; ce qui ne justifie pas pour autant son incarcération.
    D’autre part, je trouve assez scandaleux que M. Filiu s’émeuve pour deux chercheurs et se fiche royalement de centaines de milliers de kurdes syriens victimes de notre « grand ami » Erdogan.

    1. En regardant rapidement, je tombe sur un article du 20 octobre qui couvre le sujet des turcs et des kurdes.

      Par ailleurs, je vous propose de consulter cette définition. https://fr.wikipedia.org/wiki/Whataboutism

      Le rapprochement entre les risques courus par les chercheurs au Proche-Orient et les conflits entre turcs et kurdes ne va pas de soi. Ou plutôt, les deux n’ont pas à être opposés, ils sont les symptômes de tensions toujours croissantes au Proche-Orient.

      Le fait est qu’aujourd’hui on évite de mener des recherches au Proche Orient, qu’il s’agisse de sociologie, de sciences politiques, mais aussi d’archéologie (notamment en assyrologie) ou de paléontologie… Ce n’est pas parce que cela occasionne moins de morts que les conflits armés qu’il ne faut pas le déplorer. Tout dans la vie n’est pas affaire de comparaisons et de classements.

    2. Chère Madame,
      Il me semble qu’un article sur la question des chercheurs otages ou victimes d’acteurs des conflits au Proche et au Moyen Orient n’est pas exclusif d’autres articles ou d’autres écrits sur les malheurs dont sont victimes les populations de cette région. L’honnêteté dont vous semblez vous parer aurait pu, par exemple, vous conduire à faire référence à ce que M. Filiu a écrit ici même, à propos de l’offensive turque contre les Kurdes de Syrie…
      https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2019/10/20/les-jihadistes-durablement-renforces-par-loffensive-turque-en-syrie/

      1. L’article en question parle de la menace jihadiste, seule chose qui semble inquiéter les européens. La situation des kurdes de Syrie, tout le monde s’en fiche. On a même plutôt tendance à regarder avec méfiance une expérience politique révolutionnaire faisant une large place à l’émancipation des femmes. En effet, les kurdes d’Irak, beaucoup plus conservateurs, sont très bien acceptés tant par le gouvernement turc que par les européens.

    3. À chaque problème sa réponse. Ici les personnes sont connus et reconnus, ce qui n’empêche pas de s’émouvoir des difficultés des Kurdes même si on n’en parle pas ici.

    4. « Qui cherche trouve »… disait l’adage…

      Madame, met en avant la double nationalité d’une chercheuse pour « expliquer »…son incarcération mais n’explique pas celle d’un chercheur Mono- national…!
      Je ne vois pas ce que la cause kurde a à faire dans le contexte de l’article de Monsieur Filliu.? Un peu de rigueur SVP!

      Je n’ai pas du tout le sentiment que le pouvoir iranien a mis au pan des accusés ces deux chercheurs pour la qualité de leur recherches en sociologie ou en sciences sociales et humaines…il doit y avoir d’autres raisons…
      (la recherche réduit à un statut de militantisme ..)..je goûte mal ce type de zigzag en recherche scientifique pure.

      Dire que le Moyen Orient est devenu une région dangereuse pour les chercheurs et les recherches… c’est du grand n’importe quoi…

      Ces pays, à majorité musulmane ou non, sont aussi friands de recherche, toutes disciplines confondues, que n’importe quelle autre nation ou région de la planète.
      Dire le contraire est une vision purement journalistique de la réalité. C’est très simpliste pour ne pas dire idiot !

      Il n’y a pas que les sociologues qui font des recherches sur cette terre…..
      Il n’y a pas que les occidentaux qui font des recherches au Moyen Orient…!

      Franchement !

      « Qui cherche trouve » !

  2. Bien sûr, on ne peut qu’espérer la libération d’Adelkhah et Marchal. Mais qu’est ce que ce serait bien d’aller au delà de ce dégueulasse corporatisme et de ce ridicule eurocentrisme, typique d’universitaires aux émotions et indignations sélectives, à la conception si abstraite ce qu’est qu’être en danger au « Moyen-Orient »…

  3. J’ai du mal à saisir comment interrompre des collaborations scientifiques avec l’Iran pourrait faire pression sur le gouvernement iranien. Je doute que le gouvernement iranien voit d’un bon oeil les collaborations scientifiques avec l’Europe. Si les échanges s’arrêtent, ça ne fait que renforcer l’isolement des intellectuels et renforce indirectement un régime autoritaire.

    Ce qui est certain est qu’avec l’absence de prisonnier étranger dans ses prisons le gouvernement iranien n’a plus se moyen de pression pour ses négociations diplomatiques.

    En s’en tenant au faits évoqués dans l’article je soutiens tout à fait l’interruption des collaboration scientifiques mais pour l’unique raison du danger encouru par les chercheurs. La meilleure chose à faire pour obtenir la libération de Fariba Adelkhah et Roland Marchal et de faire pression sur le gouvernement français qui semble ne pas vouloir ébruiter ce genre d’affaire pour des raisons qui m’échappent.

  4. Merci de nous avoir donne un verdict definitif sur toute la population du Moyen Orient. Par ailleurs vous venez d’approprier tout le savoir scientifique a l’occident. Tous les chercheurs non occidentaux (Chinois, Indiens, Russes etc.) et je ne parle meme pas de ceux qui vivent au Moyen Orient vous en sont tres reconnaissants.

  5. Il me paraissait depuis quelques temps que Fariba avait mis selon l’expression de sa famille le nez dans le ‘le nid d.abeille’. La connivance peut coûter cher. Les amoureux de la démocratie peuvent comprendre mon propos

  6. Ce que bon nombre de lecteurs occidentaux ne cmprennent pas c’est que la recherche en sciences sociales ou géogeaphiques ou autre en occident a toujours été, s’agissant du Moyen-Orient, liée à la politique occidentale vis-à-vis de ces sociétés. Les catégories de pensée et d’analyse sont aussi occidentale. C’est ce qui est perçu de « l’autre côté ». Pour compléter ce tableau, au Moyen-orient, on n’oublie pas que l’orientalisme a préparé le colonialisme. Juste pour équilibrer et expliquer pourquoi ces chercheurs ne rencontrent généralement que peu de sympathie. Surtout ceux venant d’un pays comme la France, avec un passé colonial on ne peut plus honteux..

  7. Pourquoi pas geler les nouvelles relations (mais pas celles impliquant des iraniens déjà en France), même si des arguments contre, avancés dans les commentaires, semblent également pertinents. Je suis aussi en faveur d’un gel des relations académiques avec Israël, autre ennemi des libertés et de la démocratie au Proche Orient.

  8. Lundi , 25 – 01 – 2021 – Iran : 600e jour de privation de liberté pour la chercheuse Fariba Adelkhah

    La chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah a passé lundi son 600e jour privée de liberté en Iran, où elle est désormais assignée à résidence, sous contrôle d’un bracelet électronique, après 16 mois de détention.

    https://www.courrierinternational.com/depeche/iran-600e-jour-de-privation-de-liberte-pour-la-chercheuse-fariba-adelkhah.afp.com.20210125.doc.8zh2pk.xml

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