Gilles Deleuze, philosophe, "celui qui fait trembler la langue"

Gilles Deleuze et Felix Guattari en 1980 ©Getty - Marc Gantier / Gamma Rapho
Gilles Deleuze et Felix Guattari en 1980 ©Getty - Marc Gantier / Gamma Rapho
Gilles Deleuze et Felix Guattari en 1980 ©Getty - Marc Gantier / Gamma Rapho
Publicité

"Pour nous, c'était l'incarnation de la pensée". Des anciens élèves de Gilles Deleuze, des historiens et un producteur de cinéma nous brossent un portrait inédit de Gilles Deleuze, de l'homme au philosophe "star".

Avec
  • Robert Maggiori Philosophe, journaliste de "Libération" et co-fondateur et président du Jury des Rencontres philosophiques de Monaco
  • Pierre Chevalier Producteur de cinéma (1945-2019), directeur de l’Unité Fictions d’Arte pendant douze ans, coordonnateur de l'émission "Sur les docks" de France Culture
  • François Dosse Historien, spécialiste de l’histoire intellectuelle, professeur à l’Université Paris-Est Créteil et Sciences Po, chercheur à l’IHTP (Institut d’histoire du temps présent)
  • Bruno Tessarech

Gilles Deleuze est né en 1925 et mort en 1995 en se défenestrant, ne supportant plus les très lourdes difficultés respiratoires qui l'obligeaient à vivre avec des bouteilles d'oxygène. Il était, avec son contemporain Michel Foucault, la grande figure intellectuelle des années 1970, même si son œuvre se prolonge jusqu'à la fin des années 1980. Figure emblématique de l'esprit 68, il déployait sa pensée tous azimuts et croisait la philosophie avec d'autres disciplines. Que ce soit seul ou avec son ami Félix Guattari, il a inventé des concepts (les machines désirantes, les fractales, le pli...), qui ont créé un appel d'air dont la philosophie, mais aussi l’architecture ou la critique littéraire et cinématographique portent définitivement l'empreinte.

La pensée deleuzienne, l'aisance de l'eau

Deleuze était un monument de la philosophie, mais toujours dans l'humilité, explique Robert Maggiori :  "Le siècle sera deleuzien. Il a inventé une autre façon de la philosophie, et aujourd'hui, on ne peut plus revenir en arrière (...) Les cours de Deleuze étaient quelque chose d'inoubliable. Vu de l'extérieur, ça pouvait ressembler à une sorte de brouhaha, de capharnaüm invraisemblable : tout le monde était autour de lui, et lui avec ses longs cheveux, son pull gris en col V, qui bougeait beaucoup les mains... Pour nous, qui étions tout jeunes et le regardions avec des yeux ébahis, c'était l'incarnation de la pensée. Non pas parce qu'il pensait juste ou élaborait des choses, mais parce qu'il pensait, comme l'eau coule : on avait l'impression qu'il pensait en parlant."

Publicité

Une star à l'Université Paris 8 de Vincennes

Né dans une famille bourgeoise non intellectuelle, la philosophie est une révélation pour Gilles Deleuze quand il la découvre. Il commence sa carrière de façon académique par une agrégation (où il est reçu second en 1948), puis un poste de professeur de lycée à Amiens et Orléans. Mais très vite, il fait exploser les règles,  et sort des cadres normatifs. Il marque ses élèves par son humour et la manière dont il fait entrer dans ses cours la littérature, la psychanalyse et les arts plastiques, ce qui, dans les années 1950, est exceptionnel. Dans ce documentaire, deux de ses anciens élèves témoignent de cette atmosphère unique. Bruno Tessarech raconte : "Il y avait d'abord chez lui une intensité dans la parole : quand il disait quelque chose, avec cette voix très particulière et assez forte, il était complètement dans sa parole. Mais quand il écoutait, il y avait la même intensité dans cette écoute. Il était dans une empathie totale avec celui qui parlait. Vincennes était un lieu très politisé. Mais une politique non institutionnelle : il n'y avait aucun souci des partis politiques ou des choses comme ça, ça n'intéressait personne. C'était une vision de la politique au sens le plus antique, de la vie de la Cité. Il y avait souvent des assemblées générales, des rencontres, etc. Et j'ai l'image de Gilles Deleuze y entrant souvent, en toute discrétion (...)  Deleuze était déjà très connu dans le monde philosophique, c'était déjà une star à Vincennes. Il y avait quelque chose d'assez magique en Deleuze. On sentait la volonté double à la fois de cerner par les mots au plus près sa pensée, et en même temps d'être compris et entendu. C'était son exigence principale. Est-ce que cela ne définit pas un professeur extraordinaire ? "

"Je suis le plus naïf des philosophes de ma génération. Je travaille avec des concepts presque bruts, alors que les autres travaillent avec des médiations."

Parallèlement à ces cours, il commence son œuvre, avec des monographies de philosophes que l’époque laissait à la marge, comme par exemple Bergson ou Spinoza. Deleuze se place en créateur et bouscule la lecture traditionnelle des auteurs sur lesquels il se penche. Puis, arrive Mai 68, qui est fait pour lui, et dont la marque de fabrique est le "vitalisme" : l’heure est au bouillonnement, au désir et aux rencontres. Vivre pour Gilles Deleuze signifie être aux aguets, essayer, rencontrer, éprouver sa puissance vitale. En 1969, Félix Guattari entre dans sa vie. C'est avec lui qu'il va écrire, en 1972, le livre qui incarne les années 1970, L’Anti-Œdipe.

Gilles Deleuze est mort en 1995, après ses amis François Châtelet, Michel Foucault, Félix Guattari. Ses livres ou ceux qu’il a cosignés avec Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Mille Plateaux, ou encore L’Abécédaire, présentent des concepts avec lesquels on pense encore aujourd'hui la littérature, le cinéma, et l’architecture. François Dosse explique l'importance de Qu'est-ce que la philosophie ? : "C'est un livre qui est à la fois une espèce de traversée de toute l'effervescence des sciences sociales de la fin des années 1960 et du début des années 1970, et une espèce de théorisation dans l'après-coup de la brèche de 68."

  • Prise de son : Christophe Gaudin, Olivier Leroux, Nicolas Mathias.
  • Extraits audio : archives extraites de l'émission "Radio Libre" consacrée à Gilles Deleuze par Jean Daive sur France Culture en 2002

Pour aller plus loin :

- Sous la direction de Yannick Beaubatie :"Tombeau de Gilles Deleuze"  aux Editions Mille Sources, 2000.

Les collaborateurs :
Jean-Pascal Alcantara, Eric Alliez, Yannick Beaubatie, André Bernold, Roger-Pol Droit, Jean-Claude Dumoncel, Jean-Pierre Faye, Alain Galan, Maurice de Gandillac, Jean-Louis Leutrat, Sylvère Lotringer, Jean-Clet Martin, Philippe Mengue, Richard Pinhas, Jacques Plainemaison, Françoise Proust, Alain Roger, René Schérer, Arnaud Villani.

L'équipe