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« Restituer le patrimoine africain nécessite de concilier un objectif moral et une évolution respectueuse de la loi »

Un an après le rapport de Bénédicte Savoy et Felwin Sarr commandé par le président Macron, l’avocat français Philippe Hansen analyse les verrous légaux qui demeurent.

Publié le 11 novembre 2019 à 13h00 Temps de Lecture 5 min.

Au Musée du Quai-Branly, une partie des trésors du Dahomey, volés pendant la période coloniale et dont le Bénin demande la restitution à l’Etat français.

Tribune. Dans un discours remarqué le 28 novembre 2017 à Ouagadougou, le président de la République française avait émis le souhait que « d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Dans la foulée, il avait commandé à deux universitaires, l’historienne française Bénédicte Savoy et l’économiste sénégalais Felwin Sarr, un rapport sur les modalités de restitution, par la France, du patrimoine africain. Le 23 novembre 2018, leurs conclusions, publiées aux éditions Philippe Rey et Le Seuil sous le titre Restituer le patrimoine africain, ont été remises au chef de l’Etat qui a décidé, quelques jours après, de restituer au Bénin 26 œuvres dérobées au roi Béhanzin pendant la conquête coloniale. Cependant, au-delà de ce geste symbolique fort, qui tarde cependant à se concrétiser, le chantier de la création du cadre juridique permettant des restitutions plus systématiques reste, un an après, encore à ouvrir.

Si l’attente est longue, c’est que le sujet est, d’un point de vue strictement juridique, complexe. En substance, dès lors que les biens en cause sont la propriété d’une « personne publique » (personne morale de droit public, un musée par exemple) et présentent un intérêt public, notamment du point de vue de l’histoire ou de l’art, ils appartiennent au domaine public et sont donc inaliénables, quelles que soient la forme et la cause de l’aliénation. Or, pour restituer définitivement, il faut à nouveau rendre ces biens aliénables.

Les lacunes du droit positif

Des dispositifs existent déjà pour permettre de telles restitutions, mais leur champ d’application est trop limité en l’état pour répondre à l’objectif fixé. Ainsi, la convention de l’Unesco du 17 novembre 1970 « concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels » et la convention Unidroit du 24 juin 1995 « sur les biens culturels volés ou illicitement exportés », qui n’a pas été ratifiée par la France, posent une obligation de restitution des biens culturels acquis de manière illicite. Cependant, la convention de l’Unesco n’est entrée en vigueur qu’en 1997, après sa ratification par la France et à la condition que, pour chaque bien, l’autre Etat concerné l’ait également ratifiée. De sorte qu’elle ne peut servir de base légale à des restitutions portant sur des objets illicitement acquis avant cette date.

De même, l’article L. 124-1 du Code du patrimoine français issu de la loi du 7 juillet 2016 « relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine », qui pose également une possibilité de restitution ne s’applique lui aussi qu’aux biens volés ou illicitement exportés après l’entrée en vigueur de la convention de l’Unesco. De plus, cette possible restitution est laissée à la discrétion de la « personne publique » propriétaire du bien, ce qui en limite la portée.

Dans ce cadre juridique limité, difficile d’envisager en l’état la restitution de biens acquis durant la période coloniale. Il en est d’autant plus ainsi que, sans évolution de la loi, les règles régissant le déclassement des biens du domaine public – c’est-à-dire la procédure permettant de faire sortir un bien du domaine public pour le rendre aliénable – sont inadaptées dès lors qu’il s’agit de restituer des biens qui, objectivement, présentent encore un intérêt public.

« Présomption de pillage »

Face à ces lacunes du droit positif, le rapport Savoy-Sarr préconise de réformer le Code du patrimoine afin d’y instituer la possibilité de conclure des accords bilatéraux entre l’Etat français et les Etats africains concernés et de mettre en place une procédure encadrant la restitution des biens culturels. Ce faisant, il s’agirait de remettre en cause l’un des principes fondamentaux du droit administratif des biens français, à savoir le principe d’inaliénabilité du domaine public, dont la portée a été récemment réaffirmée avec force par le Conseil constitutionnel à propos, précisément, d’œuvres appartenant au domaine public mobilier.

Au demeurant, la Constitution pourrait aussi fournir la base juridique de la dérogation envisagée au principe d’inaliénabilité du domaine public. Cette dérogation serait applicable en considération des modalités d’entrée du bien dans le domaine public. En effet, si, outre le principe constitutionnel d’inaliénabilité dudit domaine, les articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 consacrent au surplus un droit à la protection des situations légalement acquises et à la préservation des effets pouvant légitimement être attendus de telles situations ainsi qu’un droit au maintien des conventions légalement conclues, l’idée consisterait à prévoir que l’invocabilité de ces principe et dispositions devient impossible lorsqu’il s’agit de mettre fin à des situations illégales, telles qu’une détention de biens résultant de pillages ou acquis par la contrainte.

En revanche, il est peu probable que l’on puisse suivre toutes les recommandations du rapport Savoy-Sarr, en tant précisément qu’elles porteraient une atteinte trop importante au principe de sécurité juridique. En effet, le rapport préconise une restitution dès lors « qu’il existe un faisceau de présomptions graves et concordantes, que l’objet a été acquis sans consentement du propriétaire initial » (p. 126 du rapport). Une telle « présomption de pillage » aurait pour effet de renverser la charge de la preuve, puisque ce serait alors l’Etat détenteur qui devrait être en mesure de prouver qu’il s’agit de biens acquis dans des conditions légales. Or, dans de nombreux cas, une telle preuve sera très difficile à apporter.

Création d’un précédent

Evidemment, retenir le principe inverse, selon lequel il appartiendrait à l’Etat demandeur de démontrer que les biens ont été effectivement pillés ou acquis sous la contrainte se heurterait au même écueil de l’absence d’éléments tangibles permettant de retracer l’origine du bien.

Pour autant, on voit mal comment, en droit, il serait possible de faire autrement, notamment dans un contexte où, quelles que soient les spécificités de la problématique propre aux pillages de l’époque coloniale et de l’ampleur de ces pillages, il reste que la loi à venir créera forcément un précédent susceptible de s’appliquer dans d’autres cas. Dans ce cadre, il est légitime d’hésiter à bouleverser certains principes fondamentaux du droit.

La mise en œuvre des engagements du président de la République repose donc sur une conciliation fine entre un objectif politique et moral et une évolution des textes de loi respectueuse des principes fondamentaux qui les sous-tendent.

Philippe Hansen est un avocat spécialiste du droit du marché de l’art associé du cabinet UGGC Avocats.

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