Ces combattants iraniens qui ne doivent pas penser au sexe

  • By Linda Pressly and Albana Kasapi
  • BBC News, Tirana
Les membres de la MEK dans leur nouvelle base en Albanie

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Depuis six ans, l'Albanie abrite l'un des principaux groupes d'opposition de l'Iran, les moudjahidins-e-Khalq, ou MEK. Mais des centaines de membres sont partis, certains se plaignent des règles rigides de l'organisation qui imposent le célibat et le contrôle du contact avec la famille.

Des dizaines de personnes attendent dans la capitale albanaise, Tirana. Elles ne peuvent pas retourner en Iran ou reprendre une vie normale.

"Je n'ai pas parlé à ma femme et à mon fils pendant plus de 37 ans. Ils ont cru que j'étais mort. Mais je leur ai dit : non, je suis vivant, je vis en Albanie. Ils ont pleuré", a confié Gholam Mirzai.

Le premier contact téléphonique avec sa famille après tant d'années a été difficile pour M. Mirzai qui est âgé de 60 ans. Cela fait deux ans qu'il s'est enfui du campement militaire de la MEK à l'extérieur de Tirana.

Gholam Mirzai

Aujourd'hui, c'est avec le cœur plein de regrets qu'il se promène dans la ville. Il est accusé par ses anciens camarades moudjahidin, de faire de l''espionnage pour le compte de leur ennemi juré, le gouvernement de la République islamique d'Iran.

La MEK a une histoire mouvementée et sanglante. Les membres du mouvement qui est d'inspiration marxiste et islamiste, ont soutenu la révolution iranienne de 1979 qui a renversé le Shah. Mais les relations avec Ayatollah Khomeini se détériorèrent rapidement. Suite à une opération de rafle lancée par le gouvernement, les moudjahidin ont dû fuir pour sauver leur vie.

Des membres de la MEK raflés à Téhéran en 1982

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Légende image, Un rassemblement des membres de la MEK à Téhéran en 1982

L'Irak voisin offrait un sanctuaire, et depuis leur citadelle désertique pendant la guerre Iran/Irak (1980-1988), les MEK ont combattu aux côtés de Saddam Hussein contre leur patrie.

Gholam Mirzai qui servait dans l'armée iranienne lorsqu'il a été capturé par les forces de Saddam Hussein au début du conflit a ensuite rejoint la MEK.

Mirzai est devenu un "dissident". Il est parmi des centaines d'anciens membres de la MEK qui ont quitté l'organisation depuis leur arrivée en Albanie. Avec l'aide de fonds de la famille, certains ont payé des passeurs pour les emmener ailleurs en Europe, et peut-être deux d'entre eux sont rentrés en Iran. Mais des dizaines d'autres vivent encore à Tirana. Ils sont apatrides et ne peuvent officiellement pas travailler.

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Mais comment les membres aguerris de la MEK, ancienne organisation terroriste interdite aux Etats-Unis et en Europe, ont-ils pu s'établir dans ce pays d'Europe ?

En 2003, l'invasion alliée de l'Irak a rendu la vie difficile pour la MEK. Le pparrain de l'organisation, Saddam Hussein, a soudainement disparu et les moudjahidin ont été visés à plusieurs reprises par des attaques et des centaines d'entre eux ont été tués ou blessés. Craignant une catastrophe humanitaire encore plus grave, les Américains ont persuadé le gouvernement albanais en 2013 de recevoir quelque 3 000 membres de la MEK à Tirana.

Des combattantes MEK s'entraînent pendant la guerre Iran/Irak (1984)

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Légende image, Des combattantes MEK s'entraînent pendant la guerre Iran/Irak (1984)

"Nous leur avons offert un abri contre les attaques et les abus, et la possibilité de mener une vie normale dans un pays où ils ne sont pas harcelés, attaqués ou brutalisés ", explique Lulzim Basha, chef du Parti démocratique, qui était au pouvoir à l'époque, et qui est maintenant dans l'opposition.

En Albanie, la politique est profondément polarisée. Mais la présence de la MEK fait presque l'unanimité au sein de la classe politique . Les partis au pouvoir et d'opposition soutiennent leurs invités iraniens.

Pour la MEK, l'Albanie était un environnement totalement nouveau. A son arrivée sur le sol albanais , Gholam Mirzai était étonné du niveau des libertés des citoyens. Certains moudjahidin ayant d'abord été logés dans des immeubles d'habitation à la périphérie de la capitale, l'emprise de l'organisation sur ses membres a été réduite. En Irak, elle contrôlait tous les aspects de leur vie, mais à Tirana, ils bénéficiaient d' une certaine forme de liberté.

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"Il y avait un terrain accidenté derrière les appartements où les commandants nous ont dit que nous devions faire de l'exercice tous les jours ", se souvient Hassan Heyrany, un autre "dissident".

Heyrany et ses collègues ont utilisé la couverture d'arbres et de buissons pour se faufiler dans le cybercafé à proximité et prendre contact avec leurs familles.

"Quand nous étions en Irak, si vous vouliez téléphoner à la maison, la MEK vous considérait comme des faibles, donc nous n'avions aucune relation avec nos familles ", dit-il. "Mais quand nous sommes venus à Tirana, nous avons trouvé Internet pour notre usage personnel."

Hassan Heyrany
Légende image, Hassan Heyrany maintenant

Cependant, vers la fin de l'année 2017, les membres de la MEK ont été relogés dans un nouveau site . Le camp est construit sur une colline en pente douce dans la campagne albanaise, à environ 30 km de la capitale. Derrière l'imposant portail en fer, il y a un impressionnant arc de marbre surmonté de lions d'or. Un boulevard bordé d'arbres mène à un mémorial dédié aux milliers de personnes qui ont perdu la vie dans la lutte de la MEK contre le gouvernement iranien.

Les journalistes non invités ne sont pas les bienvenus dans ce camp. Mais en juillet de cette année, de milliers de personnes y ont assisté à l'événement Free Iran de la MEK. Des hommes politiques du monde entier, des Albanais influents et des habitants du village voisin de Manze se sont joints à des milliers de membres de la MEK et à leur chef, Maryam Radjavi, dans l'auditorium glitzy. L'avocat personnel du président américain Donald Trump, Rudy Giuliani, s'est adressé à la foule.

Rudy Giuliani s'exprimant lors du rassemblement de la MEK sur l'Iran libre

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Légende image, Rudy Giuliani : "Si vous pensez que c'est une secte, alors il y a quelque chose qui cloche chez vous"

"Ce sont des gens qui se consacrent à la liberté, a-t-il déclaré, faisant référence aux membres de la MEK qui sont vêtus d'uniformes et regroupés dans la salle selon le sexe.

"Et si vous pensez que c'est une secte, alors il y a quelque chose qui ne va pas chez vous", a-t-il ajouté.

Des politiciens puissants comme Giuliani soutiennent la lutte de la MEK pour changer le régime en Iran. Le manifeste du mouvement comprend un engagement en faveur des droits de l'homme, de l'égalité des sexes et de la démocratie participative en Iran.

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Mais Hassan Heyrany n'y croit plus. L'année dernière, il a quitté la MEK, rejetant ce qu'il considérait comme le contrôle oppressif de la direction sur sa vie privée. Heyrany avait rejoint les moudjahidin lorsqu'il était âgé d'une vingtaine d'années , motivé par son engagement en faveur du pluralisme politique.

"C'était très attirant. Mais si vous croyez en la démocratie, vous ne pouvez pas supprimer l'âme de vos membres", dit-il.

"Le nadir de la vie d'Heyrany avec la MEK" était une réunion du soir à laquelle il était obligé d'assister.

Hassan Heyrany

Crédit photo, Hassan Heyrany

Légende image, Hassan Heyrany en Irak en 2006

"On avait un petit carnet, et si on avait des moments sexuels, on devrait les noter. Par exemple : "Aujourd'hui, le matin, j'ai eu une érection."

Les relations romantiques et le mariage sont interdits par la MEK. Ce n'était pas toujours comme ça, les parents et leurs enfants avaient l'habitude de rejoindre les moudjahidin.

Mais après la défaite sanglante lors d'une offensive de la MEK contre les Iraniens, les dirigeants de l'organisation ont affirmé que les moudjahidin étaient distraits par leurs relations personnelles.

Un divorce en masse s'ensuivit. Des enfants ont été renvoyés, souvent dans des familles d'accueil en Europe, et des membres célibataires de la MEK se sont engagés à le rester.

Dans ce carnet, Heyrany dit qu'ils devaient aussi écrire leurs rêves personnels.

Par exemple, "quand j'ai vu un bébé à la télévision, j'avais le sentiment de vouloir avoir un enfant ou une famille à moi", affirme -t-il.

Et les moudjahidin devaient lire leurs notes devant leur commandant et leurs camarades lors de la réunion quotidienne.

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"C'est très dur pour une personne", estime Heyrany.

Maintenant, il compare le camp MEK de Manze à Animal Farm, la critique de George Orwell de l'ère stalinienne en URSS. "C'est une secte", dit-il simplement.

Une source diplomatique de Tirana a décrit la MEK comme "un groupe culturel unique, non pas une secte".

La BBC n'a pas été en mesure de faire réagir la MEK, parce que l'organisation a refusé nos demandes d'interview. Mais en Albanie, une nation qui a enduré un régime communiste fermé et punitif pendant des décennies, il y a une certaine sympathie pour la position des dirigeants de la MEK, au moins en ce qui concerne l'interdiction des relations personnelles.

"Dans des situations extrêmes, on fait des choix extrêmes ", suggère Diana Culi, écrivaine, militante des femmes et ancienne députée du Parti socialiste au pouvoir.

"Ils ont juré de lutter toute leur vie pour la libération de leur pays d'un régime totalitaire. Parfois, nous avons de la difficulté à accepter une croyance forte en une cause. C'est un sacrifice personnel, et c'est une mentalité que je comprends", explique -t-elle.

Des gardes féminines de la MEK à la conférence sur l'Iran libre

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Légende image, Des gardes féminines au siège de la MEK en Albanie

Malgré cela, certains Albanais craignent que la présence de la MEK ne menace la sécurité nationale.

Deux diplomates iraniens ont été expulsés à la suite d'allégations de complots violents contre les moudjahidin, et l'Union européenne a accusé Téhéran d'être derrière des complots visant à assassiner des opposants au régime, dont des membres de la MEK, sur le sol néerlandais, danois et français. L'ambassade d'Iran à Tirana a refusé la demande d'interview de la BBC.

Une source très bien introduite au sein du Parti socialiste est également "préoccupée" par le fait que les services de renseignement n'ont pas la capacité de surveiller plus de 2.500 membres de la MEK ayant une formation militaire.

"Quelqu'un doté d'un cerveau n'aurait pas accepté leur présence ici", dit-il.

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Un diplomate confie que certains des "dissidents" travaillent certainement pour l'Iran. Gholam Mirzai et Hassan Heyrany ont eux-mêmes été accusés par la MEK d'être des agents de Téhéran. C'est une accusation qu'ils nient.

Les deux hommes sont désormais tournés vers l'avenir. Avec l'aide de sa famille en Iran, Heyrany a ouvert un café et fréquente une Albanaise. A 40 ans, il est plus jeune que la plupart de ses collègues cadres et reste optimiste.

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La situation de Gholam Mirzai est plus précaire. Sa santé est préoccupante. Il marche en boitant après avoir été touché dans l'un des bombardements du camp MEK en Irak , et il est à court d'argent.

Les erreurs commises dans sa vie le tourmentent surtout lorsqu'il est entré en contact avec sa famille.

Quand Mirzai est parti en guerre contre l'Irak en 1980, il avait un fils d'un mois. Après la fin de la guerre Iran/Irak, sa femme et d'autres membres de sa famille sont allés le chercher au camp MEK en Irak . Mais la MEK a renvoyé sa famille et ne lui a rien dit de leur visite.

Le sexagénaire n'a jamais su qu'il était un père mais aussi un mari qui manquait à sa famille, jusqu'à ce qu'il entre pour la première fois en contact avec elle après 37 ans de silence.

"Ils ne m'ont pas dit que ma famille était venue me chercher en Irak. Ils ne m'ont rien dit sur ma femme et mon fils ", déplore -t-il.

"Toutes ces années, j'ai pensé à ma femme et à mon fils. Peut-être qu'ils sont morts à la guerre... Je ne savais pas", assure l'ancien combattant.

Gholam Mirzai

Crédit photo, Hassan Heyrany

Légende image, Gholam Mirzai vit à Tirana

Le fils qu'il n'a pas vu en chair et en os depuis qu'il est tout petit a presque 40 ans maintenant. Et Mirzai affiche fièrement une photo de cet homme aujourd'hui adulte sur son profil WhatsApp. Mais la reprise des contacts a été douloureuse aussi.

"J'étais responsable de cette situation, la séparation. Je ne peux pas trop dormir la nuit parce que je pense à eux. Je suis toujours nerveux, en colère. J'ai honte de moi ", dit Mirzai.

Il n'a plus qu'un seul désir maintenant. "Je veux retourner en Iran, vivre avec ma femme et mon fils. C'est mon souhait."

Gholam Mirzai s'est rendu à l'ambassade d'Iran à Tirana pour demander de l'aide, et sa famille a fait pression sur les autorités à Téhéran. Il n'a pas eu de réponse. Il attend donc, sans citoyenneté, sans passeport et rêvant d'un foyer.