Jacques Chirac et la culture, un jardin secret jalousement gardé

Jacques Chirac, décédé ce jeudi, a cultivé l’image d’amateur de tête de veau et de buveur de bière. Une réputation qui cachait en réalité un vrai passionné des civilisations africaines, indiennes, chinoises…

 Le 20 juin 2006, Jacques Chirac inaugure le musée du Quai-Branly, un espace qu’il a pensé et voulu comme un lieu de dialogue des cultures. Dix ans plus tard, le musée prend son nom.
Le 20 juin 2006, Jacques Chirac inaugure le musée du Quai-Branly, un espace qu’il a pensé et voulu comme un lieu de dialogue des cultures. Dix ans plus tard, le musée prend son nom. AFP/François Mori

    Longtemps Jacques Chirac est passé pour un inculte… Françoise Giroud, ex-secrétaire d'Etat à la Condition féminine, avait bien parlé de lui dès 1975 comme d'« un type à lire du Saint-John Perse caché derrière une couverture de Playboy ». Mais Chirac a volontairement cultivé cette image d'amateur de tête de veau et de buveur de bière. « Loin de chercher à démentir cette réputation qu'on m'avait faite dans certains milieux, je m'amusais plutôt à l'entretenir en affirmant que je ne m'intéressais qu'aux westerns et à la musique militaire », explique-t-il dans ses Mémoires, « le Temps présidentiel », Ed. Nil, 2011. « L'essentiel était qu'on ne se mêle pas de mon petit jardin secret, car je tenais à ce qu'il le reste. »

    A Pierre Péan, qui lui a consacré un livre en 2006 (« l'Inconnu de l'Elysée », Fayard), Chirac a raconté s'être beaucoup amusé qu'une journaliste l'accompagnant lors d'un voyage en Chine le traite de fumiste dans son article : elle l'avait vu lire un guide sur la Chine dans l'avion ! Chirac s'est bien gardé de démentir, même si évidemment il connaissait très bien l'histoire et les civilisations de l'empire du Milieu. Les anecdotes sont nombreuses pour attester que ses connaissances étaient solides.

    Un féru d'arts premiers

    Lors d'un dîner à Pékin avec le président Jiang Zemin, il évoque ainsi les trois empereurs de la période ayant précédé la dynastie Tang. « Non, il y en avait que deux », rectifie le numéro un chinois. « Le 3e avait 9 mois quand il a été assassiné », maintient Chirac. Jiang Zemin, qui n'en démord pas, le rappellera dans la nuit pour reconnaître, après avoir consulté des historiens, que le président français avait raison. En 2004, c'est le conservateur du musée de Shanghai que Chirac corrige sur la date d'un vase en bronze.

    L'Asie, notamment la Chine, l'Inde et le Japon, Chirac l'a découverte adolescent, lorsqu'il séchait les cours pour se rendre au musée Guimet. L'un de ses premiers chocs esthétiques, il dit l'avoir éprouvé au Japon, devant une statue, la « Kudara Kannon », au monastère Horyu-ji de Nara, l'ancienne capitale impériale. Une fois élu à l'Elysée, il parviendra, en 1997, à convaincre les Japonais de laisser sortir ce chef-d'œuvre de l'art bouddhique du VIIe siècle — qui n'avait jamais quitté l'archipel — pour une exposition de quelques semaines au Louvre.

    C'est en 1994 que les Parisiens découvrent la passion de leur maire pour les arts premiers avec l'exposition sur l'art des Taïnos, peuple amérindien massacré par les conquistadors espagnols. Elle est organisée au Petit Palais par un homme qui va devenir l'un des amis les plus proches de Chirac, Jacques Kerchache. Inlassable voyageur, grand collectionneur et fin connaisseur de l'Afrique, il tient une galerie d'art primitif à Paris.

    Pour lui, l'expédition de Christophe Colomb était une calamité

    Jacques Chirac, Premier ministre du président Giscard d'Estaing, visite le 26 janvier 1976 à Agra, le musée de Taj Mahal/AFP
    Jacques Chirac, Premier ministre du président Giscard d'Estaing, visite le 26 janvier 1976 à Agra, le musée de Taj Mahal/AFP AFP/François Mori

    Dans ses Mémoires, Chirac a raconté leur rencontre en 1990, à la terrasse d'un grand hôtel de l'île Maurice. Alors que le couple Chirac déjeune au soleil, un homme s'avance : « Monsieur le maire, savez-vous que vous avez un livre de moi? » Surpris et désireux de couper court, Chirac répond en riant : « Écoutez monsieur, je ne lis jamais de livres. Donc je ne peux pas avoir un livre de vous. » Mais l'autre insiste, lui disant qu'il a vu l'ouvrage sur son bureau dans « Paris Match ». Alors que Chirac lui dit que le seul livre posé sur son bureau est un ouvrage sur l'art africain, l'homme s'exclame : « Mais Jacques Kerchache, c'est moi! »

    Le galeriste va trouver en Chirac une oreille attentive et un allié de poids dans le combat qu'il mène pour faire entrer les chefs-d'œuvre des arts primitifs au Louvre (le pavillon des Sessions sera inauguré en 2000) et il sera l'inspirateur du musée du Quai-Branly. Leur première collaboration sera cette exposition sur la civilisation taïno dont l'idée est née en 1992. Alors que l'on va célébrer les 500 ans de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, Chirac refuse que la Ville de Paris s'y associe. Quand le roi d'Espagne, Juan Carlos, qui s'en étonne, lui téléphone, le futur président lui répond que l'expédition de Colomb ne constitue pas à ses yeux un grand moment de l'histoire, mais une « calamité ». « J'ai l'intention d'organiser une grande exposition sur les Indiens qu'il a massacrés », ajoute-t-il.

    Chirac était davantage fasciné par les civilisations lointaines (Asie, Afrique, Amérique précolombienne, inuit) que par le monde occidental. Pour lui, l'histoire de France s'inscrit dans un ensemble plus vaste. C'est pour cela qu'il a tant voulu ce musée des arts premiers, cet espace pour le dialogue des cultures, qu'il a inauguré en 2006. Un établissement qui, depuis 2016, porte son nom.

    Notre dossier sur le décès de Jacques Chirac