Reportage

Féminicide : elle s’appelait Sylvia, elle avait 40 ans

Violences conjugalesdossier
Cette Alsacienne est morte dimanche soir sous les yeux de sa fille. «Libération» a pu s’entretenir avec cette dernière ainsi que d’autres proches. Le mari de la victime a été mis en examen pour meurtre.
par Guillaume Krempp, envoyé spécial à Oberhoffen-sur-Moder (Bas-Rhin)
publié le 14 novembre 2019 à 19h56

«Allô, tata. Maman est en train de mourir.» Dimanche, vers 23 h 15, Stella Guitton téléphone à la meilleure amie de sa mère. Sylvia Auchter se vide de son sang dans la cour d'une maison grise, à Oberhoffen-sur-Moder (Bas-Rhin). Son mari l'aurait poignardée à plusieurs reprises. Avant de mourir, Sylvia a appelé sa fille à l'aide. Stella s'est hâtée de la rejoindre tandis que son copain prévenait les secours et la gendarmerie.

En 2018, 121 femmes ont été tuées par leur conjoint ou par leur ex. Sylvia, 40 ans, s'ajoute à la liste des victimes recensées par Libération depuis 2017. Sa fille, ses cousins, sa directrice, sa meilleure amie et des amis d'enfance ont accepté de raconter sa vie de «battante», «pour que justice soit faite».

Sylvia est née le 8 avril 1979 à Strasbourg. Sa mère fait le ménage dans un lycée de la ville. Son père ne travaille pas. Sébastien et Laurent, deux amis d'enfance, décrivent une fille «souriante» et «pleine de vie». Une autre amie, Sylvie, se souvient «des 400 coups avec Sylvia» dans le village de Weyersheim.

Sylvia subit les violences conjugales dès l'enfance. «Elle a vu sa mère se faire battre quand elle était petite», dit Stella, sa fille, 20 ans. Mère et grand-mère finiront par avoir le même réflexe : «Elles ne montraient jamais leur problème.»

Stella Guitton, la fille de la victime, mercredi à Gambsheim.

Photo Pascal Bastien pour Libération

Dès 18 ans, Sylvia commence à travailler. Elle est d’abord vendeuse dans un magasin à Strasbourg, puis devient assistante de service hospitalier. Jusqu’à la fin de sa vie, Sylvia préparera les repas de personnes âgées ou de handicapés, mentaux et physiques, et nettoiera leur chambre.

A 20 ans, «Sylvia a accouché seule», raconte Vanessa, sa meilleure amie. De nombreux proches décrivent l'arrivée du bébé comme un tournant pour la mère. Une cousine : «Elle l'a élevée toute seule. C'était son diamant brut.» Vanessa : «Même dans les moments difficiles, elle faisait tout pour sa fille.»

«Bon comédien»

Pendant plus de quinze ans, Sylvia travaille à l'hôpital de Bischwiller. Une cadre de l'établissement se souvient d'une femme «impliquée dans son travail». Vanessa, qui est aide-soignante, la décrit «extrêmement consciencieuse, les résidents l'adoraient». «Les bons mois, elle faisait 1 600 euros. Sans les remplacements, les nuits, les week-ends, elle gagnait 1 400», précise Stella. Parfois, le compte en banque était dans le rouge. «Malgré tout, elle nous filait 50 balles, 100 balles quand on galérait», ajoute le copain de Stella. Sylvia avait un gilet jaune dans la voiture, en signe de soutien au mouvement, «comme tout le monde», précise Vanessa.

Dès 2012, le corps de Sylvia souffre de la pénibilité de son travail. En plus du ménage, il faut parfois porter un résident pour l'asseoir, le coucher. Hernie discale d'abord, puis problème de genoux. Mais son métier lui fait aussi du bien : «C'était son antidépresseur», dit Stella. Sylvia s'occupait aussi de sa mère, atteinte d'un cancer du poumon et morte en 2016.

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A l'hôpital de Bischwiller, Sylvia ne laisse rien paraître. Pour sa direction, «rien ne laissait supposer ses difficultés personnelles». Souvent, Jacky W., avec qui elle vivait déjà avant leur mariage en 2018, la frappe sur les parties couvertes du corps. Personne ne voit les bleus et les plaies. Même à sa meilleure amie, lorsqu'elle doit se rendre aux urgences, Sylvia dit «s'être pris un mur» ou prétexte «une chute». «Les disputes, elle disait toujours que c'était aussi de sa faute, que c'était 50-50», se souvient Stella.

En dehors du domicile conjugal, Jacky W., conducteur de tram avant de perdre son travail en raison de son alcoolisme, «fait» l'homme amoureux et respectable, disent les proches de Sylvia. «C'était un très bon comédien. Il disait qu'il l'aimait, qu'il lui payait des croisières, on croyait que tout allait bien, se rappelle Sylvie, jusqu'au jour où j'ai appris qu'ils allaient divorcer.»

Sylvia décide de demander le divorce en juillet. Sa fille et sa meilleure amie la soutiennent. Jacky W. semble d'abord accepter une procédure à l'amiable. Le juge devait acter la séparation en décembre. Mais peu à peu, le mari alcoolique se serait montré de plus en plus violent et menaçant. Depuis des mois, «Sylvia avait la boule au ventre en rentrant du travail», dit Vanessa. Sa meilleure amie lui garde une chambre libre pour lui éviter de dormir chez elle. Autour d'un verre ou d'un café, «on refaisait le monde» en dansant parfois sur du Bob Marley ou du Alpha Blondy. Mais Sylvia dort rarement chez son amie : «Elle craignait que Jacky vienne et me fasse du mal aussi.»

Sylvia veut quitter le domicile conjugal. En août, elle visite un petit appartement dans la commune de Gries. Elle s’y voit déjà déplier le clic-clac pour Stella ou Vanessa. Mais la banque lui refuse le crédit : il faut encore rembourser l’appartement acheté avec Jacky W., et donc continuer de vivre avec lui.

En septembre, Sylvia dépose une première main courante contre son mari. En octobre, elle porte plainte pour menaces et dégradation d'un bien d'autrui. Elle a retrouvé un de ses pneus crevé au lendemain d'une soirée loto bingo avec Vanessa. Stella et son copain ont déjeuné avec Sylvia ce jour-là. Il se souvient : «Le trou dans le pneu. C'était intentionnel. Jacky avait mis ses menaces à exécution.»

Ratés manifestes

Fin octobre, Sylvia sait qu'elle va mourir. Elle demande à Vanessa : «Tu t'occuperas de ma fille et de Moka [son chien, ndlr]Elle indique à sa fille les démarches à suivre si elle meurt : «Elle me parlait de la banque, du notaire. Moi je ne voulais pas entendre ça», raconte Stella.

A l’époque, pour la plainte déposée en octobre, Jacky W. doit comparaître en décembre. En attendant, ni la gendarmerie ni la justice ne mettent en place des mesures de protection ou d’éloignement.

Deux jours avant sa mort, Sylvia appelle la gendarmerie après d'énièmes violences et menaces. «Pour les gendarmes, c'était elle qui devait partir, notamment parce que Jacky était alcoolisé. Mais elle n'avait aucun moyen de quitter la maison !» dénonce sa fille. Pour la jeune femme, les forces de l'ordre ont gravement failli face aux appels à l'aide de sa mère. En particulier le soir du meurtre.

Dimanche soir, après l'appel désespéré de Sylvia, Stella et deux amis arrivent sur les lieux du crime. Alertés par le copain de Stella, les gendarmes, pourtant à courte distance, mettront, eux, plus de vingt minutes à venir. La jeune femme voit sa mère agoniser dans la cour d'une rue en travaux. Elle se souvient : «La gendarmerie n'a pas estimé la situation urgente, les pompiers sont arrivés avant eux mais ils n'ont rien pu faire. Jacky se tenait alors devant la porte avec un couteau. De toute façon, elle était déjà morte.» Elle précise : «Ma mère voulait voir une association d'aide aux victimes de violences conjugales, mais elle a fait confiance aux gendarmes.»

Malgré le choc indicible, Stella a dénoncé l'abandon des femmes en danger au micro de France Bleu Alsace dès le lendemain du meurtre : «Personne n'a voulu nous écouter. Personne n'a voulu nous aider. C'était juste des "Allez porter plainte madame".»

Jacky W. a été mis en examen pour meurtre mercredi. L’Inspection générale de la gendarmerie nationale a aussi ouvert une enquête sur les ratés manifestes de cette intervention à Oberhoffen-sur-Moder. Stella appelle à rendre hommage à sa mère dimanche à 11 heures devant la mairie de la ville.

Quelques heures avant de mourir, Sylvia buvait un café chez sa meilleure amie. Elles parlaient de Noël, du nouvel an, des prochaines vacances. Mais le rêve de Sylvia, c'était simplement de quitter son domicile, se souvient Vanessa : «Elle disait juste "plus jamais ça".»

Stella et sa mère s’étaient fait faire le même tatouage : un électrocardiogramme se terminant par la forme d’un cœur. Elles en prévoyaient un deuxième, chacune devant décider du tatouage de l’autre. Pour sa mère, Stella projetait le dessin de deux masques, l’un souriant, l’autre pleurant.

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