La Croix : Emmaüs est né il y a 70 ans. Rappelez-nous pourquoi et comment ?

Valérie Fayard :Cela a débuté de façon complètement empirique. Juste après la guerre, l’Abbé Pierre s’est intéressé au sort des personnes mal-logées. Il a commencé à accueillir en 1949 des personnes dans une maison bourgeoise qu’on lui avait donnée à Neuilly-Plaisance (Seine-Saint-Denis). Et, un jour, il a rencontré Georges, qui sortait du bagne et était au bord du suicide. Mais quand il est allé voir l’Abbé Pierre, celui-ci lui a dit en substance : je ne peux rien faire pour toi mais toi, tu peux faire quelque chose pour d’autres.

→ BAROMÈTRE. 2018, année noire pour les dons aux associations

Cette phrase un peu abrupte va forger le concept « viens m’aider à aider » qui est l’un des piliers du mouvement Emmaüs. On n’est pas dans la charité, dans l’assistanat. On ne donne pas aux gens de quoi se nourrir ou se vêtir mais on leur donne les moyens de le faire de façon autonome en les rendant acteurs de leur vie. Et, comme disait l’Abbé : « Servir premier le plus souffrant. » Ce qui veut dire que le projet s’adresse aux plus en difficulté.

Ensuite, au début des années 1950, comme il n’était plus député, l’Abbé Pierre n’avait plus d’argent et a commencé à faire la manche. Ses compagnons lui ont alors dit que ce n’était pas possible et tous ont cherché une activité dont ils pourraient vivre. Ils ont choisi la chine et la biffe, dont vivent les pauvres dans le monde entier. Ils ont d’abord commencé à collecter des matières comme les cartons et la ferraille, pour valoriser tout ça. Puis, avec les Trente Glorieuses, au fur et à mesure que les gens se débarrassaient de leurs équipements anciens pour en acheter des neufs, c’est devenu une collecte d’objets.

Bien avant la préoccupation environnementale et le concept d’économie circulaire, il y a toujours eu chez Emmaüs cette volonté de réemploi, en récoltant des choses dont on ne veut plus, avec des gens dont la société se désintéresse, pour en faire quelque chose. Et cela trente ans avant les débuts de l’insertion par l’activité économique. L’autonomie par le travail est une dimension très forte chez Emmaüs. Avec l’idée de solidarité : on fait ensemble car c’est le collectif qui remet debout. Les communautés de compagnons ont commencé à se développer dès les années 1950.

Et l’appel de l’Abbé Pierre, qu’a-t-il changé ?

V.F. : En 1954, une femme meurt de froid avec dans la main son avis d’expulsion. L’Abbé Pierre va alors à la radio et lance son fameux appel : « Mes amis, au secours… » Et là, ça génère un extraordinaire élan de solidarité. Les dons affluent de partout. Une dame met à disposition un hôtel, où les baignoires débordent vite de billets. À tel point que l’école Polytechnique envoie alors des élèves pour les compter… Deux ans plus tard, en 1956, une loi instaurera la trêve hivernale.

Il y a toujours eu chez Emmaüs cette dimension de plaidoyer, cette volonté de faire changer les choses. Ce côté utopique aussi, où on montre, en le faisant, qu’une autre société est possible. Il y a aussi une dimension très empirique. L’Abbé Pierre a toujours dit « Vas-y mon gars » à tous ceux qui voulaient créer quelque chose. C’est d’ailleurs comme ça qu’Emmaüs a accueilli la proposition de Cédric Herrou de créer en 2019 dans sa ferme une communauté paysanne pour les migrants.

Aujourd’hui à quoi ressemble la galaxie Emmaüs ?

V.F. : Le projet social, qui consiste à permettre à des personnes en grande difficulté d’accéder à l’autonomie par le travail, n’a pas changé. Mais aujourd’hui, Emmaüs est présent dans 37 pays. En France, nous avons 287 structures, 12 000 bénévoles et 8 200 salariés, dont la moitié en insertion. Le mouvement est structuré en trois branches.

Il y a d’abord les 119 communautés où passent chaque année environ 7 000 compagnons, qui vivent toujours de valorisation des objets collectés. Chacun, avec ou sans papiers, peut venir pour un jour ou pour une vie. Si on a de la place, on le prend. La personne est hébergée et nourrie, et en échange elle travaille dans la mesure de ses moyens. Elle reçoit une allocation de 400 € et ses cotisations sociales sont prises en charge. En 2010, cette spécificité a été reconnue par un statut légal, l’Oacas. Et, économiquement, ça fonctionne. Nos communautés vivent de leurs activités, sans subvention.

La deuxième branche rassemble toutes nos activités relatives à l’action sociale et au logement. On y trouve des poids lourds comme la Fondation Abbé Pierre, spécialiste de la lutte contre le mal-logement, ou Emmaüs Solidarités, opérateur de l’État pour l’hébergement d’urgence. Mais aussi la SA Habitat, qui s’occupe de logements HLM en région parisienne ou Emmaüs Alternatives, qui fait à la fois de l’accueil de jour et de l’insertion autour du textile. On y trouve aussi les 59 associations SOS Familles, qui aident les ménages en voie de surendettement à gérer leur budget.

Enfin, il y a la branche économie solidaire et insertion. Là, on va avoir par exemple nos 42 comités d’Amis, des associations qui font de la collecte comme les compagnons mais avec des bénévoles et salariés en insertion. On a aussi 47 structures d’insertion autour du textile comme le Relais, ou des téléphones comme les Ateliers du Bocage. Ou Emmaüs Défi, qui a créé des dispositifs innovants comme Premières Heures, désormais reconnus par la loi. Enfin, en 2016 a été créé Label Emmaüs, plateforme de vente solidaire sur Internet de nos objets collectés.

Pour connaître le programme des portes ouvertes d’Emmaüs : https://70ans.emmaus-france.org/48-heures/