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Peut-on en finir avec culpabilité ?

Isabelle Taubes
Publié le 20/10/2018 à 17:30 Modifié le 06/11/2019 à 17:49
Peut-on en finir avec culpabilité ?

Elle se rappelle à nous dès que nous nous sentons en faute, surgit quand nous renonçons à un projet qui nous est cher ou quand nous osons déplaire aux autres. À croire que l’espèce humaine est programmée pour la culpabilité comme elle l’est pour le langage...

A l’aube de l’humanité, régnait un chef de horde, père terrible qui accaparait toutes les femmes et toutes les richesses. Lors d’une nuit d’ivresse, ses fils frustrés décidèrent de le tuer et de le manger. Enfin dégrisés, ils se regardèrent, honteux, et se dirent : « Par la Déesse Mère, qu’avons-nous fait là ? » Ils venaient de découvrir la culpabilité. Pour se protéger de la tentation d’un nouveau meurtre, ils édictèrent des lois et des interdits : la civilisation était née. En 1913, Freud expose cette fiction dans son essai Totem et Tabou (Flammarion, “GF”) pour expliquer l’origine et l’universalité de la culpabilité, avec son cortège de tourments – insomnies, ruminations, sentiment d’indignité. Quelles que soient les cultures, nous y retrouvons en effet des mythes qui campent les humains en coupables.

Chez les Grecs, Prométhée est condamné à être enchaîné durant l’éternité pour avoir volé le feu divin afin d’éclairer les hommes. Dans le christianisme, Adam et Ève sont chassés du Paradis pour avoir goûté au fruit défendu, introduisant ainsi la mort dans le monde. Selon la théologie chrétienne, nous héritons tous d’une mémoire transgénérationnelle du péché originel. Cette mauvaise conscience chrétienne a été savamment ciselée par les austères Pères du désert aux III

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siècles, avec la pratique de l’examen de conscience, cet inventaire contraignant qui place chacun face à ses failles. Et ce d’autant plus facilement que, dans notre civilisation chrétienne, toute référence au plaisir, au désir, est d’emblée entachée de culpabilité.

L’éternel conflit entre le bien et le mal

Le fait est que la plupart d’entre nous se sentent toujours obscurément coupables, alors qu’une part de nous-mêmes sait parfaitement ne pas l’être. Bien sûr, nous sommes coupables de nos petites lâchetés, de nos compromis parfois mesquins avec le réel, mais là n’est pas l’essentiel. Car « la culpabilité est au-delà des intentions et des actes, assure le psychiatre Claude Miéville

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. Elle prend sa source dans notre vie psychique, dans la vie fantasmatique. Être humain, c’est hériter de l’éternel conflit entre le bien et le mal, entre désir de vie et pulsion de mort ».

Ce n’est pas par hasard que Freud a choisi la tragédie de Sophocle, Œdipe roi, pour illustrer le sentiment de culpabilité. Il veut en effet nous faire passer un message précis. Œdipe tue un conducteur de char qui lui coupe la route, ignorant qu’il s’agit de son père (ses parents l’ont abandonné à la naissance). Il épouse une femme sans savoir qu’elle est sa mère. Ce faisant, il ne fait qu’accomplir la destinée prévue pour lui par les dieux de l’Olympe. De quoi est-il coupable ?

Si nous lisions son histoire dans la presse, il nous apparaîtrait au contraire comme une victime du sort ! Mais non, nous dit Freud : il a commis ce parricide et cet inceste parce que ses désirs inconscients le menaient par le bout du nez. Or chacun est responsable de ses souhaits meurtriers inconscients, parce qu’ils sont les siens et pas ceux du voisin.

Un précieux garde-fou contre la tentation de nuire

Le matin de son anniversaire, deux gardes vinrent arrêter Joseph K. dans sa chambre. Des charges retenues contre lui, ils ne lui dirent rien. Il était coupable, forcément coupable. Accusé à tort, prisonnier d’un univers absurde, il finit par se persuader de sa culpabilité. Joseph K., héros du roman de Franz Kafka Le Procès (Écriture), figure l’homme moderne égaré dans un monde qu’il ne comprend pas et ne réussit pas à contrôler. Il incarne aussi l’individu fautif du simple fait d’exister. Pour Nietzsche, accepter cette culpabilité imposée selon lui par la culture chrétienne, c’est refuser la vie. Il faut au contraire s’affirmer, faire face aux tyrans, y compris intérieurs, notre ego, notre narcissisme qui exigent de nous d’en faire davantage jusqu’à l’épuisement.

Comment trouver la paix alors même que nous pourrions nous sentir coupables d’un acte accompli seulement en rêve tandis qu’un tueur psychopathe, totalement dépourvu d’empathie, restera froid devant les cadavres de ses victimes ? La culpabilité est souvent irrationnelle. Ce facteur complique nos tentatives pour guérir de ses aspects invalidants. En revanche – mais est-ce utile de le préciser ? –, il n’est pas souhaitable d’essayer d’éliminer la culpabilité issue de la conscience qu’une faute réelle a été commise : elle joue le rôle d’un précieux garde-fou contre la tentation de nuire à autrui juste pour s’amuser.

1. Les Pères (et quelques Mères) du désert sont des croyants ayant décidé de s’exiler pour vivre leur foi dans l’austérité, espérant ainsi se rapprocher du Christ.

2. À lire : « Psychanalyse et sentiment de culpabilité » de Claude Miéville, dans Les Échos de Saint-Maurice 1987, tome 83 (Abbaye de Saint-Maurice).  

De la toute-puissance de l’enfance…

Il serait plus juste de parler des culpabilités au pluriel, car ce sentiment se présente sous deux formes distinctes : l’impuissance face à ce qui nous échappe et la sensation d’avoir mal agi. Le tout jeune enfant vit son impossibilité à peser sur le monde comme un défaut qu’il se reproche, assure Alfred Adler (1870-1937), médecin et psychothérapeute, théoricien du « complexe d’infériorité ». Pour oublier cette sensation pénible, il va rêver, se fantasmer tout-puissant. C’est le règne de Sa Majesté le bébé, tout imbu de narcissisme.

Quand nous rageons d’être incapables de soulager toute la misère humaine ou animale que nous voyons dans nos rues ou sur nos écrans, c’est cette culpabilité originelle qui se rappelle à nous. Et cette petite voix intérieure qui murmure insidieusement : « Tu peux faire plus, tu le dois, sinon c’est que tu es mauvais », expression du narcissisme infantile qui, autrefois, nous a aidés à survivre.

Vers 5-6 ans, la conscience du bien et du mal s’affermit. Apparaît alors la culpabilité liée à la faute, qu’elle soit réelle ou imaginaire. L’enfant de cet âge nourrit des sentiments ambivalents vis-à-vis de ses parents et s’en veut : son moi n’est pas assez construit pour qu’il comprenne que ce n’est pas grave. Cette culpabilité peut empoisonner l’existence jusqu’à l’âge adulte par une sensation de mal-être, une dépression latente. Parfois presque totalement inconsciente, elle se manifeste par des actes autopunitifs incontrôlés : la « névrose d’échec ». Au moment où tout va pour le mieux, nous sombrons de manière incompréhensible dans la déprime. Dès que le bonheur pointe à l’horizon, nous nous acharnons à le détruire.

… à la responsabilisation de l’adulte

Pour guérir la culpabilité attachée au sentiment d’être insuffisant, la première étape consiste en un effort de « désidéalisation » de soi : nous ne sommes pas tout-puissants, et notre condition d’être vulnérables et mortels exclut la perfection. La fameuse culpabilité des mères n’est souvent que la continuation de leur croyance enfantine que, pour mériter d’être aimées, elles devaient être de bonnes petites filles. Des parents vraiment parfaits constitueraient des modèles si inégalables que leurs enfants en deviendraient probablement fous. Ensuite, il nous appartient de nous responsabiliser : d’assumer nos torts quand nous les avons commis. La responsabilisation est le meilleur antidote au poison de la culpabilisation.

Enfin, nous devons apprendre à nous connaître et nous interroger. Qu’est-ce qui nous culpabilise ? La peur de dépasser nos parents ? De faire mieux que notre compagnon et de perdre son amour ? De décevoir nos amis ? De cesser d’apparaître comme quelqu’un de bien ? De blesser l’autre ? D’être perçu comme un égoïste qui pense trop à lui ? Nous ne pouvons pas nous soustraire aux dilemmes moraux : manger ou non de la viande alors que nous connaissons le sort des animaux de boucherie. Nous en vouloir de ne pouvoir donner que quelques dizaines d’euros aux associations humanitaires. Partir trois semaines en vacances en laissant nos parents âgés en maison de retraite, etc.

Dans son séminaire sur l’ « Éthique de la psychanalyse », Jacques Lacan expliquait que cohabitent en nous un petit bonhomme timoré – un Joseph K. prêt à se trahir, à renoncer à ses aspirations – et un héros qui veut faire triompher ses désirs et ne lâche rien. La vie est un âpre dialogue entre ces deux personnages de notre vie psychique. Nous ne pouvons qu’essayer d’aménager une relation supportable avec la culpabilité. Toute promesse d’en finir définitivement avec elle n’est que mensonge.

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