Syndrome de Kessler : l'espace, bientôt une poubelle ?

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Syndrome de Kessler : l'espace, bientôt une poubelle ?

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Extrait de la vidéo de l'ESA : "Space debris - a journey to earth"
Extrait de la vidéo de l'ESA : "Space debris - a journey to earth"
- ESA

La destruction d'un satellite par les Russes a créé un nuage de débris qui met en danger la station spatiale internationale. Une croissance exponentielle du nombre de déchets en orbite pourrait déclencher une réaction en chaîne connue sous le nom de Syndrome de Kessler.

Depuis hier, les astronautes de la station spatiale internationale sont en alerte : un nuage de 1500 débris, en orbite autour de la Terre, croise régulièrement la route de l'ISS. Une situation inquiétante qui, si elle est maîtrisée dans l'immédiat, a contraint les astronautes de l'ISS à se réfugier à plusieurs reprises dans les parties sécurisées de la station spatiale.

Les débris en orbite autour de la Terre sont pourtant très surveillés, alors d'où proviennent ces derniers ? C'est la destruction d'un ancien satellite russe, COSMOS 14-08, lancé en 1982, qui en est la source. Il a été détruit par les Russes eux-mêmes, très probablement afin de tester un missile antisatellite ASAT. Une action irresponsable et dangereuse, de l'avis de la communauté scientifique et internationale, que l'agence spatiale russe Roscomos n'a pas encore commenté, malgré la présence de deux de ses ressortissants à bord de l'ISS. Les États-Unis ont précisé de leur côté que "ce test va faire augmenter significativement les risques pour les astronautes et cosmonautes de la station spatiale internationale, ainsi que les autres activités habitées".

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La Revue de presse internationale
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Les débris spatiaux, ces objets artificiels non-fonctionnels en orbite autour de la Terre, résidus d'anciens satellites ou de systèmes de propulsion, sont déjà bien trop nombreux : on en dénombre environ 34 000 d'une taille de plus de 10 cm flottant au-dessus de la Terre, à une vitesse avoisinant les 30 000 km/h. Et leur nombre croissant fait craindre la possibilité d'une réaction en chaîne qui générerait de plus en plus de débris...

Les débris créés par la destruction de COSMOS 14-08 viennent ainsi s'ajouter à des orbites déjà largement surchargées. En mai 2019, la société d'Elon Musk, Space X, annonçait avoir lancé 60 satellites dans l'espace, à 280 kilomètres d'altitude. Les 60 premiers satellites d'une flotte qui, d'ici à 2024, devrait en comporter 12 000... A peine quatre mois après ce premier lancement, Aeollus, un satellite d'observation de la dynamique de l'atmosphère terrestre, devait augmenter son altitude de 350 m afin d'éviter une collision avec un seul des satellites de Space X. Autant dire qu'avec une flotte de 42 000 satellites d'environ 250 kilos orbitant autour de la planète bleue, les astronomes s'inquiètent des risques de collisions, et des débris spatiaux que ces dernières pourraient générer.

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"Sur la première fournée de 60 satellites lancés par Elon Musk, 6 étaient en panne, c'est 10 % de la flotte : on lance des débris spatiaux !", regrettait Christophe Bonnal, chercheur au CNES et président de la commission “Débris spatiaux” de l'Académie internationale d'astronautique lors d'une conférence intitulée "L'espace, une poubelle" au Palais de la découverte le 14 novembre 2019. 

Spoutnik I, le premier débris spatial 

Il faut dire que les premiers "space junks" ont maintenant 60 ans. Le 4 octobre 1947, le lanceur R-7 Semiorka s'élance vers les cieux avec pour mission la mise en orbite du satellite Spoutnik. Ce premier succès lance l'affrontement qui opposera URSS et Etats-Unis dans la course à l'espace. Si ce premier exploit scientifique marque énormément l'opinion, on ne voit pas encore, à l'époque, que la réalisation de cette prouesse technologique constitue également le premier acte de pollution spatiale : Spoutnik I ne pèse pas lourd, à peine 84 kg, contre les 6,5 tonnes devenues parfaitement inutiles de l'étage central du lanceur R-7 Semiorka, dérivant sur la même orbite que le satellite. 

Une réplique de Spoutnik 1.
Une réplique de Spoutnik 1.
- ASA

Après 92 jours en orbite, Spoutnik et son lanceur effectuent leur rentrée dans l'atmosphère et se désagrègent. En tout et pour tout, le satellite aura été opérationnel pendant 21 jours... Et donc lui aussi un déchet spatial pendant près des trois quarts de sa vie dans l'espace, soit 71 jours. Une durée finalement très courte pour un débris spatial, dont l'espérance de vie se compte plutôt en années, voire en décennies. 

Les satellites d'Elon Musk "injectés à une altitude relativement basse d'environ 400 km, devraient [quant à eux] rentrer dans les 5 à 10 ans", précise d'ailleurs Christophe Bonnal. Car plus les orbites sont hautes, plus les satellites et déchets orbitaux mettent du temps à retomber : ainsi, un satellite situé en orbite à 600 km au-dessus du sol, ramené peu à peu vers la Terre en raison du frottement avec l'atmosphère résiduelle, mettra plusieurs années à retomber. Dès lors qu'un objet artificiel franchit la barre des 800 km, on peut cependant commencer à compter en décennies avant de le voir redescendre. Et au-delà des 1 000 km, il s'agit de plusieurs siècles passés à faire le tour de la Terre. 

La Méthode scientifique
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1 mm d'aluminium dans l'espace équivaut à l'énergie d'une boule de bowling lancée à 100 km/h

Pas étonnant donc que les débris spatiaux tendent à s'accumuler autour de la planète bleue... Plus le temps passé en orbite est long, plus les chances de collision, et donc d'augmentation du nombre de débris, augmentent. La masse totale de ces derniers avoisine ainsi dorénavant les 8 000 tonnes, soit peu ou prou le poids de la Tour Eiffel. Le décompte des débris spatiaux orbitant autour de la Terre est impressionnant : on estime ainsi qu'il existe plus de 34 000 objets de plus de 10 cm, dont près de 20 000 sont catalogués et donc suivis par des systèmes de détection, environ 900 000 débris de plus d'1 cm, et probablement plus de 130 millions de débris de plus d'1 mm. 

Le problème n'est pas tant la taille d'un débris - l'espace est très grand - que l'énergie libérée lors d'un impact : en se déplaçant à environ 30 000 km/h, un débris en aluminium d'1 mm de rayon libère la même énergie qu'une boule de bowling lancé à 100 km/h, tandis qu'un débris en acier d'1 cm de rayon équivaut à une voiture lancée à 130 km/h. Dès lors, le moindre débris un peu conséquent peut réduire en miette un satellite, comme on pouvait le voir dans la scène du film d'Alfonso Cuarón, Gravity :

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Jusqu'ici, peu de satellites ont été endommagés par des débris. Le premier est un satellite militaire français, lancé en 1995, nommé Cerise, à la fois pour son acronyme, Caractérisation de l'Environnement Radioélectrique par un Instrument Spatial Embarqué, mais également pour sa forme, ce dernier étant pourvu d'une longue antenne... depuis détruite par un débris spatial.

Il y a probablement une dizaine de collisions effectives par an, mais seulement une statistiquement entre objets catalogués. Nos modèles prévoient une collision majeure, catastrophique, entre très gros objets, tous les 5 ans environ. A ce jour nous en avons recensé 5, et environ 70 collisions entre un objet non catalogué et un satellite actif.  Christophe Bonnal

Plus récemment, en août 2016, une caméra embarquée à bord du satellite Sentinel-1 a pu constater les dégâts provoqués par un débris d'une taille d'1 mm sur un de ses panneaux solaires... résultant en un impact large de 40 cm : 

L'impact d'un débris de 1 mm sur le panneau solaire du satellite Sentinel-1.
L'impact d'un débris de 1 mm sur le panneau solaire du satellite Sentinel-1.
- ESA

Une croissance des débris exponentielle : la crainte du syndrome de Kessler

Malheureusement, avec le bon sens qui le caractérise, l'être humain n'a pas attendu des collisions accidentelles pour augmenter le nombre de débris... Si plusieurs explosions viennent parsemer l'espace de débris, la plus importante, encore à ce jour, date de 2007 lorsque la Chine décide de faire une démonstration de force de son système de missiles anti-satellites sur un de ses satellites météorologiques, le Fenguyn 1-C. La mission est un succès et l'explosion qui en résulte crée près de 4 000 gros débris et près de 150 000 micro-débris, orbitant à une altitude de 865 km. "Les orbites les plus dangereuses sont les plus utiles, typiquement entre 700 et 1 000 km", précise à ce sujet le chercheur du CNES.

L'orbite des débris créés avec l'explosion de Fengyun-1C, un mois après la désintégration du satellite.
L'orbite des débris créés avec l'explosion de Fengyun-1C, un mois après la désintégration du satellite.
- NASA Orbital Debris Program Office

Sur les 10 000 débris menaçant la station spatiale internationale et suivis de près par les militaires américains, près de 3 000 d'entre eux proviennent de ce tir chinois. En février 2009, c'est cette fois la collision entre le satellite russe Kosmos-2251 et le satellite commercial Iridium 33 qui entrent cette fois en collision, générant près de 2 000 gros débris spatiaux... Ces deux événements à eux seuls augmentent de près de 30 % le nombre de débris de plus de 10 cm orbitant autour de la Terre. 

Pourtant, les risques de telles collisions devraient être une incitation suffisante pour tenter de les prévenir, d'autant que depuis 1978, le consultant à la NASA Donald J. Kessler a théorisé les risques d'une réaction en chaîne avec un scénario éponyme : le “Syndrome de Kessler” . Le principe en est simple : plus il y a de débris en orbite, plus ils vont heurter des objets ou d’autres débris, ce qui conduira à un effet domino augmentation de façon exponentielle le nombre de débris.  A terme, les orbites basses deviendraient inutilisables pour les satellites.

Dès 2006, la NASA a ainsi calculé que si on arrêtait tout envoi d'objets dans l'espace, le nombre de débris continuerait à croître exponentiellement en orbite basse (jusqu'à 2 000 km d'altitude)  : 

Selon cette simulation, le nombre d'objets de plus de 10 cm continue de croître même si l'envoi de satellites est stoppé en 2006.
Selon cette simulation, le nombre d'objets de plus de 10 cm continue de croître même si l'envoi de satellites est stoppé en 2006.
- Liou and Johnson, "Science", 2006.

Et treize ans plus tard, les lancements, s'ils ont diminué, sont loin d'avoir cessé. Ainsi, en 2018, 588 nouveaux objets orbitaux ont été générés en orbite basse par le biais de lancements de satellites, d'explosions ou de collisions, alors que seulement 233 objets se sont consumés dans l’atmosphère.

Limiter la casse ?

La collision entre Kosmos-2251 et Iridium 33 a cependant eu pour mérite d'inciter les états à renforcer les règles propres à l'exploration spatiale, notamment avec les standards internationaux de la NASA (1995) et de l'Agence Spatiale Européenne (ESA). Mais à l'exception de la France, aucun pays ne s'est doté de règles contraignantes, précise Christophe Bonnal :

Nous sommes actuellement le seul pays à disposer d’un tel texte contraignant. Au niveau international, il n’y a pas de schéma crédible, avec la « Loi portant sur les Opérations Spatiale » (LOS). imposant quelque chose aux opérateurs ; il faudrait un accord international, et une « police ». Nombreux seraient les pays qui refuseraient une telle ingérence internationale dans leurs activités « régaliennes ». Du coup, on partage des objectifs - recommandations, codes de bonne conduite, standard guidelines… - en ayant une forte propension à l’éducation, en expliquant bien que c’est dans l’intérêt de tous d’appliquer ces règles. La nouveauté en cours d’instauration, c'est que l'on va avoir du "naming & shaming", une synthèse annuelle lors de laquelle on désignera nommément les bons et les mauvais : j’espère que cela fera changer les mentalités.

Malgré l'absence d'obligations, certaines règles prédominent donc et les Etats comme les compagnies privées se doivent de les respecter. Ils doivent ainsi éviter de générer des débris volontairement en détruisant leurs satellites, limiter autant que possible les collisions, minimiser le risque de victimes au sol (avec succès jusqu'ici, il n'y a encore jamais eu de victime due à une rentrée dans l'atmosphère) et enfin désorbiter autant que possible leurs satellites pour que ces dernières redescendent sur Terre en moins de 25 ans.

Mais à l'exception de la France, rien ne sanctionne le non-respect des règles. "Tant qu'il n'y a pas de preuves, il n'y a pas de règles dans l'espace", commente Christophe Bonnal.

Mieux vaut prévenir que guérir : des solutions ? 

Quand bien même les règles seraient respectées et les nouvelles flottes de satellite échapperaient aux collisions, il reste néanmoins le problème de la croissance exponentielle des débris. Dans l'immédiat, la solution consiste surtout à manœuvrer les satellites pour les esquiver :  en 2018, "le CNES a traité 3 millions de conjonctions en orbite terrestre basse ayant abouti à 17 manœuvres de satellites", précise Christophe Bonnal. La Station spatiale internationale a quant à elle dû réaliser 25 manœuvres d'évitement et, en moyenne, chaque satellite doit effectuer un déplacement par an afin d'esquiver un débris spatial.

La Station spatiale internationale a du effectuer 25 manoeuvres en 2018 pour esquiver des débris spatiaux.
La Station spatiale internationale a du effectuer 25 manoeuvres en 2018 pour esquiver des débris spatiaux.
- NASA

Selon les estimations les plus optimistes de la NASA, et à condition de respecter les règles en vigueur, il faudrait cependant retirer environ 5 à 10 gros débris par an pour enrayer leur croissance. Et depuis quelques années les solutions se profilent : bras robotiques, filets, harpons, lasers destinés à cibler les petits débris et même "Space Tugs", ou remorqueurs de l'espace, chargés de récolter les débris en apesanteur.

Mais si les moyens techniques existent, la volonté politique est inexistante et, au vu des coûts, aucun acteur du secteur ne souhaite investir pour nettoyer les orbites terrestres. "Il faut compter entre 10 et 20 millions d'euros par débris, rappelle ainsi le chercheur du CNES et président de la commission “Débris spatiaux” de l'Académie internationale d'astronautique, et pendant ce temps, nos débris font des petits..."