De l'amphore aux sanisettes : l'histoire (parfois érotique) des toilettes publiques

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De l'amphore aux sanisettes : l'histoire (parfois érotique) des toilettes publiques

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Vespasienne en ardoise à trois stalles, avec un réverbère, vers 1865. Le garçon a le visage flouté car il bougeait au moment de la prise de vue. Avenue du Maine à Paris, France.
Vespasienne en ardoise à trois stalles, avec un réverbère, vers 1865. Le garçon a le visage flouté car il bougeait au moment de la prise de vue. Avenue du Maine à Paris, France.
- Charles Marville / Collections de la Bibliothèque d'État du Victoria/ Wikipédia

Le fil culture. C'est la Journée Mondiale des toilettes ! Occasion rêvée pour évoquer l'histoire des urinoirs publics, depuis les amphores de Rome jusqu'à aujourd'hui, sans oublier le temps des vespasiennes... où il s'en passait de belles !

"Rien ne sert de pisser si on n'en a pas envie", disait Pierre Dac. Pourtant quand cette même envie vient nous tenailler en pleine rue, force est de saluer l'invention des toilettes publiques. Mais au fait, de quand datent-elles ? Même si le sujet vous laissera peut-être sceptique, nous vous invitons à une immersion dans l'histoire des toilettes publiques, depuis les premiers tonnelets antiques jusqu'aux sanisettes qui, au XXe siècle, prirent enfin les femmes en considération.

L'empereur Vespasien : "Pecunia non olet" ("L'argent n'a pas d'odeur")

Rome, premier siècle de notre ère : l'empereur Vespasien a l'idée d'établir une taxe sur la collecte d'urines, qui servaient notamment à la préparation des étoffes avant la teinture, l'ammoniaque ayant des vertus nettoyantes. L'urine était collectée par ces travailleurs du textile (foulons), comme l'expliquait l'historien de la médecine Augustin Cabanès dans le premier volume de son oeuvre Moeurs intimes du passé : usages et coutumes disparus, écrite entre 1908 et 1936 :

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Ces foulons avaient l'autorisation de mettre dans les rues des récipients, qu' ils vidaient quand les passants les avaient remplis. Ils achetaient ce privilège, en payant le célèbre impôt sur les urines établi par Vespasien. On connaît l'anecdote souvent citée : son fils Titus, l'ayant blâmé d'avoir établi un impôt sur l'urine, Vespasien lui mit sous le nez le premier argent de l'impôt, en lui demandant s'il sentait mauvais ; Titus lui ayant répondu que non : "Il vient pourtant de l'urine", lui répliqua son père.

Si l'étymologie du mot "vespasienne" vient de là, les "toilettes publiques" des Romains restaient malgré tout très sommaires... en plus d'être dangereuses (!) comme l'expliquait Claude Maillard dans l'émission "Arcanes 70" sur France Culture en 1970. Médecin et psychanalyste, elle venait de signer un ouvrage intitulé Les Précieux édicules :

Vespasien s'est contenté de choses portatives, de petites amphore, de petits tonnelets qui devaient être disposés au coin des rues, sur la place publique... ça n'est pas précisé. Ces amphore étaient, paraît-il, très jolies à voir. Mais il nous est rapporté que des enfants se noyaient dedans.

Les précieux édicules de Claude Maillard_Arcanes 70, 13/08/1970

34 min

Du Moyen Âge aux "barils d'aisance" d'un policier du XVIIIe siècle

Au Moyen Âge, point de commodités publiques, d'après Claude Maillard, pas plus qu'à Versailles, à la cour du Roi Soleil : "Si on en croit les historiens, ils pissaient simplement en toute liberté, en toute franchise, très à la François Ier : comme ils mangeaient avec leurs doigts ils pissaient dehors, c'était une époque très libre."

Ce n'est qu'à la fin du XVIIIe siècle, alors qu'il est interdit, "de par le Roy", de satisfaire à ses besoins naturels sur les voies publiques, que des projets d'urinoirs publics recommencent à voir le jour pour pallier les difficultés à respecter cet édit ; et ce notamment grâce à Antoine de Sartine, lieutenant général de police de 1759 à 1774, qui décide de faire installer des "barils d'aisance" dans les rues parisiennes. Mais l'idée méritait d'être améliorée, ce qui donna lieu à diverses inventions des uns et des autres pour collecter l'urine, comme le racontait encore Claude Maillard : "C'était presque comme à un concours Lépine. Les urines étaient très importantes et permettaient de gagner de l'argent. Dans les urines il y a des phosphates, les phosphates, ça peut être très intéressant pour l'engrais."

Voyage descriptif et philosophique de l'ancien et du nouveau Paris, un texte drolatique du journaliste Louis-Marie Prudhomme daté de 1814, témoigne d'ailleurs de cette émulation qui ne reposait pas seulement sur la valeur de l'urine, mais aussi sur l'urgence des passants à se soulager. Les solutions ? User de toilettes tenues par des entrepreneurs en herbe, ou se cacher sous un drap déployé pour l'occasion par des particuliers plein d'imagination  :

Près les boutiques de bois, sont douze cabinets d’aisances : l’entrepreneur y fait habituellement une recette si considérable, que depuis peu d’années il a acquis de grandes propriétés. Cependant il n’en coûte que dix centimes par séance, et le papier est donné gratis. (...) Cette spéculation a fait la fortune de plusieurs entrepreneurs. L’un d’eux trouvant une demoiselle en mariage pour son fils, marchandait sur la dot. Le père de la demoiselle un peu surpris, lui dit : "Mais combien donnez-vous en mariage à votre fils ?" "Combien ? monsieur, je lui cède mon fonds ; et je crois que c'est un joli morceau de pain à manger."          
Le père de la demoiselle, pâtissier de son état, lui observa qu’il y avait des non-valeurs dans son fonds, et que dans le sien ce qui ne se vendait pas le jour, se réchauffait pour le lendemain. (...) Il y a environ 36 ans qu’un particulier imagina une garde-robe ployante ; il se promenait dans les rues de Paris en robe-de-chambre, tenant sous son bras une garde-robe ; de temps en temps, il criait : "Chacun sait ce qu’il a à faire." Il faisait payer 4 sous par séance.

L'époque de Rambuteau : de premières vraies toilettes publiques

En 1834, un an après une grande épidémie de choléra, le comte de Rambuteau, préfet de la Seine, prédécesseur d'Haussmann, décide d'appliquer les théories hygiénistes très en vogue à l'époque. Il fait installer 478 vespasiennes le long des grandes voies de Paris. D'abord appelées "colonnes Rambuteau" ces pissotières individuelles lui valent nombre de railleries... 

Les édicules Rambuteau s'appelaient des pistières. Sans doute dans son enfance n'avait-il pas entendu l'o, et cela lui était resté. Il prononçait donc ce mot incorrectement mais perpétuellement. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927

Cinq ans après cette invention, les publicitaires se voient autorisés à placarder sur des panneaux de bois adossés aux vespasiennes... qui sont donc les ancêtres des colonnes Morris, ces colonnes-affiches qui voient le jour à l'époque d'Haussmann.

En s'agrandissant, les vespasiennes deviennent de quasi-œuvres d'art

Les premières vespasiennes sont elles aussi améliorables, comme le soulignait Claude Maillard :

Elles étaient creusées, il y avait simplement la place d'une personne. Alors on s'est dit : "Mon Dieu, si on en faisait pour plusieurs personnes, ça serait quand même plus utile !" Et c'est pour ça qu'on a abordé en 1877, quand on a détruit les colonnes Rambuteau, toute une autre série de constructions dont témoignent les projets des ardoisières d'Angers. 

Les ardoisières d'Angers ? Il s'agit du dernier ensemble d'exploitation de schistes ardoisiers (qui a fermé en 2013...), dont Claude Maillard, pour son ouvrage, avait feuilleté de vieux catalogues avec bonheur :

Je voulais savoir combien il y avait de sortes de vespasiennes, parce que je voyais les vespasiennes à deux stalles, à trois, à quatre places, à six places, les adossées, les isolées... Il y a toute une terminologie tout à fait particulière qui était très intéressante, que j'ai connue avec les ingénieurs de la Ville de Paris. Ce fut un bonheur pour moi de feuilleter ça. Il y a vraiment des chefs-d'oeuvre du point de vue de la construction, des idées aussi. Avec des douze, des seize stalles... c'était véritablement énorme ! Mais je ne sais pas si elles ont réellement toutes existé. Je ne le pense pas.

Comme il était rappelé dans cette archive, Rambuteau et les édiles parisiens vivent également à la grande époque du fer. Mais avaient-ils conscience de réaliser des merveilles, en matière de toilettes publiques ? Certainement, d'après la psychanalyste : "Quand on lit les descriptions en tout cas, on est tenté de le croire. Il y a à cette même époque des bornes-fontaines, des lanternes, de nombreuses fioritures... on est tenté de penser qu'ils n'ont pas fait simplement quelque chose qui soit pratique, mais quelque chose qui soit également esthétique et qui s'incorpore dans le Paris qu'on était en train de créer.

Qu'elles soient inesthétiques, c'est à voir. Tout d'abord, il faut bien convenir qu'elles figurent en bonne place sur nombre de tableaux de grands maîtres de l'impressionnisme et de peintres modernes qui n'ont pas craint de les inclure quand elles existaient dans leur paysage parisien, de sorte qu'elles illustrent depuis longtemps les cimaises des plus importants musées du monde. Et puis, même si elles n'étaient pas jolies, on s'y est habitués. Personnellement, je ne les considère pas comme une atteinte formelle à la beauté. Bulletin municipal officiel, 23 mars 1961

Les Grands Boulevards et le théâtre des Variétés.
Les Grands Boulevards et le théâtre des Variétés.
- Jean Béraud

A l'époque où était diffusée cette émission de France Culture, les vespasiennes avaient commencé à disparaître des trottoirs, comme le constatait tristement Claude Maillard qui n'hésitait pas à parler de "la mort" de ces édicules, alors au nombre de 360 (contre 478 au temps de Rambuteau) : 

Il y a eu la mort de la [vespasienne de] Bercy, la mort également des vespasiennes du boulevard de la Chapelle, de celles des écoles... Il y en a une à laquelle j'ai assisté du reste en 68, qui était celle d'Auteuil, une adossée splendide : je n'ai pas compté le nombre de stalles, mais il y en avait bien une dizaine ! Je pense que c'est un problème de circulation avant tout. On veut rétrécir les trottoirs, alors on supprime les arbres et avec, beaucoup de choses. On veut quand même faire plaisir au contribuable qui a des petites envies et on lui dit qu'on va déplacer les vespasiennes, ce qui est souvent un mensonge. On ne les remplace pas, on installe simplement des lavatories souterrains.

Les vespasiennes, lieux de rencontres érotiques par excellence

L'augmentation de la circulation automobile est très certainement le premier facteur de la disparition des pissotières à Paris, mais leur mauvaise réputation n'y est également pas étrangère, d'après les Inrocks qui leur consacrait un article en novembre 2019 sous la plume de Patrick Thévenin :

Rapidement, la réputation des pissotières pose problème : leur fréquentation par les homosexuels n’est plus tolérable, et dès les années 1960, leur disparition, votée par l’Assemblée Nationale, est actée. Petit à petit, les urinoirs disparaissent les uns après les autres, devenant des reliques antiques d’un Paris gay mythifié. En novembre 1981, la première pissotière JCDecaux, bijou de modernisme, inaugure une nouvelle ère de toilettes mixtes, payantes (1 franc de l’époque), et débarrassées des étreintes homosexuelles.

Sur ce sujet, "Mauvais genres" avait concocté en février 2018 une belle émission avec l'auteur Sébastien Rutès (La Vespasienne, Albin Michel) et l'artiste Marc Martin :

Il y avait beaucoup de grabuge à ciel ouvert dans Paris. Je me souviens dans les années 70, on ne voyait pas seulement des paires de pieds quand on se baladait dans les rues... C'était des espaces de liberté qui n'existent plus dans la ville aujourd'hui. Marc Martin
Certains auteurs vont jusqu'à dire que c'est l'Etat hétéro-flic qui a voulu faire disparaître les pissotières, faire disparaître ces édicules où en fait beaucoup d'hétéros venaient se changer les idées, et faire des expériences. Sébastien Rutès

1h 00

Enfin un peu de place pour les femmes, avec les sanisettes !

Une sanisette de la première génération à Paris, avenue du Général-Leclerc, 14e arrdt
Une sanisette de la première génération à Paris, avenue du Général-Leclerc, 14e arrdt
- Coyau / Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0

In fine, est-ce à l'Etat hétéro-flic que les femmes doivent d'avoir pu elles aussi accéder à des toilettes dans l'espace public, qui n'étaient jusque-là pas pensées pour elles ? Ce serait un comble mais, en effet, jusqu'à la fin du XXe siècle, il n'existait pour elles que quelques "petits chalets" qui correspondaient à un marché de niche. C'est en 1981 que Paris voit pour la première fois fleurir des sanisettes sur ses trottoirs. Fin décembre de cette même année, la capitale comptait 59 appareils en service.

Preuve que les temps ont bien changé : en 2018, l'installation d'"uritrottoirs" par une agence nantaise, à Nantes et à Paris, a été accompagnée d'une forte polémique sur les réseaux sociaux. Ces urinoirs semblables à des pots de fleurs, se sont vite vu vandaliser, d'aucuns dénonçant le manque de pudeur, le sexisme et l'inesthétique des dispositifs.